Julie Couturier : « La lutte contre le trafic de stupéfiants doit s’inscrire dans le respect de l’État de droit »

Publié le 17/03/2025 à 8h14

De nombreuses dispositions de la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic inquiètent les avocats. Ils estiment qu’elles portent atteinte aux principes fondamentaux d’un état de droit. Alors que s’ouvre ce lundi la discussion de ce texte en séance publique devant l’Assemblée nationale, après adoption au Sénat, Julie Couturier, présidente du Conseil national des barreaux (CNB) fait le point sur les avancées déjà obtenues et les combats qu’il reste à mener. 

Julie Couturier : "La lutte contre le trafic de stupéfiants doit s’inscrire dans le respect de l’État de droit"
Julie Couturier, présidente du Conseil national des Barreaux (CNB)

 Actu-Juridique : La proposition de loi pour lutter contre le narcotrafic arrive en première lecture, après adoption au Sénat. Comme une grande partie des magistrats, les avocats sont contre la création d’un parquet national. Pourquoi ?

Julie Couturier : C’est la question mème de la centralisation qui se pose et du principe de proximité de la justice. En effet, la création d’un Parquet national contre la criminalité organisée, centralisé à Paris, porterait atteinte à l’égalité géographique et matérielle des justiciables. Cette centralisation serait en outre difficile à mettre en œuvre. Elle compliquerait et rallongerait les procédures, entraînant une augmentation des coûts et des déplacements des avocats, tout en rendant plus complexe le suivi des dossiers.

Par ailleurs, n’oublions pas qu’il existe des échelons intermédiaires qui font déjà preuve d’une grande efficacité : les juridictions interrégionales spécialisées (JIRS), instaurées en 2004.

Réparties à Paris, Lyon, Marseille, Lille, Rennes, Bordeaux, Nancy et Fort-de-France, les Jirs regroupent des magistrats du parquet, juges d’instruction, juges correctionnels et des enquêteurs. Cette synergie entre toutes les expertises permet une meilleure compréhension des réseaux criminels et une plus grande efficacité dans leur démantèlement. Ainsi, disposent-elles de ressources humaines et techniques, incluant des moyens d’enquête avancés (écoutes, infiltrations, coopération internationale). Cela leur permet d’instruire des dossiers qui dépasseraient les capacités des juridictions classiques.

Ainsi, chaque année, ces juridictions permettent-elles de juger des centaines de mis en cause et de saisir des millions d’euros d’avoirs illégaux.

Actu-Juridique : Il y a pourtant un parquet national antiterroriste qui a démontré son efficacité, notamment par sa spécialisation, et avant lui un PNF que personne n’aurait aujourd’hui l’idée de supprimer….

JC : Ces deux juridictions sont en effet performantes et se sont parfaitement installées dans notre architecture judiciaire, mais elles ne concernent qu’un nombre limité de procédures, incomparable avec le volume de dossiers dont pourrait se saisir ce PNACO que le Parlement propose d’instaurer.

Nous rappelons également qu’il existe une juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (Junalco). Si la création du PNACO n’avait consisté qu’en la création d’un parquet spécifiquement attaché à la Junalco, nous n’aurions probablement pas contesté sa création, mais puisqu’il s’agirait de compétence concurrente, nous pensons qu’il est plutôt nécessaire de renforcer les moyens humains et financiers qui manquent dans toutes les juridictions.

Il s’agit, selon nous, de la clé qui permettra de geler les avoirs, d’interpeler et de juger efficacement les chefs de ces réseaux qui se trouvent le plus souvent à l’étranger, hors de portée de la justice française.

Actu-Juridique : Une autre disposition jugée problématique est la création du dossier-coffre. L’article 16 vise en effet à mettre en place un procès-verbal distinct permettant de ne pas verser au dossier de la procédure des éléments techniques sensibles dès lors que ces derniers ne constituent pas des preuves et à la condition qu’un strict contrôle soit exercé sur les informations confidentielles. La décision, sur demande du parquet ou du juge d’instruction, serait prise par le JLD sous le contrôle de la chambre de l’instruction. N’est-ce pas suffisamment encadré ?

JC :Nous nous opposons fermement à cette mesure pour une raison simple : la mise en place du dossier coffre porterait atteinte au principe du contradictoire. Faire échapper au regard des parties un pan des investigations affaiblit de facto les droits de la défense et par conséquent le droit à un procès équitable, pourtant garanti par notre constitution ainsi que par la Convention européenne des droits de l’Homme.

Le contrôle par ailleurs envisagé par le JLD ou la Chambre de l’instruction ne répondrait à nos inquiétudes : il n’existe pas de véritable contrôle sans contradictoire, et il ne peut pas y avoir de contradictoire si des éléments sont dissimulés à la défense.

Sa violation irait à l’encontre de l’ensemble des dispositions de notre Code de procédure pénale, lequel stipule que la procédure doit être « équitable, contradictoire et préserver l’équilibre des droits des parties ».

Actu-Juridique : De même, les avocats s’opposent au regroupement des narcotrafiquants dans des centres pénitentiaires de haute sécurité, en l’espèce, Vendin-Le-Vieil et Condé-sur-Sarthe, pourquoi ?

JC : Ce n’est pas la réunion en un même établissement des condamnés qui nous interpelle, mais l’insuffisance des garanties procédurales qui accompagneraient la mise en place d’un tel dispositif d’exception. Sans compter qu’il existe déjà en France un régime d’isolement. Dans presque tous les établissements, l’administration pénitentiaire peut ordonner le placement des personnes détenues dans un quartier aménagé, pour leur interdire tout contact avec des codétenus – une cellule où ils se trouvent seuls, une cour de promenade où ils sont également seuls, des activités limitées et individuelles. Ce régime est strictement encadré par un délai bref, de trois mois, l’avis préalable d’un médecin et un débat contradictoire. Le Comité européen pour la prévention de la torture du Conseil de l’Europe (CPT) recommande un « réexamen complet » de la mesure d’isolement, en particulier lorsqu’elle dépasse 24 heures, en raison des « effets extrêmement dommageables sur la santé mentale, somatique et le bien-être social » des détenus

La profession demande seulement que ces garanties soient respectées.

Par ailleurs, s’agissant des personnes détenues à titre provisoire, encore présumées innocentes, il nous apparait qu’une telle décision ne peut se prendre sans l’accord du magistrat en charge de la procédure.

Le projet du Gouvernement semble en réalité tenter de contourner les règles existantes en s’inspirant du régime carcéral italien, instauré par les lois antimafias. Mais ces règles draconiennes posent certaines questions sur le sens de la peine et les opportunités de réinsertion qui en découleraient.

Actu-Juridique : La profession d’avocat a-t-elle obtenu des avancées devant le Sénat ?

JC : Nous avons proposé une vingtaine d’amendements et plusieurs de nos propositions ont, en effet, été votées, d’abord par les sénateurs, ensuite par les députés de la commission des lois de l’Assemblée. Plusieurs mesures dangereuses pour les droits de la défense ont, pour l’instant, été abandonnées : le dossier-coffre, l’obligation de recourir à un avocat local pour certaines formalités, la mise en place des délais contraints pour le dépôt des pièces dans certaines procédures, la certification LCB-FT par Tracfin. Ou encore la procédure de « plaider coupable », étendue aux infractions criminelles liées au trafic de drogue. Toutes ces dispositions ont été retirées du texte et nous nous en réjouissons.

Actu-Juridique : Et concernant le statut du repenti ?

JC : C’est un des aspects de cette proposition de loi que nous soutenons. L’article 14 a été élargi pour inclure les infractions de meurtre, en bande organisée, et de trafic d’armes. Nous saluons cette extension, même si un tel statut devrait pouvoir concerner toute infraction, afin de garantir une plus grande flexibilité. Nous approuvons aussi l’article 14 bis qui introduit des mesures pour protéger les témoins menacés, une disposition jugée pertinente pour garantir leur sécurité.

Actu-Juridique : Quels vont être les combats devant l’Assemblée ?

JC :Nous allons poursuivre nos efforts afin que les droits fondamentaux des justiciables ainsi que ceux des personnes mises en cause pour des infractions à la législation sur les stupéfiants, mais aussi tous les autres auxquels, inévitablement ces dispositifs d’exception risqueront d’être étendus, soient préservés. Le gouvernement va bien sûr tenter de réintroduire le dossier-coffre, et de nombreuses mesures problématiques se trouvent toujours dans le texte, telles que la généralisation de la visio-audience ou l’autorisation donnée aux policiers de se faire passer pour des victimes, à la limite de la provocation à l’infraction. Face à ces enjeux, notre détermination reste intacte.

Actu-Juridique : Vous avez expliqué à plusieurs reprises dans les médias que la profession d’avocat reconnaissait la nécessité de combattre le narcotrafic, mais pas comme ça. Comment faudrait-il faire selon vous ?

JC :Le Gouvernement et les parquets sont légitimes à déterminer les priorités de la politique pénale, mais la lutte contre le trafic de stupéfiants doit s’inscrire dans le respect de l’État de droit. Nous ne sommes ni crédules ni idéologues, nous ne faisons que défendre les principes cardinaux inscrits dans la Constitution. Nous ne sommes pas non plus dans une opposition constante aux propositions de lois du Gouvernement. Nous constatons d’ailleurs que notre argumentation a convaincu des parlementaires issus de divers groupes politiques. Cela démontre la nécessité de poursuivre le dialogue avec tous les acteurs du monde judiciaire, le Gouvernement et les parlementaires, afin de parvenir à un texte plus équilibré, conciliant une lutte efficace contre le narcotrafic et le respect des droits de la défense.

 

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