Anne Bouillon : « J’assume d’être une avocate de cause ! »

En 20 ans de barreau, Anne Bouillon s’est imposée comme une avocate reconnue notamment pour son investissement dans la défense des femmes. Elle fait le choix aujourd’hui de ne plus défendre les auteurs de violences sexistes et sexuelles, position qui lui vaut parfois d’être critiquée par ses confrères. Elle s’en explique en revenant sur sa trajectoire professionnelle, qui mêle passion de la défense et combats féministes. Rencontre.
Actu-Juridique : Pourquoi êtes-vous devenue avocate ?
Anne Bouillon : Par hasard. Je suis fille d’enseignants, et si j’avais voulu suivre la tradition familiale, je serais devenu prof. Mais j’ai fait des études de droit que j’ai clôturées par un DESS en droit humanitaire. Ensuite, j’ai travaillé deux ans à Sarajevo au sein de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Je fréquentais beaucoup d’avocates et d’avocats en droit public international. Quand je suis rentrée en France, j’ai vu que je pouvais passer le concours d’entrée à l’école des avocats, à condition néanmoins de rattraper beaucoup de matières juridiques. J’ai eu le concours. Au départ, mon ambition était de repartir en mission internationale. J’ai passé un entretien d’embauche pour rejoindre l’ONG, Human Rights Watch et travailler à la mise en œuvre du traité de Rome sur la Cour pénale internationale. Je n’ai pas été prise et je me suis inscrite au barreau de Marseille. J’y ai rencontré des confrères et consœurs, dont Dany Cohen, qui a été mon maître de stage et qui m’a donné envie de pratiquer le métier.
AJ : Pourquoi vous êtes-vous orientée vers le droit pénal ?
Anne Bouillon : Être avocate c’est défendre ! Je suis devenue avocate pour plaider, et il n’était pas concevable pour moi de faire autre chose que de mettre ma robe le plus souvent possible. J’ai rencontré la profession en même temps que le Syndicat des avocats de France, qui promeut l’idée de défense engagée. Être avocate me permet de mettre en adéquation des engagements et des convictions personnelles et des pratiques professionnelles. C’est un accomplissement et un espace d’expression qui me permettait, et me permet toujours aujourd’hui, d’être en cohérence avec les valeurs que je souhaite porter comme citoyenne. C’est un luxe incroyable que de pouvoir ainsi conjuguer engagement professionnel et personnel.
AJ : Quels ont été vos premiers dossiers ?
Anne Bouillon : J’ai prêté serment en janvier 2001 à Aix-en-Provence. Avec Dany Cohen, je pratiquais surtout du droit des étrangers et le droit du travail coté salarié.e.s. Une des premières personnes que j’ai défendue était une jeune migrante, une « petite bonne » comme on les appelle sur le bassin méditerranéen. Il s’agit de très jeunes filles, qui sont amenées en France par leur famille, souvent de manière illégale et pour « servir » dans d’autres foyers à la garde des enfants, au ménage, voire à l’éducation sexuelle des fils aînés. Elle avait été prise en charge par une association qui m’avait demandé de la défendre. C’était une toute petite jeune fille. Ses chaussures étaient trouées. Je suis allée lui en acheter en dépassant allègrement le cadre de mon mandat ! Je l’ai défendue ensuite devant la cour d’assises, lorsque le fils aîné de sa « famille d’accueil » a été jugé pour le viol qu’il lui avait fait subir.
AJ : Vous défendez aujourd’hui essentiellement des femmes victimes de violence. Comment en êtes-vous arrivée là ?
Anne Bouillon : Jusqu’à ce que je devienne avocate à l’âge de 29 ans j’avais été plutôt préservée du sexisme. Ou alors ne m’apparaissait-il pas pour ce qu’il était. Une fois avocate, j’ai rencontré des femmes qui me racontaient sans filtres des situations de violences dont je n’avais pas idée. Je voyais, dans ces récits, des récurrences, des constantes, indépendamment de leur milieu social, de leur âge, de leur origine. Concomitamment, je faisais comme jeune avocate et à titre personnel la mauvaise expérience de comportements sexistes adoptés par des confrères ou des magistrats. Je pense que c’est ce double mouvement, la rencontre de femmes et ma propre expérience singulière de ma condition d’avocate, qui m’a fait entrer en féminisme.
AJ : Comment s’est manifesté ce sexisme dont vous avez fait l’expérience ?
Anne Bouillon : Je suis arrivée à Nantes en septembre 2003 pour rejoindre Franck Boezec, avocat pénaliste comme moi, qui est devenu mon mari. La comparaison entre ce que nous vivions l’un et l’autre dans nos vies professionnelles était éloquente. Quand Franck Boezec parle fort, il impressionne. Quand moi je parle fort, j’agace. Pendant des années, on m’a renvoyée sans cesse à ma condition de femme, y compris de manière gentille. Certains magistrats que j’apprécie et que j’estime m’avaient surnommée « la passionaria », comme si j’étais mue par mes passions alors que je suis tout autant que mes confrères mue par ma raison. Ce sexisme, poussé à son paroxysme, a pu conduire certains de mes adversaires à me demander si j’avais mes règles, seule explication possible à un comportement jugé agressif. Un magistrat m’a interrompue en pleine plaidoirie pour me demander de reboutonner ma robe qui s’était déboutonnée. Il m’est également arrivé aux assises d’être la seule femme dans le prétoire avec le sentiment d’une connivence masculine liant l’avocat de la défense, le président et l’avocat général : sourires goguenards, ironie sur mes propos, réflexions extrêmement désagréables. Je me souviens que l’avocat de la défense ironisait sur mes compétences intellectuelles. Alors que j’attendais du président qu’il intervienne et le rappelle à l’ordre, celui-ci affichait un petit sourire en coin s’amusant de la situation. Ce genre d’incidents vous font sentir que vous arrivez dans un milieu masculin, qui vous tolère mais ne vous considère certainement pas à égalité. Ces expériences cuisantes, je ne les aurais pas vécues si j’avais été un homme. Mon début de carrière a été émaillé de quelques moments douloureux. J’avais, et j’ai toujours, la passion de ce métier que je vis vraiment comme une identité, quelque chose qui vous colle à la peau et vous définit. Mais, par l’exercice de ce même métier, je faisais aussi l’expérience de l’inégalité.
AJ : Ce sexisme envers les avocates est-il toujours aussi fort ?
Anne Bouillon : Je pense heureusement que cela existe moins aujourd’hui. Mais je ne suis pas sûre que mes jeunes consœurs n’éprouvent pas ce que j’ai éprouvé il y a vingt ans. Aujourd’hui, je suis davantage connue, et un peu plus vieille ! Donc moins vulnérable. Et ♯Me too est passé par là. Cela dit, certaines femmes pénalistes vous diraient autre chose. Certaines de mes consœurs, ne partagent pas mon constat. Peut-être ne subissons-nous pas toutes les mêmes choses ? Peut-être ne portons-nous pas le même regard sur ce que nous vivons ? Comme beaucoup de femmes, j’ai rétrospectivement relu mon parcours et mis le doigt, après coup, sur des situations qui ne m’étaient pas immédiatement apparues comme violentes, mais qui en réalité l’étaient. J’ai cherché à comprendre, j’ai acquis des connaissances théoriques, j’ai beaucoup lu. J’apprends toujours. Tout cela m’a progressivement conduite à la place que j’occupe aujourd’hui.
AJ : Vous avez finalement renoncé à défendre des auteurs de violences sexuelles et sexistes. Pourquoi ?
Anne Bouillon : J’ai en effet renoncé définitivement à défendre des auteurs de violences sexuelles et sexistes, et c’est le second point de bascule de ma carrière. Ce choix peut prêter le flanc à la critique, je le sais et je l’accepte. Il m’a permis de résoudre une équation impossible entre mes engagements personnels et ma passion pour la défense. Un certain nombre de mes confrères et mes consœurs disent qu’ils ne défendent pas des causes mais des personnes. Je l’entends parfaitement, mais ce n’est pas mon cas. Moi, j’assume d’être une avocate de cause : je défends des causes et des personnes. Cela me convient très bien, même si cela ne correspond pas à la doxa de l’avocat pénaliste qui est de « les défendre tous » ! Y renoncer est un choix coûteux mais j’y gagne en liberté de parole, en crédibilité, et, me semble-t-il, en confiance que peuvent placer en moi les femmes qui me demandent de les défendre. En un mot, j’y gagne en cohérence.
AJ : Ce choix vous pousse également à occuper davantage le banc des parties civiles que celui de la défense…
Anne Bouillon : De manière statistique, les victimes de violences sexuelles et sexistes et de violences intrafamiliales sont d’abord des femmes. Donc, évidemment, je suis beaucoup plus sur le banc des parties civiles. Ce n’est pas un exercice facile. On ne s’autorise pas tout quand on est sur ce banc-là. Aller sur le champ de la sanction pénale est par exemple un interdit absolu. Cela dit, je n’ai pas déserté le banc de la défense. D’une part, car je défends des femmes mises en cause. D’autre part, car il m’arrive encore de défendre des hommes mis en cause pour d’autres types d’infraction que des violences sexuelles ou intrafamiliales. Surtout, quel que soit le côté de la barre où je me situe, je n’ai pas l’impression d’avoir perdu mon âme d’avocate. Je suis convaincue que chacun a le droit à la meilleure défense possible. On peut être sur le banc des parties civiles et être attaché aux principes directeurs du procès pénal. Il m’arrive de rappeler aux jurés que s’ils ont un doute, ils doivent acquitter l’accusé – avant de démontrer pourquoi il me semble que le doute n’est pas permis. Je ne fais pas d’esquive. Je suis engagée sans être partisane, sans me compromettre, et sans céder un pouce de terrain sur le droit à la présomption d’innocence et au droit à un procès équitable, sur le respect du contradictoire autour de la preuve. Ces grands principes nous concernent toutes et tous et je suis très attachée à leur défense.
AJ : La justice entend-elle mieux vos clientes ?
Anne Bouillon : Oui, indéniablement. J’ai même le sentiment de ne plus faire le même métier qu’il y a dix ans. J’ai beaucoup plus voix au chapitre. Il y a une quinzaine d’années, déposer plainte pour une femme était en soi une épreuve. Cela peut l’être encore aujourd’hui dans certains commissariats, mais de moins en moins. L’accueil des plaignantes et leur écoute par la justice ont progressé de manière considérable. J’entends des confrères et consœurs qui s’inquiètent de ce que maintenant, on croirait les femmes sur parole. Ils disent redouter une « présomption de culpabilité ». Je ne fais pas ce constat. Les femmes sont mieux accueillies, écoutées avec plus d’attention et moins de préjugés. Une parole qui accuse ne vaut pas preuve et je ne milite nullement pour qu’elle le devienne. Aucun dossier n’arrive au tribunal correctionnel sur la seule base d’une plainte. Il y a toujours des relaxes au bénéfice du doute. Rien de tout cela n’a changé. À Nantes, des audiences sont dédiées aux violences conjugales et intrafamiliales. Les juges, et les greffiers et les greffières sont formés sur ce sujet. Le contradictoire y est parfaitement respecté, tout comme l’individualisation de la peine. Il est faux de dire que l’institution judiciaire renonce à la présomption d’innocence.
AJ : On entend parfois dire qu’il y aurait un conflit entre certaines prises de paroles féministes et la présomption d’innocence. Qu’en pensez-vous ?
Anne Bouillon : Ces affirmations visent d’abord les femmes qui dénoncent leur agresseur sur les réseaux sociaux. Mais c’est oublier qu’elles ne sont pas tenues au respect de la présomption d’innocence, qui s’applique uniquement au monde judiciaire et à celui des médias. Ces femmes prennent la parole et ce faisant elles engagent leur responsabilité pénale et civile et, souvent, leur réputation. Exiger d’elles le respect de la présomption d’innocence n’a aucun sens. Elles ne vont pas mettre leurs propos au conditionnel ! Moi, je crois que cette injonction est en réalité un mode de « silenciation ». On leur dit : « s’il vous plaît, parlez moins fort » ! On a beaucoup entendu cela après le début de ♯Me too en 2017. Cela fait peur, des voix de femmes qui s’élèvent à l’unisson et par milliers. La parole féministe n’est pas dégagée de tout risque. Comme toutes les paroles contestataires, elle provoque des réactions conservatrices et réactionnaires.
AJ : L’institution judiciaire doit-elle faire encore plus pour lutter contre les violences conjugales ?
Anne Bouillon : D’abord, on ne peut pas tout attendre de la justice. Les violences faites aux femmes ne disparaîtront pas par la seule action de l’institution. Mais on peut attendre de l’institution qu’elle ne produise pas une violence supplémentaire, qu’aux violences subies par les femmes ne vienne s’ajouter une violence institutionnelle. À Nantes, il y a eu une volonté forte des cheff.es de juridiction de s’engager sur la question de la lutte contre les violences intrafamiliales : des audiences pénales sont dédiées, des circuits de communication et d’échange d’informations sur les dossiers entre le parquet, les juges aux affaires familiales et les juges des enfants ont été mis en œuvre et permettent d’anticiper sur des situations particulièrement criminogènes. C’est loin d’être le cas partout en France. Il faudrait sans doute harmoniser la politique pénale sur l’ensemble du pays. Et, évidemment, donner à la justice les moyens de travailler dans des délais raisonnables. Les choses progressent dans le bon sens. Mais du chemin reste à parcourir…
Référence : AJU013t5
