« Anatomie d’une chute » ou la justice fantasmée

Publié le 24/08/2023 à 10h52

Le film de Justine Triet « Anatomie d’une chute », Palme d’or au Festival de Cannes 2023, est sorti mercredi en salle. Valérie-Odile Dervieux l’a regardé avec ses yeux de magistrate. Un film judiciaire ? Non, mais un film  à voir, sûrement. 

Capture d’écran 2023-08-24 à 10.38.49

 

 » I am innocent you know »

 » that’s not the point »

Vincent, avocat de la défense (Swann Arlaud)

 

 » J’ai gagné mon procès mais où est la récompense ? « 

Sandra, l’accusée (Sandra Hüller)

Voir un film sans se départir de ses lunettes de juge ?

Le pitch 

Sandra, Samuel et leur fils malvoyant de onze ans, Daniel, vivent isolés, à la montagne, près de Grenoble, dans un joli chalet qui ne sera, comme la vie de couple, jamais terminé.

Samuel est retrouvé mort au pied de la bâtisse, une chute du dernier étage, le rouge du sang sur la neige qui éblouit, le son trop fort de la reprise instrumentale d’une chanson de 50 Cent avalée par le bruit mat des pas de l’enfant dans la neige qui part faire des tours avec son chien quand « ça se dispute » et puis l’enquête avec ses mensonges, ses revirements, ses stratégies de défense, ses congruences, ses apprentissages….

Le droit au silence n’est pas notifié, le droit aux silences s’invite.

Focale justice 

Anatomie d’une chute n’est pas un film sur la justice, mais sur une histoire qui finit mal.

L’histoire d’un couple dont le délitement, analysé par une focale judiciaire, est comme magnifié par le seul « vrai » procès qui nous reste, celui des assises.

Ce n’est pas « jusqu’à la garde », incroyable opus qui dissèque un mécanisme de violence conjugale jusqu’à l’irréparable acmé du presque féminicide, mais un récit qui débute par la mort suspecte du mari et s’achève par une décision qui laisse ouverts tous les (im)possibles.

La musique que l’enfant apprend (Leyenda – Isaac Albéniz ; Prélude en Mi mineur op. 28 n°4 – Chopin) seul ou avec sa mère, est le « soudntrack » du film : elle discorde puis s’accorde avec la progression de la procédure judiciaire comme si, à la fin, tout revenait au point d’équilibre voulu par la réalisatrice Justine Triet : une mère, son fils.

Un « vieux » tribunal 

Le premier invité judiciaire du film est bien le tribunal de Saintes : sa symbolique, ses boiseries, sa volée de marches en pierres qui arrache le justiciable à sa vie réelle, le porte vers la salle des pas perdus puis l’engouffre dans la salle d’audience, ici une cour d’assises.

En tous les cas, l’ «erreur du menuisier », si elle existe, n’est pas une erreur de cinéma : la verticalisation permet ici à aux acteurs de jouer au mieux une partition plongée quasi chorégraphiée :

* les envolées de manche et virevoltes d’un avocat général survolté et kinétic qui fond sur tout ce qui témoigne ;

* une présence distanciée de la présidente d’audience qui fait ce qu’elle veut quand elle veut, au fi du contradictoire, de la collégialité, de la publicité des débats et finit par céder devant l’enfant du couple qui a parfaitement perçu (s)les failles et les enjeux ;

*la capacité de l’accusée à transcender les débats puisque sa défense est trop énamourée pour « assurer ».

Débats 

Les guerres d’égos – l’un réussi pas l’autre – les déséquilibres conjugaux, les accidents de la vie instrumentalisés, sont l’objet des débats.

L’enregistrement d’un dispute, matériau initial d’un roman fantasmé par le mari écrivain empêché et prof frustré, devient pièce à conviction.

La preuve est libre en droit pénal….

Le directeur d’enquête assertif souligne mensonges et incohérences.

Le témoin psychiatre assène ses analyses sans égard pour le secret médical.

L’accusée livre un récit, le sien, pertinent, vivant, combatif, construit, littéraire (trop ?) aux accents ambigus ponctués par des regards vers son fils, toujours signifiants, parfois terrifiants.

Les autres, jurés, juges, public, robes noires et rouges, avocats, parties civiles, journalistes- se fondent dans un brouhaha.

Justice fantasmée 

Une procédure de recherche des causes de la mort, l’ouverture d’une information judiciaire, un procès fondé sur une autopsie  « corps intact », une mise en examen sans mesure de sûreté, une seule expertise, une reconstitution rapide, la mise à disposition d’une «nounou judiciaire » pour prévenir toute tentative de « pression » sur l’enfant commun, peu de contradictoire, pas de parties civiles,  pas de « droit au silence », pas d’avocat pour l’enfant et/ou les parties civiles, un avocat général qui dévore tout – police de l’audience, interrogatoires et contre interrogatoires option USA, une présidente qui arbitre le déséquilibre de haut et de loin, des avocats de la défense auto-cantonnés….

Donc, ce n’est pas un film sur la justice.

Mais la procédure sert le propos et justifie un dénouement en forme de culbute.

L’enfant, préado mal voyant, voit mieux que tous.

Il a compris depuis longtemps la mécanique du couple.

Il s’impose au procès, observe le process judiciaire et parvient à le retourner en utilisant les faiblesses des « grands ».

Il réussit ainsi son pari pascalien : d’abord enferré dans le drame des violences conjugales puis piégé dans un conflit de loyauté entre un père victime et une mère accusée, il choisit la seule version supportable : celui du parent innocent puisque l’autre est déjà mort.

C’est sans doute en cela que le film interpelle et nous ramène à tant de procédures.

🎬 Alors, y aller ?

Oui, pourquoi pas.

Acteurs formidables.

Film palmérisé en or,

Et finalement les chutes au cinéma (cf «l’important, c’est pas la chute, c’est l’atterrissage » La Haine de M. Kassovitz 1995) comme en justice ne sont-elles pas les plus intéressantes ?

 

 

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