Violences conjugales : « C’est elle-même qui s’est griffée les bras, s’est étranglée et a déchiré ses vêtements ? »

Publié le 11/02/2022

Le 5 janvier, le tribunal correctionnel Pontoise a jugé Shakeel, 27 ans, pour des violences conjugales. Le prévenu, détenu à 800 kilomètres du Val d’Oise, est jugé en visioconférence. Sans avocat, il nie les faits et reproche à sa femme d’avoir « inventé un scénario ».

Violences conjugales : "C’est elle-même qui s’est griffée les bras, s’est étranglée et a déchiré ses vêtements ?"
Palais de justice de Pontoise (Photo : ©J. Mucchielli)

De chaque côté de la salle, des écrans sont accrochés aux murs. Après les avoir allumés, l’huissière a établi la communication avec la maison d’arrêt de Grasse. Pour le moment, la caméra filme une table vide, une chaise vide et un mur blanc. L’audience correctionnelle à juge unique attend son prévenu. La procureure fixe l’écran, la juge fixe l’écran, tout le monde fixe l’écran. La salle s’emplit des bruits stridents de la prison, déformés par la mauvaise qualité des micros et enceintes. La juge est à deux doigts de passer au dossier suivant, quand une porte s’ouvre sur un jeune homme en survêtement qui vient planter sa souriante bobine barbue et hirsute en plein milieu de l’écran. A l’invitation de la présidente, il s’empresse de décliner son identité.

L’audience sera rapide, car Shakeel, 27 ans, n’a pas d’avocat. Du reste, où doit se trouver l’avocat d’un prévenu qui se trouve à 800 kilomètres du tribunal qui le juge ? Auprès de son client, pour mieux le conseiller ? Face aux juges, pour mieux les convaincre ? Le prévenu s’est épargné ce dilemme.

Un « différend familial »

Shakeel est prévenu de violences sur Asia, sa femme, commises à Franconville le 26 février 2021. Asia a appelé la police à 15h55 pour un « différend familial ». En réalité, elle était menacée, insultée et violentée par son mari. Après l’avoir mise à terre, Shakeel aurait explosé un verre sur le sol. Asia a reçu des éclats. Son visage porte plusieurs petites blessures constatées par les médecins, qui lui reconnaissent deux jours d’ITT et des répercussions psychologiques.

Ces violences sont à inscrire dans un contexte tendu, surtout pour Asia. Ils se sont mariés au Pakistan 5 ans auparavant, puis il l’a « faite venir » en France, pour « fonder une famille ». Mais les années passent, et aucun enfant ne vient au monde. Asia se sent jugée par sa belle-famille, qui commence à perdre espoir que cette jeune femme puisse un jour servir à autre chose qu’à tenir la maison de leur Shakeel. Ce dernier, confie Asia aux enquêteurs, se montre irrespectueux et parfois violent et menaçant. Un jour, il la tire par les cheveux. Un autre, il agite un couteau devant elle.

Shakeel, sa famille et Asia ont récemment prévu de se rendre au Pakistan pour le mariage d’un cousin. Cette fois-ci, la jeune femme craint d’être répudiée et abandonnée à son sort dans son pays, où les femmes comme elles ne jouissent pas d’un statut social enviable. Elle s’en est ouverte à ses collègues de travail, qui lui conseillent de se méfier. Elle refuse de partir avec sa belle-mère, comme cela était prévu, il est convenu qu’elle voyagera  avec Shakeel. Mais l’heure du départ approchant, Asia se montre rétive à l’idée de s’envoler pour ce qu’elle imagine être un aller sans retour.

A la juge qui lui demande sa version des faits, Shakeel explique : « Pour être honnête, elle s’était montée la tête toute seule. Elle n’a pas voulu partir avec ma mère d’abord, puis même avec moi elle ne voulait plus y aller. J’ai essayé de la raisonner : ce voyage, c’est de l’argent que l’on a investi, ce cousin a assisté à notre mariage, nous devons nous y rendre. »

« Elle a monté un scénario »

La présidente : « Avez-vous commis les violences que votre femme décrit ?

— Je confirme que je ne l’ai pas frappée. Je sais c’est quoi une femme, c’est quelque chose de fragile. Je ne suis pas du tout dans le contexte de frapper des femmes.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé, ce jour-là ? Comment expliquez-vous le récit de Madame et les blessures constatées ?

— Je suis passé la chercher à son travail, et en rentrant elle s’est enfermée dans sa chambre. De l’extérieur, j’ai entendu le bruit du verre cassé, puis elle a appelé la police. Elle a monté un scénario elle-même ! Moi vous savez, je suis quelqu’un qui assume ses actes.

— C’est elle-même qui s’est griffée les bras, s’est étranglée et a déchiré ses vêtements ?

— Oui, exactement !

— Mais pourquoi dirait-elle cela ?

— La vérité, elle s’est fait tourner la tête. Son entourage, ses collègues, je sais pas.

— Mais pour quoi faire ?

— Je me pose toujours la question. »

Asia est présente dans la salle. Sa belle-famille également.

« Mon mari ne m’a jamais frappée »

« Madame, lui demande la juge, vous maintenez vos déclarations ? »

Elle s’approche de la barre. « Je veux changer ma version.» Elle ajoute : « J’avais peur d’aller au Pakistan, rien de plus, je ne pensais pas que ça irait aussi loin. Mon mari ne m’a jamais frappée. »

La juge jette un regard au-dessus d’Asia, vers les parents de Shakeel. Puis elle demande à la jeune femme : « La vie conjugale, ça se passe bien ? — Oui, oui », élude Asia.

La mine satisfaite, Shakeel se fend d’un commentaire : « Elle a fait quelque chose de très grave, mais je ne lui en veux pas ; je l’aime, je souhaite faire ma vie avec elle. »

Sûr de lui, Shakeel ne tentera même pas de plaider pour lui-même. Il se contente de hocher la tête lorsque la juge égrène 4 condamnations, dont la dernière pour aide à l’entrée et au séjour de personnes en situation irrégulière. Elle lui demande : la prison ? Son visage s’assombrit. « C’est très, très dur. » Il aimerait être transféré dans le val d’Oise pour recevoir un peu de visite.

La procureure n’a pas été convaincue par la prestation de Shakeel, qu’elle qualifie de « théorie fumeuse ». Elle avance les constatations médicales, la dénonciation de faits multiples par la plaignante, réitérés jusqu’à la confrontation avec son mari. Elle n’accorde aucun crédit à la rétractation à l’audience, qui sonne toujours faux, mais souligne les nombreux témoignages des collègues de bureau d’Asia, qui ont rapporté la détresse de la jeune femme. En revanche, elle juge tout à fait crédible que la belle-famille de Shakeel l’ait intimidée avant l’audience.  Résultat :  6 mois de prison avec sursis probatoire, une obligation de soins et une autre de suivre un stage sur les violences conjugales.

Le prévenu, en dernier lieu, tient à préciser qu’il ne peut pas s’excuser de quelque chose qu’il n’a pas commis, et précise qu’il a énormément de projets avec son épouse. Après une courte réflexion et un délibéré sur le siège, la juge suit intégralement les réquisitions du parquet. De dépit, Shakeel secoue la tête, se lève et frappe à la porte. L’huissière zappe. L’écran s’éteint. Affaire suivante.

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