Viry-Châtillon : « Ces jeunes qui ont fait de la prison pour rien ont des séquelles indélébiles » !
Au mois de juin dernier, quelques jours avant la mort de Nahel et le début des émeutes qui ont embrasé les banlieues, la Commission nationale de l’indemnisation de la détention devait se prononcer sur le cas de 8 jeunes mis en cause pour avoir tiré des cocktails Molotov sur des policiers à Viry-Châtillon en 2016. Ces jeunes, acquittés, ont fait jusqu’à quatre ans de détention provisoire alors qu’ils étaient à peine sortis de l’adolescence. Me Yaël Scemama est l’avocate de l’un d’entre eux. Elle déplore que l’institution peine à reconnaître leur « perte de chance » pour être justement indemnisés. Entretien.
Actu-Juridique : Que s’est-il passé en octobre 2016 à Viry-Chatillon ?
Yaël Scemama : Des policiers étaient aux abords d’une caméra de surveillance qui avait été saccagée plusieurs fois par des jeunes de la cité. Deux véhicules ont été la cible de jets de pierre et de tirs de cocktails Molotov qui ont grièvement brûlé deux policiers. Des caméras de surveillance ont montré que les faits avaient été commis par une quinzaine de jeunes en noir, armés de pierre et de cocktails Molotov. Il était impossible de les identifier. Mon client est interpellé le 15 janvier 2017, soit 4 mois après les faits. Il n’avait pas pris la fuite, ce qui est cohérent avec le fait qu’il a toujours dit qu’il n’y était pour rien. À la fin de l’année 2019, 13 jeunes comparaissent devant la cour d’assises des mineurs de l’Essonne, dans un climat extrêmement tendu. La délocalisation du procès en dehors de l’Essonne n’avait pas été demandée et l’ambiance était électrique dans la salle. Dans la presse, des représentants politiques appellent à des peines exemplaires, à durcir la loi, arguant que les faits sont très graves et inhabituels. À l’issue du procès, 8 des mis en cause sont condamnés et 5 sont acquittés. Mon client, qui avait déjà fait près de 3 ans de détention provisoire, est condamné à 18 ans de prison. La défense fait appel des condamnations et le parquet fait appel des acquittements et des condamnations, trouvant les peines trop légères. Un deuxième procès s’ouvre devant la cour d’assises des mineurs de Paris en mars 2021. Le ratio s’inverse : 8 mis en cause sont acquittés et 5 sont condamnés.
AJ : Pourquoi y a-t-il eu autant d’acquittements ?
Yaël Scemama : Ce que va révéler le premier procès est très important. Le témoin-clé de cette affaire est un jeune de la cité. Il a été placé en garde à vue, et la connaissance poussée qu’il a du déroulé des faits montre qu’il y a très certainement participé. Pourtant, il bénéficie d’un traitement de faveur : il passe du stade de gardé-à-vue à celui de témoin et livre, d’après les enquêteurs, une liste de personnes présentes ou prévues sur l’attaque. Cette liste a toujours été contestée par mon client et par tous les mis en cause. Au cours de ce premier procès, ce premier témoin ne se présente pas devant la cour. Les avocats demandent alors que soit diffusée la vidéo de son témoignage, puisque sa garde à vue a été filmée. Son témoignage est diffusé à l’audience : les avocats, le président de la Cour, les jurés découvrent alors avec stupeur que les déclarations de garde à vue ne correspondent pas à ce qui a été retranscrit par les enquêteurs. La police demande à ce « témoin » si mon client a participé aux faits. Par deux fois, le « témoin » répond qu’il ne sait pas, ou n’en n’est pas sûr. Pourtant, sur le procès-verbal, mon client figure sur la liste des participants. Ce qui est vrai pour mon client vaut pour d’autres ! On s’aperçoit que la liste donnée par le témoin a été rédigée dans des conditions plus que douteuses. Le témoin exprime des probabilités et des possibilités qui ont été retranscrites comme des désignations. Les avocats de la défense, dont je ne fais pas encore partie, découvrent eux aussi cela à l’audience. Cela peut paraître étonnant mais il est très compliqué d’accéder aux images de garde à vue. Le texte est très restrictif : pour avoir accès aux images, il faut mettre en avant une difficulté dans le procès-verbal qui justifie d’aller consulter la vidéo de la garde à vue. Et encore, ce n’est pas toujours suffisant car les gardés-à-vue sont assistés d’avocats dont on présume qu’ils font leur travail. Aujourd’hui, la consultation des vidéos de garde à vue est plus répandue et c’est un des apports de cette affaire.
AJ : Quelles sont les conséquences de ce visionnage ?
Yaël Scemama : Malheureusement le visionnage et la révélation de ces falsifications ne vont pas suffire à inverser la tendance du procès. Cela a certainement pesé dans la décision d’acquitter 5 des mis en cause. Mais en ce qui concerne mon client, un autre rebondissement a eu lieu. La policière grièvement blessée, alors qu’elle avait déjà été entendue en qualité de partie civile, fait savoir par le biais de son avocat qu’elle souhaite être réentendue après le passage de mon client à la barre. Et là, nouveau coup de théâtre : la victime le désigne comme étant celui lui qui a jeté des pierres dans le véhicule . Elle dit reconnaître son regard et la forme particulière de ses yeux. Mon client a été tétanisé par ce qui s’est passé. Mon confrère a repris l’interrogatoire de la policière en lui rappelant qu’elle avait toujours dit qu’elle serait incapable de reconnaître les auteurs des tirs mais elle a maintenu ses accusations à l’endroit de mon client. Cela a sans doute beaucoup pesé dans la décision de condamnation.
AJ : Comment s’est déroulé le second procès ?
Yaël Scemama : La défense détenait cette fois une bonne raison de demander le visionnage des vidéos de garde à vue. Cela a été autorisé par la présidente de la cour d’assises d’appel de Paris. Quelques semaines avant le procès, nous avons ainsi pu retranscrire nous-mêmes les différentes auditions de notre client en garde à vue. Nous avons été sidérés de la distorsion entre les retranscriptions et les procès-verbaux. On passe par exemple de 45 pages à 3 pages, ou encore de 86 pages à 5 pages. Les dénégations de mon client, très nombreuses du début à la fin de l’audition, n’étaient quasiment jamais retranscrites. D’autre part, il y avait des différences considérables entre ce qu’il avait dit et ce que les policiers avaient retranscrit sur le procès-verbal. Sur la base de ces constatations, nous avons demandé à visionner les images de la garde à vue de notre client. Ces images m’ont fait pleurer. Aujourd’hui, cela m’émeut encore beaucoup d’en parler. Nous avons découvert que notre client, pendant sa garde à vue, avait été assisté d’un confrère qui a manqué à tous ses devoirs et obligations. Cet avocat, au lieu de l’assister, a cherché à le pousser à avouer. Pour cela, il a tenté de le convaincre qu’il avait eu un « trou noir », en lui disant que la mémoire mettait souvent en place cette stratégie pour se protéger d’événements dramatiques. Dans ce contexte, notre client a fini par concéder que, peut-être, il avait eu un « black-out ». On a vu un tout jeune homme pressurisé par quatre enquêteurs et par son propre avocat. Certains diront que ce sont des méthodes policières pour le faire avouer. Moi, j’appelle ça de la violence psychologique. On le voit au fil des auditions perdre de sa contenance et crier son innocence. Nous avons demandé la diffusion des images de cette garde à vue filmée pendant le procès d’appel. D’autres avocats de la défense ayant également formulé la même demande, les images de différentes gardes à vue ont été diffusées. Et là, tout le monde a été sidéré. Chacun a pu constater ce qui avait eu lieu pendant ces gardes à vue : pour certains, ce n’étaient pas des falsifications comme dans notre cas mais des pressions terribles pour obtenir des dénonciations des uns et des autres. La salle a aussi pu aussi entendre des policiers se comporter d’une manière intolérable et extrêmement grossière, l’un disant à un mis en cause :« Moi je serai en train de baiser ma femme pendant que tu croupiras en prison », un autre disant à un garçon qui venait de perdre sa mère qu’il irait « pisser sur sa tombe ». Cela peut paraître étrange, sachant qu’ils étaient filmés. Mais les enquêteurs n’avaient pas l’habitude qu’on demande à visionner les gardes à vue.
AJ : Que s’est-il passé après ce procès d’appel ?
Yaël Scemama : Un mois après la décision d’appel, en mai 2021, nous avons déposé devant le tribunal judiciaire d’Évry une plainte pour faux en écriture publique par dépositaire de l’autorité publique, une qualification criminelle qui peut amener aux assises, ainsi que pour escroquerie au jugement et violence psychologique. Nous demandions, comme la loi l’autorise, une délocalisation de l’enquête. Deux mois plus tard, en juillet, une information judiciaire était ouverte à Créteil. Le juge d’instruction a fait retranscrire l’ensemble des vidéos. Ces retranscriptions ont été versées au dossier en avril 2023 et montrent que ce nous avions retranscrit en trois nuits avant le procès d’appel était juste.
AJ : Votre client a fait 4 ans de détention provisoire. À quelle indemnisation peut-il prétendre ?
Yaël Scemama : Mon client va très mal, il sort à peine de chez lui depuis plus de deux ans. Il dit qu’il a encore le goût de la détention sur les lèvres et qu’il a perdu ses neurones. Il a souffert de carences alimentaires pendant sa détention, qui lui ont, entre autres, causé des problèmes dermatologiques. Or la jurisprudence montre que si après être sorti de détention, vous portez des séquelles, cela devient un préjudice matériel qui vient s’ajouter au préjudice moral. J’ai demandé à la Cour de désigner un expert psychiatre car je considère que mon client soufre d’un déficit fonctionnel permanent qui doit lui ouvrir la voie à une indemnisation supplémentaire au titre de ce préjudice matériel. Nous aurons la décision en octobre. Les autres mis en cause ont fait des demandes d’indemnisation pour détention injustifiée mais n’avaient pas demandé d’expertise supplémentaire. Ils ont vu leur dossier réglé en juin dernier. Ils ont perçu des indemnisations décevantes, pas du tout à la hauteur de ce qu’ils avaient vécu. Il y a des conséquences indélébiles sur la vie de ces jeunes qui ont fait de la prison pour rien !
AJ : Comment est évaluée l’indemnisation pour avoir été emprisonné à tort ?
Yaël Scemama : En première instance, le président de la cour d’appel statue en juge unique, alors que c’est une matière complexe. Les recours en appel sont examinés par la Commission nationale d’indemnisation de la détention. Il en existe une par département. Le régime de l’indemnisation est un régime sui generis, qui a ses propres règles, établies en fonction de la jurisprudence. Cette Commission se prononce pour les personnes qui ont fait de la détention provisoire avant d’avoir une décision définitive de condamnation, et qui ont finalement été acquittées ou relaxées, ou qui ont bénéficié d’un non-lieu. Cette commission indemnise le préjudice moral, constitué essentiellement du choc carcéral, et ensuite le préjudice matériel.
AJ : Comment est évalué le choc carcéral, qui fonde le préjudice moral ?
Yaël Scemama : D’après la jurisprudence, ce choc est atténué si vous déjà fait de la prison. Il dépend également d’autres critères, comme l’âge ou les conditions de détention. Il revient à celui qui a été détenu à tort d’apporter la preuve du choc carcéral. C’est une inversion de la charge de la preuve. Vu l’état des prisons, largement documenté, on devrait pouvoir présumer de ce choc carcéral et cela devrait incomber à l’agent de l’État de prouver que le requérant a pu échapper aux conditions de détention des prisons françaises. En ce qui concerne mon client, son jeune âge, l’éloignement de sa famille et le fait qu’il ait été présenté comme un « brûleur de flics », et donc considéré comme tel par l’administration pénitentiaire, sont des éléments qui ont aggravé ses conditions de détention. Au vu des différents éléments présentés, la Commission retient un tarif journalier d’indemnisation, qui peut varier entre 50 et 150 euros selon qui vous êtes, d’où vous venez. L’administration considère que le choc carcéral n’est pas le même pour tout le monde et qu’il s’amenuise au cours de la durée de la détention, comme si à force, on s’habituait à la détention. En ce qui concerne le préjudice matériel, il s’agit notamment de la rémunération dont a été privé celui qui est rentré en prison. Cela fonctionne si celui-ci travaillait, était déclaré, avait des revenus fixes. Mon client avait 18 ans et 3 mois, il était en classe de première. Il n’était pas inséré dans la vie professionnelle, mais pour lui le préjudice matériel est constitué par une perte de chance : entre 18 et 22 ans, à l’âge où l’on est en formation, il était en prison. C’est à moi d’apporter la preuve de ce qu’il aurait pu faire. J’ai donc dû démontrer qu’il aurait pu avoir son BAC, intégrer le BTS en immobilier auquel il se destinait. L’avocat général et l’agent judiciaire ont brandi ses notes de seconde pour nous opposer qu’il n’aurait de toute façon jamais rien fait de sa vie. Cela a été un choc de plus pour mon client qui a résumé les choses ainsi : « On ne veut rien me rendre car on pense que je n’avais rien à donner » ! Il faudrait créer une présomption de perte de chance : qui que vous soyez, où que vous soyez, si vous avez été injustement placé en détention, vous avez perdu la chance de faire quelque chose… Je crois qu’on doit travailler sur l’indemnisation et la perte de chances de personnes qui ne sont pas encore entrées dans la vie professionnelle au moment où elles ont été incarcérées à tort.
AJ : Peut-on comparer la situation des acquittés de Viry-Chatillon à celle des acquittés d’Outreau ?
Yaël Scemama : À Outreau, l’institution s’était excusée. Les indemnisations avaient été bien plus conséquentes – on a entendu parler de personnes indemnisées à hauteur de plusieurs millions d’euros – pour des périodes de détentions inférieures. Des personnes qui avaient été placées sous contrôle judiciaire ont été indemnisées, alors que la loi ne prévoit des indemnisations que pour la détention. Pour Outreau, on a parlé de fiasco judiciaire. Pour moi, Viry-Châtillon, c’est encore au-delà du fiasco. À Outreau, il y a eu des erreurs aux conséquences terribles, mais il n’y a pas eu de volonté de nuire. À Viry-Châtillon, des jeunes ont été mis en cause alors que les enquêteurs eux-mêmes savaient qu’ils n’avaient rien à se reprocher. Les enregistrements des gardes à vue le prouvent : à un moment, on entend leurs enquêteurs dire au sujet d’un mis en cause : « On sait qu’il n’a rien à voir mais on va trouver un moyen de le raccrocher ». Des jeunes de banlieue ont été sacrifiés parce qu’il fallait des coupables et qu’on a pensé que leur vie ne valait de toute façon pas grand-chose. C’est cohérent avec les indemnisations qui leur ont été proposées. Ces jeunes sont vus comme des jeunes de banlieue, comme s’ils étaient tous les mêmes, avec les mêmes familles et la même absence de perspectives.
Référence : AJU010m8