Seine-Saint-Denis (93)

Violences conjugales : la boîte à sanctions des magistrats de Bobigny

Publié le 04/04/2023
Violence domestique
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Dans le sillon du mouvement #Metoo, la justice doit faire face à une explosion des saisines pour violences conjugales, avec une augmentation du nombre de victimes de 100 % au niveau national. Le problème est particulièrement aigu en Seine-Saint-Denis (93), où 11,6 femmes pour 1 000 sont victimes de violences, contre 8,4 pour 1 000 en France. Le nombre d’années d’emprisonnement ferme prononcées par le tribunal de Bobigny a bondi de 187 %, contre 112 % dans le reste du pays. Au vu de cette situation, la justice s’adapte, et le fait savoir à ses partenaires : le 7 février dernier, Marina Kieny et Mathilde Panici, substituts du procureur référentes en matière de violences conjugales au tribunal judiciaire de Bobigny, délivraient une formation sur la politique pénale de la juridiction aux avocats du barreau de Seine-Saint-Denis. Elles ont bien voulu en partager le contenu de cette formation pour Actu-Juridique.

Actu-Juridique : Pourquoi, en tant que substituts du procureur du tribunal judiciaire de Bobigny, avez-vous organisé une formation sur la politique pénale de votre juridiction vis-à-vis des violences conjugales ?

Marina Kieny et Mathilde Panici : Nous comptons parmi les quinze magistrats du parquet de la DAPTER, qui traite notamment les procédures d’atteintes aux personnes, dont font partie les violences conjugales et les infractions de nature sexuelle. Nous dirigeons les enquêtes de police et représentons le ministère public au cours des audiences. La lutte contre les violences conjugales, considérée à juste titre comme un enjeu de société, s’est accompagnée depuis plusieurs années d’une libération de la parole des victimes et donc de l’augmentation des signalements en Seine-Saint-Denis, comme ailleurs. Référentes en matière de violences conjugales, nos missions plus spécifiques sont nombreuses et variées : outre le traitement des nombreux signalements de situations individuelles, nous participons aux instances de coordination sur le territoire avec nos partenaires extérieurs et nous dispensons des formations sur cette thématique auprès de divers publics. Nous avons donc accepté de dispenser une formation à destination des avocats à la demande de la Présidente de la « commission victime » du barreau de la Seine-Saint-Denis. Nous avons souhaité évoquer notre travail au quotidien sur cette thématique, en insistant sur la politique pénale du parquet de Bobigny en la matière, et présenté les différents dispositifs de protection des victimes que nous mobilisons au quotidien.

AJ : Que se passe-t-il lorsqu’un justiciable porte plainte ?

Marina Kieny et Mathilde Panici : Lorsqu’un justiciable dépose plainte, une enquête est ouverte. Au cours de la formation, nous avons à titre liminaire rappelé que nous veillons à la qualité des procédures pénales, en listant les actes d’enquêtes régulièrement sollicités dans les dossiers de violence conjugale (prise d’une plainte circonstanciée, prise de rendez-vous à l’unité médico-judiciaire pour la victime, audition de témoins, exploitation des téléphones…). Il nous apparaissait important que les avocats puissent expliquer à leurs clients, qu’ils soient mis en cause ou victimes, le niveau d’exigence procédurale attendu par le parquet. Nous avons ensuite évoqué l’orientation que nous donnons aux dossiers de violences conjugales, qui s’échelonne du classement sans suite à la poursuite en comparution immédiate ou à l’ouverture d’information judiciaire. Chaque décision est prise individuellement en fonction des éléments du dossier, notamment ceux permettant ou non d’établir la preuve de la culpabilité du mis en cause, ainsi que de sa personnalité, prioritairement ses antécédents judiciaires. Il nous semblait ainsi intéressant que les avocats connaissent les critères pris en compte par le parquet pour faire le choix entre une alternative aux poursuites ou un renvoi devant le tribunal, notamment le renvoi en comparution immédiate pour les faits les plus graves ou les profils les plus susceptibles de récidiver.

AJ : Quelles sont ces « alternatives aux poursuites » ?

Marina Kieny et Mathilde Panici : En matière de violences conjugales, nous avons fréquemment recours au classement sous condition d’interdiction de contact avec la victime et/ou de paraître à son domicile, et au stage de responsabilisation pour les auteurs de violences conjugales. Par ailleurs, cette formation a été l’occasion de présenter la contribution citoyenne : il s’agit d’une sanction pécuniaire dont le montant est fixé par le parquet en fonction des ressources du mis en cause, et qui est directement versée auprès d’une association d’aide aux victimes. Le mis en cause doit rencontrer un représentant de cette association, qui lui exposera les missions de sa structure en matière d’aide aux victimes, et il devra s’acquitter du paiement de la contribution.

AJ : Quels sont les différents modes de renvoi devant le tribunal  ?

Marina Kieny et Mathilde Panici : Il existe différents modes de renvois devant le tribunal (convocation par officier de police judiciaire, convocation par procès-verbal avec placement sous contrôle judiciaire, défèrement en comparution immédiate ou comparution à délai différé). Nous avons notamment évoqué la convocation par procès-verbal avec demande de placement sous contrôle judiciaire. Dans l’attente du jugement qui doit avoir lieu dans un délai de six mois, nous demandons presque systématiquement au juge des libertés et de la détention d’assortir ce contrôle judiciaire d’une interdiction d’entrer en contact avec la victime et d’une interdiction de paraître à son domicile. Le parquet souhaite ainsi s’assurer du moindre risque de réitération des faits ou de pressions sur la victime. Nous avons invité les avocats à conseiller à leurs client.e.s de signaler d’éventuelles violations aux forces de l’ordre, afin que le parquet de Bobigny soit en capacité, si les violations sont avérées, de solliciter la révocation de la mesure et donc le placement en détention provisoire jusqu’au jugement.

AJ : Existe-t-il des dispositifs civils de protection des victimes ?

Marina Kieny et Mathilde Panici : L’ordonnance de protection (ODP) est un dispositif civil, décidé par le juge aux affaires familiales pour une durée initiale de six mois. Le juge la prononce lorsque lui apparaît l’existence de violences vraisemblables et d’un danger considéré comme actuel. L’ODP peut notamment contenir une interdiction de contact avec la victime, une interdiction de paraître à son domicile mais également des mesures relatives aux enfants du couple ou à l’attribution du logement. Si la requête peut être déposée par la personne elle-même victime de violences, il est très courant qu’elle soit accompagnée d’un avocat afin de l’aider à réunir les pièces nécessaires pour démontrer l’existence des violences et du danger. Le rôle de l’avocat est également primordial une fois la décision rendue, lorsqu’elle doit être signifiée au mis en cause. À charge alors pour l’avocat de saisir un huissier qui devra porter la décision à la connaissance du défendeur. Le non-respect des obligations et interdictions visées par une ODP est constitutif d’un délit, puni de 2 ans d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende. Pour que le parquet puisse engager des poursuites, le conjoint violent doit nécessairement avoir eu connaissance de cette décision.

AJ : L’actualité a-t-elle poussé la justice à améliorer les dispositifs de protection des victimes ?

Marina Kieny et Mathilde Panici : Le tribunal de Bobigny s’est montré proactif quant à la mise en place du téléphone grave danger (TGD). Le premier téléphone a été remis à une victime résidant sur le ressort du tribunal de Bobigny en 2009 et ce dispositif a été généralisé en 2014. Les conditions d’admission au sein du dispositif figurent dans le Code de procédure pénale : un danger grave et imminent doit être caractérisé et le conjoint violent doit, soit être soumis à une interdiction judiciaire d’entrer en contact avec la victime, d’ores et déjà prononcée ou en voie d’être prononcée, soit être en fuite. La remise du TGD est à l’initiative du parquet. Cinq substituts de la division générale et deux substituts de la division exécution des peines sont affectés au suivi de ce dispositif et assurent, par roulement, une permanence chaque semaine. Cette veille quotidienne permet d’assurer un traitement rapide et individualisé des situations signalées. Concrètement, il s’agit d’un smartphone remis à une victime de violences conjugales lui permettant de signaler la présence de son ex-conjoint grâce à une touche du téléphone. L’appel généré géolocalise son positionnement et déclenche immédiatement l’intervention des forces de l’ordre. Le parquet de Bobigny dispose de 60 TGD (et peut solliciter des TGD supplémentaires tant que de besoin) et, au 20 mars 2023, 57 femmes bénéficiaient de ce dispositif ; 33 femmes supplémentaires dont l’ex-conjoint est actuellement incarcéré sont par ailleurs admises au dispositif « réservé », à savoir que le principe de la remise est acté et que le téléphone leur sera attribué physiquement avant la sortie de détention.

AJ : Des lois plus récentes obligent également la justice à avertir une victime de la libération d’un ex-conjoint auteur de violences…

Marina Kieny et Mathilde Panici : En effet, le décret du 24 novembre 2021 a introduit dans le Code de procédure pénale un nouvel article imposant à l’autorité judiciaire compétente d’aviser la victime de la libération de toute personne détenue ou condamnée pour des infractions commises au sein du couple. Si l’auteur des violences fait l’objet d’un suivi en milieu ouvert, il revient au juge d’application des peines d’informer la victime. Si l’auteur bénéficie d’une libération sans suivi, c’est au parquet de prévenir la victime, par le biais de l’association locale d’aide aux victimes.

AJ : Le parquet compte-t-il se réorganiser pour mieux faire face à la montée en charge de cette problématique ?

Marina Kieny et Mathilde Panici : Le parquet de Bobigny dispose donc à ce jour d’outils juridictionnels adaptés et d’une « culture » de juridiction qu’il souhaite encore améliorer au soutien de la lutte contre les violences conjugales. À cette fin, notre réflexion actuelle ne repose pas tant sur une éventuelle spécialisation des magistrats du parquet, qui seraient uniquement dédiés à ce contentieux, quand aujourd’hui tous sont en capacité de le traiter, mais plutôt sur la recherche d’un meilleur partage d’informations entre services très divers tant au sein du tribunal qu’avec l’ensemble de nos partenaires extérieurs. C’est donc l’idée qui préside à la création d’une filière de traitement des violences au sein du couple consistant à réunir, au sein d’une même chaîne de traitement judiciaire, l’ensemble du contentieux pénal relatif aux violences conjugales, du signalement à la poursuite, du jugement à l’exécution des peines, en ce compris les outils de protection (téléphone grand danger, bracelet antirapprochement, ordonnance de protection).

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