Viols de Mazan : « Ce procès suggère moins une nouvelle définition du viol qu’une nouvelle manière de juger le viol»
Magistrat et essayiste français, enseignant à l’ENM, Denis Salas avait consacré en 2023 un ouvrage au « Déni du viol », publié aux éditions Michalon, dans lequel il se demandait quelle réponse l’institution judiciaire devait apporter à la libération de la parole. Une réflexion qu’il a poursuivie en assistant au procès des viols de Mazan. Ce procès pourrait être historique, selon lui, et mener à l’inscription du consentement dans la loi. Rencontre à quelques jours du verdict.
Actu-Juridique : Pourquoi avoir suivi le procès des viols de Mazan ?
Denis Salas : J’ai une approche ethnographique de la justice. J’ai besoin d’aller sur le terrain, voir ce qui se passe dans le prétoire et en dehors. À Avignon, vous êtes saisi par l’ambiance de la ville. Dans beaucoup d’endroits, il y a des collages comme « Gisèle on t’aime », des calicots portant le slogan « Un viol est un viol ». La ville est en résonance avec ce qui se passe dans le palais de justice. Je n’ai pas suivi tout le procès mais j’ai eu la chance d’assister à quelques audiences qui ont donné lieu à des échanges entre la famille et Dominique Pélicot. Il faut entendre les cris qui résonnent dans la salle, voir ces images nauséeuses, bref sentir le pouls de l’audience.
AJ : Quelles sont vos impressions générales ?
Denis Salas : À ce procès, une trentaine d’accusés comparaissent libres et prennent place n’importe où, parfois même près des parties civiles. Dix-huit détenus comparaissent dans un box. La cour criminelle départementale dirigée par le président Arata est composée de 5 magistrats professionnels. Deux procureurs, un homme et une femme, ont pris leurs réquisitions. C’est un tribunal de taille moyenne, sous-dimensionné pour un procès de masse avec tant d’accusés. Le premier constat est que le procès est mal organisé : la salle d’audience est trop petite, celle de retransmission aussi. Il y avait une file d’attente invraisemblable à l’extérieur. Dès lors que le huis clos a été levé, au début du procès, les journalistes français et étrangers sont arrivés en masse. Rien n’avait été anticipé.
AJ : L’institution a-t-elle été prise de court par la levée du huis clos ?
Denis Salas : Oui, cela a constitué une surprise. Le Code pénal prévoit que si la partie civile demande la levée du huis clos, le président ne peut pas s’y opposer. Mais cela n’arrive jamais, ou presque. Outre le fait que le procès soit public, le choix de montrer au moins en partie les 20 000 images contenues dans le disque dur de Dominique Pélicot a donné au procès un retentissement qui a surpris les organisateurs. C’était trop tard pour adapter la salle. Quand vous avez au moins 50 journalistes, les accusés et leurs avocats, la salle est remplie. Certains jours, je ne pouvais suivre le procès que grâce au live tweet de Juliette Campion, journaliste à Radio France.
AJ : Que pensez-vous de la décision de montrer les images ?
Denis Salas : C’est très rare, dans les affaires de violences sexuelles, de disposer de telles images. C’est ce qui rend cette affaire exceptionnelle. Le fait de les montrer a permis de sortir du schéma habituel : parole contre parole. Le même procès, sans les images, aurait donné prise à un débat beaucoup plus serré entre la défense et l’accusation. La preuve aurait été moins tangible. Malgré les évidences, la défense a cherché à utiliser certaines images montrant Madame Pélicot dans un demi-sommeil, à la limite d’ouvrir un œil ou de bouger un bras. Certains avocats ont cherché à s’en servir pour dire qu’elle était consciente et avait consenti à un jeu libertin. Cette stratégie n’a pas été efficace, car les images montraient plutôt l’inverse ! Ces images de viol montrent un moment de violence brute. Par leur pouvoir de fascination, elles nous emprisonnent dans le cercle de la violence. Or le procès avance par la parole et par le droit. Si, en tant que spectateur, vous êtes en permanence ramené à cette violence originelle, vous restez dans un état de sidération. La pensée se bloque, elle n’est plus en état de marche. Il faut trouver les ressources pour en sortir, avancer par l’analyse, la parole, la discussion. Ces images, régulièrement diffusées à chaque interrogatoire des accusés, imposaient sans cesse de contenir leur part de négativité.
AJ : La présence d’images lors d’un procès pour viol est-elle exceptionnelle ?
Denis Salas : Depuis que tout le monde peut se filmer en permanence, les images jouent un rôle croissant dans la justice. On semble le découvrir mais il y a déjà eu un certain nombre de procès au cours desquels des images ont été projetées. Les pédocriminels, notamment, se filment beaucoup avec leurs portables. Il arrive que dans certaines affaires, on dispose d’un grand nombre d’images, pires encore que celles de ce procès puisqu’elles montrent des enfants. Les juges doivent les sélectionner pour choisir celles qui seront projetées à l’audience. La différence est que jusqu’alors, ces images étaient diffusées dans des procès à huis clos, sans journalistes et sans public. On n’en parlait pas. Avec les procès terroristes, on avait déjà vu beaucoup d’images de violences terroristes. Celui d’Avignon révèle en plein jour le réel des violences sexuelles. Dans les deux cas le défi est inédit : que montrer sans basculer dans l’obscène ? Quel sens donner à la révélation de ce tabou de l’irreprésentable ? La ligne suivie fut strictement probatoire : montrer ces scènes quand elles étaient niées.
AJ : Que pensez-vous des réquisitions qui ont été prises ?
Denis Salas : À l’extérieur du palais de justice, une vision ultra-punitive s’exprimait dans les rues, où étaient déployés des slogans « 20 ans pour tous ». À l’inverse, la réponse des avocats généraux est proportionnée aux actes commis et individualisée. La moyenne des peines prononcées dans les affaires de viols est aujourd’hui comprise entre 10 et 11 ans. Les réquisitions sont plus hautes que cet étiage. Il y a eu un ensemble de peines autour de 10 ans. En cas de récidive ou de réitération, les peines pouvaient aller jusqu’à 17 ans, s’approchant alors de celle demandée pour le maître d’œuvre Dominique Pélicot (20 ans). Dans certains cas, les avocats généraux ont estimé qu’un suivi socio-judiciaire devait accompagner ceux qui avaient commencé un travail thérapeutique. Les peines sont pensées en fonction des actes commis, du casier judiciaire des accusés – certains ayant déjà été condamnés pour des faits de violences sexuelles -, de la position prise par rapport au stratagème de Dominique Pélicot. Certains sont partis, d’autres revenus plusieurs fois. Les réquisitions dépendent également de ce qu’expriment les mis en cause au moment du procès. Certains ont eu des attitudes de regret ou d’excuse. Tout cela pèse dans le choix de la peine même si la motivation ne l’explicite pas toujours.
AJ : Un tel procès aurait-il pu avoir lieu avant ♯Metoo ?
Denis Salas : Non, je ne crois pas. Avant « ♯Metoo », le procès serait resté à huis clos. « ♯Metoo » a façonné un public, construit une audience, assuré une réception au choix de la publicité. Le mouvement planétaire de libération de la parole a donné un élan à une femme qui savait qu’elle allait être entendue et que son message pourrait porter à l’extérieur du tribunal. « ♯Metoo» a par ailleurs aidé à mobiliser les enquêteurs et les parquets. Au niveau judiciaire, l’instruction a été portée par une juge, qui, en 30 mois, a écrit sous sa seule signature une ordonnance de mise en accusation de 360 pages. C’est un travail colossal. J’espère qu’on l’a déchargée de ses autres dossiers pour qu’elle puisse s’y consacrer mais il n’en reste pas moins qu’elle a travaillé seule. Dans les affaires de terrorisme, pour des procès mettant en cause plusieurs accusés, il y en général au moins trois magistrats pour instruire.
AJ : Est-ce le procès d’hommes ordinaires, comme on a pu le lire ?
Denis Salas : Cette violence découle de fantasmes masculins stimulés par les réseaux sociaux. Dans cette bulle, ils peuvent ainsi se couper de tout repère. Néanmoins, le parquet a individualisé chaque profil et a montré que s’ils avaient pour la plupart un métier et une vie de famille, ils avaient tous également un parcours chaotique avec une « sexualité incertaine », selon les termes d’un expert, qui ne correspondait guère à leur façade sociale. Il est un peu rapide de parler de « culture du viol » à leur sujet.
AJ : Le procès d’Avignon sera-t-il un procès historique ?
Denis Salas : Tout dépendra de notre interprétation. Au procès d’Aix-en-Provence en 1978, la défense de Gisèle Halimi avait pesé pour que le viol, qui existait déjà dans le Code pénal, soit défini dans la loi de 1980. À sa suite, le procès des viols de Mazan permettra-t-il de réécrire l’histoire du viol à la lumière de la sensibilité politique d’aujourd’hui ? Le processus est en cours. Des débats ont lieu au Sénat, au ministère de la Justice, dans les médias. Ils montrent des positions variées et contradictoires. Il y a actuellement des propositions de loi formulées au niveau de la Délégation du droit des femmes et de partis politiques comme LFI. L’instabilité politique du moment n’aide pas la réflexion. Nous verrons si une interprétation dominante se dégage.
AJ : Quelles sont les différentes positions en présence ?
Denis Salas : Des propositions de loi qui s’inspirent de la conception belge et suédoise, et de la convention d’Istanbul de 2011 considèrent qu’il faut mettre le consentement libre, éclairé et révocable dans la définition nouvelle du viol. Je note que le consentement à un acte médical est formulé dans les mêmes termes au bénéfice du patient dans la loi Kouchner (2002). Une position contraire s’exprime, selon laquelle la relation de genre entre homme et femme est inégalitaire, et que masquer ces inégalités de genre derrière un consentement contractualisé ne réglerait pas le problème. Les tenants de cette position ne veulent donc pas que le consentement figure dans la définition du viol. Elle est défendue par un féminisme plus centré sur les inégalités de genre, qui aspire à un autre type de relations entre hommes et femmes. Ce débat est plus vaste que celui sur la question du consentement.
AJ : La notion de consentement a été au cœur des débats. Qu’en pensez-vous ?
Denis Salas : C’est un concept ambivalent. Le terme consentement vient du latin, « Cum-sentire », sentir ensemble. Le terme est porteur d’une dimension sentimentale et affective. D’un autre côté, il revêt une connotation juridique. Le consentement, au sens du droit, doit être libre et éclairé, comme dans un contrat ou dans un acte notarial. Ce double sens montre la difficulté du concept : le consentement au sens contractuel n’est pas le consentement au sens sentimental. À ce mot ambigu, certaines féministes préfèrent les mots « volonté » ou « adhésion ».
L’autre problème, lorsque l’on place le consentement au cœur du débat, est que la victime occupe une place centrale dans le procès. On le voit bien à Avignon : Gisèle est magnifiée, sanctifiée même. Or si elle peut occuper le premier rôle dans l’espace public, est-ce à elle que doit revenir la première place dans le procès ? N’est-ce pas aux accusés de l’occuper ? Ce sont eux que l’on juge.
Tout le paradoxe est là. Si on commence à juger la victime et à scruter son consentement, cela devient très périlleux pour elle. Dans l’histoire du viol, plusieurs cas ont montré qu’examiner le consentement de la victime pouvait mener à inverser la culpabilité. Repensons au procès du 36 Quai des Orfèvres, dans lequel des policiers étaient accusés d’avoir entraîné une femme dans leurs locaux pour la violer. Ils ont été tous acquittés car l’investigation avait porté sur le passé de la victime. Les enquêteurs avaient enquêté sur ses anciens amants. Cela avait servi à montrer que, du fait de son histoire personnelle, la plaignante était susceptible d’avoir participé à un jeu sexuel. Dans le monde anglo-saxon, certains pays comme le Canada posent un interdit déontologique pour empêcher à la défense d’évoquer la vie privée de la victime. En France, la défense considérerait que cela porterait atteinte à ses droits. On a vu certains avocats de la défense mettre en cause parfois sans vergogne l’attitude de Gisèle Pélicot.
AJ : Comment faudrait-il aborder le consentement ?
Denis Salas : Le comportement des accusés doit rester au cœur de l’analyse probatoire. Le juge doit tenir ce cap et la loi doit l’y inciter. Il s’agit avant tout de démontrer leur méconnaissance du consentement de la victime. Dans le procès des viols de Mazan, c’est d’ailleurs la démarche du parquet : aux accusés qui prétendaient être sous influence ou dénués d’intention, ils ont présenté la somme d’actes qu’ils avaient posés : faire 50 km en voiture pour aller à Mazan, se connecter sur un salon virtuel intitulé : « À son insu », se déshabiller, entrer dans une chambre à coucher… Les avocats généraux ont dit qu’en posant de tels actes, ils ne s’étaient à aucun moment assurés du consentement de Madame Pélicot. Le président a systématiquement posé aux 51 accusés la question suivante : « Avez-vous recueilli ou tenté de recueillir le consentement de Mme Pélicot avant de commettre l’acte sexuel ? ». Je pense que c’est la bonne approche. Évoquer le consentement ne doit pas mener à fouiller la vie ou examiner l’attitude de la plaignante. C’est du côté des accusés qu’il faut interroger le consentement. Là est la contribution du procès d’Avignon à la réécriture de l’histoire du viol : s’il y avait un changement de paradigme dans la loi, en plus des quatre critères que sont la violence, la contrainte, la surprise et la menace, on pourrait ajouter : « par des personnes qui ont méconnu le consentement de la plaignante ». Il doit être possible de faire ressortir la notion de consentement dans la définition du viol en l’imputant à l’auteur. On n’évitera évidemment pas les stratégies de la défense qui tenteront de déplacer la culpabilité vers la victime supposée consentante. Mais en positionnant clairement ce concept, le juge pourrait s’appuyer sur une loi qui stabilise ainsi le sens quelque peu flottant du consentement. Le juge d’instruction ne pourra plus investiguer la vie privée de la victime comme on le voit parfois. En somme, ce procès suggère moins une nouvelle définition du viol qu’une nouvelle manière de juger le viol, voire une nouvelle manière de défendre les auteurs. Le changement de paradigme est là.
Référence : AJU016m7