Réformer la garde à vue : stop ou encore ?
Un projet de loi en cours d’examen au Parlement prévoit d’empêcher toute possibilité d’audition du gardé à vue sur les faits hors la présence d’un avocat, sauf renonciation expresse de l’intéressé. Les auteurs du projet invoquent une nécessaire mise en conformité avec le droit européen. Mais l’Europe impose-t-elle réellement ce dispositif ? L’éclairage de Valérie-Odile Dervieux.
« Garder à vue signifie « avoir à l’œil » (Jean-Pierre DINTILHAC[1])
De l’ordonnance criminelle de 1670 à la fin du XIXe siècle, le principe était celui de la remise immédiate de la personne arrêtée devant l’autorité judiciaire.
Progressivement, on a « gardé les personnes plus longtemps » et la garde à vue est devenue la mesure privative de liberté, prise lors d’une enquête judiciaire à l’encontre d’une personne suspectée d’avoir commis une infraction, que l’on connaît.
Prévue et encadrée par les articles art. L. 413-1 et suivants du Code de la justice pénale des mineurs (CJPM), 55-1 al 5 du Code de procédure pénale (CPP), 62-2 à 67 CPP, 75-3 et 77 du CPP et 706-88 à 706-88-1 du CPP, la garde à vue a évolué sous l’effet conjugué de la jurisprudence de la Cour de cassation, des décisions du Conseil constitutionnel et surtout des exigences européennes.
Aux fins de l’adapter aux exigences de la directive 2013/48/UE du 22 octobre 2013 « relative au droit d’accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales et des procédures relatives au mandat d’arrêt européen, au droit d’informer un tiers dès la privation de liberté et au droit des personnes privées de liberté de communiquer avec des tiers et avec les autorités consulaires », la garde à vue a été récemment réformée par la loi n°2023-1059 du 20 novembre 2023 (art. 6) et devrait l’être à nouveau dans le cadre du projet de loi n° 2041 déjà soumis au Sénat et bientôt examinée en commission des lois de l’Assemblée Nationale.
L’étude d’impact du projet précise en effet que malgré les observations de la France des 3 février 2017 et 23 novembre 2021, la Commission a estimé, le 28 septembre 2023, que la transposition de la directive en droit français était « incorrecte », laissant deux mois pour y pallier le risque d’une procédure contentieuse[2].
L’empressement du gouvernement serait donc justifié par cette « dead line » déjà dépassée.
Alors que, déjà, certains avocats se réjouissent[3] , que certains procureurs de la République et fonctionnaires de police alertent[4], le Sénat[5] estime que le projet de texte n’a pas utilement exploité les possibilités offertes par les termes même de l’avis motivé de la Commission européenne du 28 septembre 2023[6],non rendu public en l’état[7].
Dans un contexte où la simplification de la procédure pénale est présentée comme un objectif stratégique du ministère de la Justice, où la prééminence du droit et de la jurisprudence européenne est interrogée, voire contestée, et où les questions de sécurité préoccupent les citoyens, une « bataille » de la réforme de la garde à vue s’annoncerait-elle ?
I/ Les modifications de la garde à vue déjà introduites par la loi n° 2023-1059 du 20 novembre 2023 [8]
La garde à vue vient d’être modifiée sous deux aspects :
Droit d’alerte du gardé à vue (effet différé en septembre 2024)
À compter de septembre 2024 (le législateur a sagement reporté les effets de la loi à l’après Jeux olympiques), une personne gardée à vue pourra faire prévenir de sa situation (voire communiquer), au visa des art 63-1 et 63-2 du CPP complétés[9], au-delà de ses proches, de son employeur ou, le cas échéant, des autorités consulaires de son pays, « toute personne qu’elle désigne ».
Cette extension du domaine d’information/communication avec un tiers, même limitée par les art 622, 63–1, 63–2 al 3 et 63–2 II al 1 et 63–2 dernier alinéa du CPP, induira nécessairement dans un temps limité de 3 heures (art 63-2 al 2) :
*de la part des enquêteurs, des investigations complémentaires sur les tiers : identités, coordonnées, éventuels liens avec la procédure, éléments qui permettront, en tant que de besoin, au procureur de la République, au visa de l’art 62-3 al 3 de différer l’avis à ce tiers.
*Des risques supplémentaires de déperdition des éléments de preuve, de fragilisation des procédures, de pression sur les témoins et les victimes et de concertation frauduleuse.
Une jurisprudence devrait se développer sur ce point, et notamment sur les motivations de la décision du parquet de différer ou de ne pas opérer cet avis et les conséquences de leur insuffisance éventuelle.
Relevés signalétiques contraints et présence de l’avocat (application immédiate)
Depuis le 22 novembre 2023, et pour tenir compte d’une réserve d’interprétation formulée par le Conseil constitutionnel dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité[10], la loi impose la présence de l’avocat désigné lors des relevés signalétiques contraints d’un gardé à vue.
Les articles 55-1 dernier alinéa du CPP[11] et L. 413-17 alinéa 6 du CJPM sont modifiés en ce sens et les opérations de relevés contraints ne peuvent désormais plus être effectuées en l’absence dudit avocat qu’après l’expiration d’un délai de deux heures à compter dudit avis.
Ces deux modifications, en alourdissant le travail des enquêteurs, ne sont-elles pas de nature à entraîner, par un effet de report, une augmentation des mesures de prolongation des gardes à vue ?
II/ Les modifications de la garde à vue envisagées : l’avocat de la défense, maître absolu des horloges ?
Dans le cadre de l’examen par le Sénat du projet de loi n° 2041 portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne en matière d’économie, de finances, de transition écologique, de droit pénal, de droit social et en matière agricole, une réforme de la garde à vue est prévue par l’article 28[12].
Outre les dispositions déjà intégrées dans la loi du 20 novembre 2023 (cf. supra) et paraissant donc devenues sans objet, le texte prévoit, pour les mêmes raisons de transposition « incorrecte » de la directive n° 2013/48/UE du 22 octobre 2013 de réécrire les articles 63-3-1 et 63-4-2 du CPP aux fins de supprimer, avec effet immédiat, toute possibilité d’audition du gardé à vue sur les faits hors la présence d’un avocat, sauf renonciation expresse du gardé à vue.
Il appartiendrait désormais à l’officier de police judiciaire, à défaut de présentation de l’avocat choisi au terme d’un délai de 2 heures, de saisir le bâtonnier aux fins de désignation d’un avocat commis d’office sans qu’aucun délai ne lui soit assigné et qu’aucune conséquence ne découle de sa carence/retard.
L’article 28 du projet de loi prévoit ainsi de modifier les articles 63-3-1 et 63-4-2 du CPP comme suit :
*(art 63-3-1) Dans l’hypothèse où la personne gardée à vue désigne un avocat choisi injoignable, ou qui ne se présente pas dans un délai de deux heures, l’enquêteur doit saisir le bâtonnier afin qu’il lui en soit commis un d’office.
*L’enquêteur ne peut plus procéder à l’audition du gardé à vue sur les faits sans avocat sauf renonciation expresse.
*(Art 63-4-2 al 1) La possibilité d’entendre le gardé à vue sur les faits, après le délai de 2 heures suivant l’avis donné à l’avocat choisi disparaît.
*(Art 63-4-2 al 3) La possibilité pour le procureur, d’autoriser, par décision écrite et motivée, que l’audition débute sans attendre, lorsque les nécessités de l’enquête exigent une audition immédiate, disparaît.
Le projet de loi, adopté en première lecture par le Sénat le 20 décembre 2023, a été enrichi par des amendements formulés au visa de l’avis européen (auxquels les sénateurs ont eu accès).
Si le principe de la réforme est conservé : pas d’audition en garde à vue sans avocat sauf renonciation expresse et suppression du délai de 2 heures au-delà duquel l’OPJ peut actuellement entendre un gardé à vue en cas de carence de l’avocat, le Sénat a formulé les amendements suivants :
*Fixation d’un délai de 2 heures (art. 63-3-1) pour permettre à l’avocat d’office d’intervenir en cas de carence de l’avocat choisi.
*Rétablissement, via un art. 63-4-2-1, de la possibilité pour le procureur de la République, de décider de faire procéder immédiatement à l’audition du gardé à vue ou à des confrontations sous les conditions de forme et de fond suivantes :
*une demande de l’officier de police judiciaire ;
*une décision écrite et motivée « au regard des circonstances, indispensable soit pour éviter une situation susceptible de compromettre sérieusement une procédure pénale, soit pour prévenir une atteinte grave à la vie, à la liberté ou à l’intégrité physique d’une personne » ou « lorsqu’il est impossible, en raison de l’éloignement géographique du lieu où se déroule la garde à vue, d’assurer le droit d’accès à un avocat sans retard indu après la privation de liberté ».
Ces amendements sénatoriaux sont motivés, assez sèchement, comme suit :
« Faisant une interprétation erronée d’un avis motivé qui a pourtant été précédé d’une mise en demeure précise il y a plus de deux ans, ce qui aurait dû laisser au gouvernement le temps d’en faire une analyse poussée (et, évidemment, ce qui aurait dû le conduire à aviser immédiatement le Parlement et à l’associer à ses réflexions), l’article 28 du projet de loi supprime purement et simplement le dispositif de « carence » qui permet aujourd’hui aux officiers de police judiciaire d’entendre une personne gardée à vue deux heures après que son avocat a été contacté pour venir l’assister et ce, y compris si l’avocat n’est pas effectivement présent à l’expiration de ce délai.
Or, si la Commission européenne a vu dans cette « carence » une transposition incorrecte de la directive 2013/48/UE (dite « directive C ») sur le droit d’accès à un avocat, elle n’a pas pour autant exclu la possibilité d’une audition immédiate des gardés à vue. Plus encore, il apparaît que cette possibilité est compatible avec la directive dès lors qu’elle se fait dans le cadre des « dérogations » prévues par l’article 3 (points 5 et 6) de ce texte, et qui portent sur trois hypothèses :
*en cas de nécessité urgente de prévenir une atteinte grave à la vie, à la liberté ou à l’intégrité physique d’une personne ;
*lorsque les autorités qui procèdent à l’enquête doivent agir immédiatement pour éviter de compromettre sérieusement une procédure pénale ;
*lorsqu’il est impossible, en raison de l’éloignement géographique d’un suspect ou d’une personne poursuivie, d’assurer le droit d’accès à un avocat sans retard indu après la privation de liberté.
L’audition immédiate est également possible dans un quatrième cas, c’est-à-dire si la personne a renoncé expressément à bénéficier de l’assistance de l’avocat : cette possibilité est, pour mémoire, prévue par la nouvelle rédaction de l’article 63-4-2.
Ainsi, afin d’éviter de priver indûment les officiers de police judiciaire et les parquets de la possibilité de procéder à l’audition immédiate d’un gardé à vue tout en respectant strictement les contraintes posées par la directive C de 2013, le présent amendement prévoit :
*de retenir, plutôt que la notion d’ »investigation urgente tendant à la conservation ou au recueil des preuves » qui existe dans la rédaction actuelle du Code de procédure pénale, la rédaction plus large issue de la directive précitée, qui permet un report de l’assistance de l’avocat ou une audition immédiate du gardé à vue en cas de « situation susceptible de compromettre sérieusement une procédure pénale » ;
*de maintenir la possibilité d’une audition immédiate dans les deux autres hypothèses prévues par la directive, donc « pour prévenir une atteinte grave à la vie, à la liberté ou à l’intégrité physique d’une personne » mais aussi « lorsqu’il est impossible, en raison de l’éloignement géographique du lieu où se déroule la garde à vue, d’assurer le droit d’accès à un avocat sans retard indu » ;
*de réécrire, par coordination, les dispositions relatives aux prérogatives des avocats lorsqu’ils se présentent auprès de leur client alors qu’une audition ou une confrontation est en cours ».
Quel que soit le texte retenu, il conviendra d’interroger les incidences de ces modifications sur les textes relatifs aux gardes à vue relevant de la procédure applicable à la criminalité et à la délinquance organisées et aux crimes (articles 706–73 à 706–106 ; art 706–88 et 706–88–1 du CPP) et aux actes de terrorisme
Le débat se poursuit.
Il ne paraît pas aussi simple que prévu au regard des enjeux.
Gardons donc cette réforme « à l’œil » !
[1] La garde à vue à la dérive, 18 fév. 2010.
[2] P. Januel, Bruxelles impose de modifier le droit de la garde à vue, Dalloz actualité, 20 nov. 2023.
[3] Réforme de la garde à vue de 2024 : tout ce qui change.village de la justice, 28 dec 23.
[4] La future réforme de la garde à vue fait craindre une baisse de l’efficacité des enquêtesLe Figaro, 25 dec 23.
[5] amendements adoptés à l’art 28. Texte n°214 (2023-2024) (senat.fr)
[6] le résumé[6] peu substantiel et « des principaux aspects de la procédure » ont seuls été rendus publics.
[7] Ni cet avis, ni les deux lettres de « motivation » des autorités françaises des 3 février 2017 et 23 novembre 2021, n’ont été publiés au jour de la rédaction de cet article.
[8] circulaire d’application du 7 décembre 2023).
[9] art 6, I. 3° Au deuxième alinéa du 3° de l’article 63-1, après le mot : « employeur », sont insérés les mots : « ou toute autre personne qu’elle désigne » ;4° A la première phrase du premier alinéa du I de l’article 63-2, après le mot : « sœurs », sont insérés les mots : « ou toute autre personne qu’elle désigne » ;
[10] QPC n°2022-1034 du 10 février 2023 paragraphe 23 et 24),
[11] Lorsque la personne a demandé l’assistance d’un avocat au cours de la garde à vue, celui-ci est avisé par tout moyen et peut y assister. Il prévoit par ailleurs que ces opérations ne peuvent être effectuées en l’absence de l’avocat qu’après l’expiration d’un délai de deux heures à compter dudit avis. L’article L. 413-17 alinéa 6 du code de la justice pénale des mineurs est également modifié en ce sens
[12] cf : dossier législatif
Référence : AJU413800