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Anatomie d’une chute pose la question : « Aimeriez-vous être jugé comme ça ? »

Publié le 11/09/2023
Anatomie d’une chute pose la question : « Aimeriez-vous être jugé comme ça ? »
Sandra Hüller (à gauche) et Wajdi Mouawad (à droite) ; © Les Films Pelléas – Les Films de Pierre

Récompensé par la Palme d’Or au dernier festival de Cannes, Anatomie d’une chute, de Justine Triet, fait un excellent démarrage en salles, avec 346 499 entrées réalisées en sept jours. D’après les spécialistes, le film pourrait même, à terme, dépasser le million de spectateurs. C’est d’abord un grand film sur le couple, vu comme territoire de lutte où chacun cherche sa place. C’est aussi un film de procès très abouti, qui interroge de manière poignante le fonctionnement de la justice criminelle française. Explications avec Vincent Courcelle-Labrousse, avocat au barreau de Paris et conseiller judiciaire des scénaristes.

Actu-Juridique : Qu’avez-vous pensé du film ?

Vincent Courcelle-Labrousse : Je me suis réservé la surprise de le découvrir, non pas en projection, mais à Cannes. N’étant pas réalisateur, il était compliqué pour moi d’imaginer à la lecture du scénario ce que le film allait être. Je l’ai vu une seule fois, j’ai été aspiré. Je l’ai pris en pleine gueule, sans repenser aux conseils que j’avais donnés. Je n’étais jamais allé au Festival. C’était une projection dans un cadre incroyable, une salle immense avec énormément de monde. Les applaudissements fusaient, hyperforts. À Cannes, les habitués font des pronostics à l’applaudimètre. À la sortie, des gens disaient : « C’est la palme ! ». C’est un film de procès, mais pas que. C’est magnifique, très intelligent.

AJ : Comment êtes-vous arrivé sur ce projet ?

Vincent Courcelle-Labrousse : Je connais l’un des producteurs, avec lequel j’ai parfois échangé sur des scénarios et des idées. Quand les scénaristes ont commencé à écrire, il m’a proposé de les assister et de répondre à leurs interrogations au fil de l’eau. Il se trouve que quand Justine Triet et Arthur Harari écrivaient leur film, j’écrivais de mon côté un roman judiciaire, Vivement la guerre qu’on se tue (éditions Slatkine et Cie). D’une certaine manière, j’étais déjà prêt à me transposer dans une logique que peuvent avoir des scénaristes. Je suis arrivé tôt sur le projet. Je ne savais pas à quel stade en était le scénario. L’écriture s’est faite en même temps que la construction d’une intrigue avec un aspect judiciaire. C’est une force du film.

AJ : Comment les scénaristes se sont-ils documentés ?

Vincent Courcelle-Labrousse : Les scénaristes avaient la volonté d’être exacts tout en gardant une part de liberté. Ils m’ont demandé par exemple si les témoins pouvaient être présents à l’audience avant de témoigner, s’ils pouvaient être assisté d’un avocat. Nous avons beaucoup discuté de la prise de parole aux assises en France, très différente de celle des films de procès américains. Plein de questions se sont posées sur la nature de l’enquête et sur la qualification juridique des faits. J’ai alors repensé à une procédure judiciaire assez rare : l’information judiciaire pour mort suspecte, qui permet d’avoir un juge d’instruction et les moyens de l’information judiciaire sans que la personne soit mise en examen dès le départ. J’ai essayé de leur raconter la sensation, même physique, que l’on a lors d’un procès. Comme ils sont hyperdoués, ils ont capté. Ils ont aussi pris ailleurs. Les caméras sont beaucoup rentrées dans les salles d’audiences depuis Délits flagrants, filmé par Raymond Depardon en 1994. Il existe des documentaires et des reportages sur la justice. Je suppose qu’ils ont utilisé toute cette matière et qu’ils ont vu des audiences. Au-delà de leur talent, extraordinaire, il y a derrière ce film un énorme boulot d’écriture et de construction. Un exemple : à un moment, il devait y avoir une scène d’enseignement, l’avocat du film étant aussi, à ce stade de l’écriture, professeur de droit pénal. La scène n’est pas restée au final, mais Arthur Harari est allé voir un cours magistral et des TD de droit pour l’écrire.

AJ : Le film est-il complètement réaliste du point de vue judiciaire ?

Vincent Courcelle-Labrousse : Il y a une histoire derrière, ce n’est pas un documentaire. L’exercice de conseiller judiciaire, c’est aussi de ne pas bloquer les artistes en leur disant sans cesse que ce qu’ils imaginent n’est pas possible. D’une certaine manière, cela rejoint notre métier d’avocat. Il faut trouver des solutions, faire des propositions. Et parfois, dire : « même si ça ne se passe pas comme ça, c’est envisageable ». Pour ne pas spoïler, il y a par exemple une solution originale par rapport à un témoin, qui n’existe pas dans la réalité, mais qui si elle était mise en place, serait peut-être un progrès dans la justice. Autre exemple : dans le film, l’avocat général descend de son perchoir. Je n’ai jamais vu ça, mais rien ne l’interdit. Pourquoi ne pas le faire ? Cela permet un coup d’accélération qu’on voit assez peu dans des films judiciaires français. On voit l’avocat général avancer et marquer des points comme dans un match. On sent vraiment la défense en difficulté.

AJ : Que pensez-vous de la manière dont la justice est montrée ?

Vincent Courcelle-Labrousse : Ce film montre bien le procès criminel français, qui peut devenir bordélique. Certaines audiences d’assises partent dans tous les sens. Dans le système américain, le juge est présent pour être garant du droit de la procédure à l’audience. Il s’intéresse à la manière de poser les questions, à la recevabilité des preuves. Dans un film de procès américain, il aurait pu y avoir une partie à l’audience pour savoir si tel témoin pouvait comparaître. On voit cela dans la série The Staircase, quand l’accusation découvre que l’accusé a une double vie. Il y a alors un débat préliminaire, impossible en France, sur la question de savoir si on peut présenter cette preuve au jury. Car le fait de débattre de cela peut parasiter le jury en l’entraînant vers des considérations extérieures à celle de savoir s’il y a une preuve au sujet des faits reprochés. Dans les procès anglosaxons, il est totalement interdit d’apostropher le procureur en face. Tous les échanges doivent être courtois, et passer par le président. Dans notre système, la preuve est libre. On force la personne à se mettre à nu, et sur la personnalité de l’accusé, les débats peuvent aller assez loin. C’est le cas dans ce film et c’est très juste. Même si la présidente essaye de tenir le débat, les échanges sont directs. Le procès français a un côté latin que la réalisatrice a magnifiquement compris et restitué.

AJ : Que pensez-vous du personnage de l’avocat, assez loin des clichés du ténor ?

Vincent Courcelle-Labrousse : Je l’aime bien. La personnalité de cet avocat est un choix de Justine Triet, que je trouve très juste. Enfin, un film qui montre que le comportement à l’audience, la stratégie ne passe pas que par le bruit ! C’est conforme à la réalité : les pénalistes ne sont pas tous des types qui ont des énormes voix et font un barouf du tonnerre à l’audience. J’ai également beaucoup parlé avec les réalisateurs de la relation entre l’avocat et son client. Dans le film, l’avocat défend une femme qu’il connaît depuis très longtemps. C’est une situation extrêmement dangereuse. Pour bien défendre, il faut de la distance, et c’est pour moi une règle absolue de ne jamais défendre de proches. Mais il n’y a pas d’interdiction. D’autres avocats le font, et parfois, on ne peut pas y couper. Cela crée une situation d’ambiguïté et de danger intéressante pour le film. J’ai beaucoup aimé la phase d’avant procès, et ses dialogues sur la question de la confiance, qui est fondamentale entre un avocat et son client.

AJ : Comment ce film est-il reçu dans le microcosme judiciaire ?

Vincent Courcelle-Labrousse : J’ai été secrétaire de la Conférence et j’ai pas mal de copains qui sont des pénalistes chevronnés. Tous disent qu’ils retrouvent, dans ce film, les vraies sensations d’un procès et même de l’avant procès. J’ai même reçu des mails de confrères et de consœur que je ne connais pas qui me disent la même chose. Souvent, les films judiciaires français m’emmerdent. On ne sent pas l’odeur des audiences. Là, on la sent hyper bien. Une audience, ce n’est pas rectiligne et linéaire.

AJ : Est-ce que ce film peut ouvrir un débat sur la justice ?

Vincent Courcelle-Labrousse : Le film montre très bien la réalité du procès criminel en France. Il y a de l’impudeur, de la psychologisation. Après avoir passé 20 ans devant les juridictions pénales internationales, j’ai personnellement beaucoup de mal avec les assises françaises. Ce serait intéressant de dire au public : « Voilà, c’est comme ça. Qu’en pensez-vous ? Aimeriez-vous être jugé comme ça ? Trouvez-vous normal que quelqu’un qui n’est pas témoin des faits vienne raconter des choses qui n’ont rien à voir avec ce qu’on juge ? ». Cela pose un vrai problème juridique, quand on sait que ces témoignages sont de nature à influencer les jurés. Il y a matière à débat. Si quelqu’un veut aborder le sujet, j’en parlerai volontiers !

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