Proposition de loi contre le narcotrafic : une occasion perdue ?
Alors que l’Assemblée nationale examine à partir de ce lundi la proposition de loi pour lutter contre le narcotrafic, un débat assez vif oppose ceux qui trouvent que le texte va trop loin et ceux qui regrettent son manque d’ambition. Pour Aurélien Martini, secrétaire général adjoint de l’USM, il faut aller plus loin. Sous peine de perdre la guerre contre le narcotrafic.

Enjeu démocratique majeur, la lutte contre la criminalité organisée semblait faire l’unanimité. Le constat porté avec courage par les magistrats aux prises avec la grande criminalité, lors de la commission d’enquête sénatoriale sur le narcotrafic, était fort et clair : « Nous sommes en train de perdre la guerre ». Lorsque ceux qui la mènent le disent, il faut les écouter. Selon le président du tribunal de Marseille, « il y va de notre État de droit et de la stabilité républicaine ».
La question des moyens est essentielle…
Le risque de voir notre société verser dans un monde où le crime pénètre les institutions étatiques, l’économie légale et influe sur notre mode de vie était un puissant moteur de changement. La corruption, les menaces, les intimidations sont les moyens d’action classique du crime organisé et nous l’avons connu dans des pays proches. L’Italie a payé cher sa lutte contre la mafia, mais a su se doter de moyens juridiques innovants et performants.
En Europe, selon le rapport 2024 de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice, il y a en moyenne 12,2 procureurs et 21,9 juges pour 100 000 habitants. En France, il y a 3,2 procureurs et 11,3 juges pour 100 000 habitants. Quatre fois moins de procureurs, deux fois moins de juges. La question des moyens est essentielle. Comment relever les défis qui sont devant nous avec quatre fois moins de procureurs et deux fois moins de juges que nos voisins européens ? Comment être au rendez-vous de la lutte contre la criminalité organisée, par nature asymétrique, avec de tels moyens ? Et comment être au rendez-vous avec une filière de la police judiciaire désorganisée par une réforme gestionnaire ?
La question des moyens est essentielle, mais elle ne doit pas cacher la problématique des outils juridiques à disposition des magistrats et des enquêteurs.
…celle des outils juridiques aussi !
L’Union syndicale des magistrats alertée par les collègues en juridiction avait, dès le 28 mars 2024, appelé à repenser la lutte contre la criminalité organisée. Elle écrivait alors que les propos exprimés par les magistrats devant la commission sénatoriale étaient l’affirmation du danger majeur pour notre démocratie que constituent le crime organisé et les réseaux mafieux. D’autres pays proches de nous (la Belgique et les Pays-Bas) ont payé cher leur absence de réaction face à la montée en puissance des groupes criminels. L’Italie quant à elle a payé du sang de policiers et magistrats l’emprise de la mafia avant de prendre des mesures. Elle proposait notamment :
– d’élargir le champ des cours d’assises spéciales, voire des cours criminelles départementales, dans le domaine de la criminalité organisée ;
– de repenser le régime carcéral des condamnés pour criminalité organisée afin de casser la direction des réseaux une fois les intéressés incarcérés ;
– de renouveler l’infraction d’association de malfaiteurs ; l’exemple italien, pays de tradition juridique proche et soumis aux mêmes exigences européennes, méritant d’être exploré, notamment en ce qu’il prévoit l’association de malfaiteurs de nature mafieuse (article 416 bis du code pénal italien) ;
– de renforcer l’arsenal judiciaire permettant de sanctionner plus efficacement la destruction de preuves ainsi que la violation du secret de l’enquête ;
– de mettre la lutte contre les aspects financiers de cette criminalité au cœur des priorités, car il ne s’agit pas seulement de sanctionner des individus, mais de détruire des organisations dont l’objectif ultime est de supplanter l’État.
De l’ambition à la déception
À cet égard, la proposition de loi déposée au Sénat qui avait considéré que la France était à un « point de bascule » était ambitieuse. La proposition qui sera débattue à l’Assemblée Nationale le 17 mars prochain est une déception.
Ainsi, notamment, les dispositifs innovants tenant au dossier confidentiel ou dossier coffre, aux capacités d’accéder aux messageries cryptées, aux possibilités d’activer des micros à distance, à la loyauté dans le débat judiciaire, au régime des nullités, etc. ne sont pas ou plus dans la proposition de loi. Ces dispositifs étaient soutenus par l’Union syndicale des magistrats et attendus par les enquêteurs et magistrats en charge de ces dossiers.
Le dossier confidentiel est un outil juridique qui permet, sous le contrôle d’un juge, de ne pas révéler les procédés permettant d’avoir recours à des techniques spéciales d’enquête. Il ne s’agit pas donc d’une atteinte au principe du contradictoire puisque les éléments de fond peuvent toujours être discutées, mais de préserver les moyens des enquêteurs ou ceux qui permettent en risquant leur vie (par exemple en ouvrant un domicile et permettant à des policiers de placer un dispositif de sonorisation) de les mettre en place. Ce dispositif existe déjà en Belgique.
Le contradictoire et la loyauté
La loyauté dans le débat judiciaire est un corolaire du contradictoire. La discussion contradictoire implique la loyauté. Les manœuvres pour obtenir une décision, les stratagèmes tendant à tromper ou à provoquer une nullité ne sont pas une discussion loyale. Le débat judiciaire doit être exempt de ce type de supercherie et il appartient au législateur de l’écrire clairement dans la loi.
Le régime des nullités mérite aussi d’être révisé. Il appartient sans doute au législateur de définir quels manquements aux règles qu’ils imposent doivent emporter une nullité. Il est également de sa compétence de déterminer la portée des nullités et d’en circonscrire éventuellement les effets.
La proposition de loi comporte certes des avancées notables, que l’on songe notamment à l’association de malfaiteurs (outil indispensable de lutte contre la criminalité organisée) qui est étendue, au statut du repenti qui est modernisé, au parquet national, dont les contours mériteraient encore d’être précisés, qui est créé. Mais le compte n’y est pas.
L’exigence du moment commande de donner à tous ceux qui luttent contre le crime organisé les outils indispensables, faute de quoi la prochaine commission sénatoriale entendra des magistrats dire, non pas que la guerre est en passe d’être perdue, mais que nous avons été défaits.
À lire aussi sur le même sujet notre interview de la présidente du CNB, Julie Couturier et la tribune de Ludovic Friat, président de l’USM.
Référence : AJU497467
