Disparition de Me Leclerc : « Henri » ou la fraternité
Depuis que l’une de ses filles a informé l’Agence France Presse, samedi, de la mort de l’avocat Henri Leclerc, les hommages se succèdent dans les médias et sur les réseaux sociaux. Ses pairs témoignent de leur « chagrin sincère », « d’un deuil considérable ». Tout ou presque a été écrit sur « le vieux lion ». Il reste toutefois des fragments de fraternité à partager.
Notre chroniqueuse judiciaire Isabelle Horlans a eu très souvent l’occasion de l’entendre plaider. Elle nous explique pourquoi il était tant aimé et si admiré.
Les réactions de ceux qui le connaissaient sont unanimes. « Adversaire de l’injustice », « fervent militant des droits de l’homme », « ardent défenseur des libertés publiques », « pénaliste talentueux », « dernier des géants », le décès de l’« illustre figure du barreau » qu’était Me Henri Leclerc, 90 ans dont 65 passés dans les prétoires, suscite « une peine immense ». Mais pourquoi Henri Leclerc a-t-il été à ce point aimé et respecté, y compris par ceux qui ne partageaient pas les positions parfois radicales que pouvait lui inspirer son engagement à gauche ?
Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, rappelle dans son adieu sur X (ex-Twitter) une « maxime » que l’avocat avait adoptée : « S’il n’en reste qu’un, je serai celui-là. » « Les défendre tous » : il se l’était juré. Voici pourquoi on l’appréciait.
Cher Henri, tu disais souvent « s’il n’en reste qu’un, je serais celui là ».
Avec ta disparition, nous perdons un infatigable défenseur des libertés dont l’engagement et le talent auront marqué le barreau et toute notre justice.
J’adresse mes condoléances émues à ses proches.
— Eric Dupond-Moretti (@E_DupondM) August 31, 2024
On l’aimait parce qu’il était « Henri », homme simple, disponible, sur qui l’on pouvait compter pourvu que la bataille fût noble, si attentif aux autres que l’ancien « catho de gauche », qui longtemps fit les « gestes de la foi, comme le conseille Pascal », mais qui ne croyait plus, pourrait avoir malgré lui gagné sa place au paradis.
Michel et Nadine Vaujour, « [son] petit couple »
« Henri » portait la voix des « accablés », des « affligés » et des « sans-grades ». Parfois aussi celle des puissants, tels Dominique de Villepin, l’anesthésiste Bakary Diallo et le docteur Jean Chouraqui (« le golden boy des cliniques de Marseille »), tous deux acquittés, la riche famille de Ghislaine Marchal tuée par Omar Raddad, ou encore Dominique Strauss-Kahn. Mais quelle que soit la cause à défendre ou représenter, Henri Leclerc restait modeste, dévoué, il demeurait ce jeune de 20 ans qui ne supportait pas « l’injustice sociale ». Injustice : le mot apparaît 22 fois dans ses Mémoires (1), c’est dire si le sentiment qu’il recouvre le taraudait.
C'est avec une profonde tristesse que nous apprenons le décès de Henri Leclerc. Brillant avocat, fervent défenseur des libertés publiques, il était l'une des plus illustres figures de notre barreau. Nos pensées accompagnent sa famille et ses proches. pic.twitter.com/vI5ggwTn1P
— Bâtonnier de Paris (@batonnierparis) August 31, 2024
C’est lui, ce mot, qui l’a mené auprès de Michel Vaujour, ancien braqueur, « roi de l’évasion ». Au mitan des années 1980, il avait passé une décennie en prison alors qu’il n’avait que 35 ans.
Michel Vaujour attire l’attention du ténor en raison du régime qu’il subit : l’enfermement en QHS, ces quartiers de haute sécurité qui font horreur à certains avocats de l’époque, dont Henri Leclerc. Il milite pour leur fermeture, jugeant les conditions de (sur)vie « inhumaines ». Il accepte donc de défendre le prisonnier en QHS, et plusieurs fois tant Vaujour est rétif à la loi. Il soutient son ex-épouse, la frêle Nadine qui a fait évader son amoureux de la Santé aux commandes d’un hélicoptère (2). Au fil des parloirs et des audiences, ces deux-là deviennent « [son] petit couple ». Dans les yeux rieurs de Me Leclerc, se lisait l’affection qu’il leur vouait ; ce n’était pas une posture de défenseur.
Au procès de Michel et Nadine, il plaide pour Bruno, leur bébé né derrière les barreaux, pour leurs deux autres petits à l’extérieur. Et il obtient que la mère et son nourrisson soient libérés (la peine couvre la préventive).
« N’y va pas, c’est un réactionnaire ! »
L’avocat qui longtemps parcourut la France au volant de sa vieille Volvo, sa robe élimée en bouchon sur la banquette arrière, ses cheveux en bataille comme si le cerveau en mouvement constant les hérissait, eut pour mentor Albert Naud, avocat de Pierre Laval, exécuté en 1945. Le résistant avait été commis d’office.
Homme de droite, il engage le jeune Leclerc, pourtant prévenu : « “N’y va pas, c’est un réactionnaire !” me disaient de Naud mes camarades avocats de gauche. » Pourtant, « nous étions faits pour nous entendre », écrira-t-il. Me Naud n’avait-il pas manifesté avec la gauche radicale pour essayer, en 1927, de sauver la vie des anarchistes Sacco et Vanzetti ? Me Leclerc vit en lui un personnage « plus ouvert et plus tolérant que bien des militants de gauche qui ont été mes camarades ». Preuve que, entre humanistes, on sait faire fi des inclinations politiques.
Ardent défenseur de nos libertés, militant dans l’âme, Henri Leclerc a marqué au-delà de notre métier. Nous honorerons sa mémoire en faisant preuve de la même détermination que celle qui était la sienne. Défendre est un engagement. Condoléances à sa famille, ses proches. pic.twitter.com/usrX5k5e5t
— Frank Berton (@frankberton3) August 31, 2024
On recroisera « Henri », on reparlera « des petits Vaujour » ; on l’écoutera, surtout. Car il savait prendre les jurés par la main, les accompagner par la parole, sans cris ni fureur, vers ce pas de côté qui leur permettrait de voir l’homme et non « le monstre ».
Henri Leclerc, l’homme qui croyait aux matins, s’en est allé ce soir.
Nos robes noires porteront son deuil indélébile. Qu’il soit assuré que notre peine, loin de nous faire taire, enfiévrera nos mots, que nous placerons résolument dans les siens. pic.twitter.com/6qMMCqBZVp— Association des Avocats Pénalistes (@AssoADAP) August 31, 2024
« Ces bébés, Véronique, ce sont aussi les nôtres »
Ou la femme accablée, pas uniquement la mère infanticide qui a tué trois bébés. Sa défense de Véronique Courjault, en 2009, fut en cela un modèle : une « conversation » avec les jurés et l’accusée. « Ces bébés, Véronique, ce sont les vôtres, ce sont aussi les nôtres », dit-il, pensant à ses petits-enfants. Il évoque « la solitude de la mère », « son effroi », et sa responsabilité – « vous avez tué vos enfants » –, n’implore pas l’acquittement. Intelligence de situation.
Autre plaidoirie mémorable, prononcée 15 ans plus tôt à la cour d’assises des Yvelines à Versailles. Clin d’œil de l’histoire : l’ancien « élève » de Me Naud, l’avocat de Laval, intervient pour la Ligue des droits de l’homme (il la présida de 1995 à 2000) contre un milicien du régime de Vichy.
Décès d'Henri Leclerc : la #LDH tout entière est en deuil, à la mesure de ce que fut l’homme, l’avocat, le défenseur acharné des droits et libertés.
A la mesure de ce que fut son investissement de citoyen, d’avocat, de militant, notre peine est immense.
➤ https://t.co/1Gvd8320NX pic.twitter.com/84vXdYT91J— LDH France (@LDH_Fr) August 31, 2024
La LDH est partie civile au procès du collaborationniste Paul Touvier deux fois condamné à mort par contumace. Arrêté au terme de 45 ans de cavale, il répond au printemps 1994 de complicité de crime contre l’humanité : il a fait exécuter sept otages juifs contre un mur du cimetière de Rillieux (une commune de l’Ain, à l’époque). De la mezzanine où la presse est installée, on surplombe l’antisémite de 78 ans « à l’apparence d’un bon petit vieux », note Henri Leclerc qui, en l’écoutant, songe au concept de « la banalité du mal » développé par Hannah Arendt.
Puis, vient le moment de plaider. En dernier, après 24 confrères. Comment bâtir son argumentation quand tout a été dit, répété, martelé ?
« Une parcelle des six millions de Juifs massacrés »
Il s’empare des injures que le Führer a utilisées pour décrire les Juifs dans Mein Kampf et les retourne contre l’accusé : « Vous jugez un homme, vous ne jugez pas un “parasite”, vous ne jugez pas un “bacille”, vous ne jugez pas un “pou”. Vous jugez un homme qui a le droit de se défendre, qui a le droit d’être défendu » mais doit « être condamné pour l’injustice qu’il a commise, fracture dans l’histoire de l’humanité à laquelle il a participé. » Il décrit « ces hommes, ces femmes, ces enfants qu’on enferme, empile » dans les wagons, est soudain submergé par l’émotion : « Taisons-nous ! »
Un long silence étreint la salle, les larmes coulent jusque sur la mezzanine. « Les Juifs sont nos frères, un chrétien ne peut l’oublier. » Il cite le nom des sept Juifs fusillés, « une parcelle des six millions de Juifs massacrés ». Une « parcelle », insiste-t-il. On pressent alors que Paul Touvier sera condamné à perpétuité. Il mourra à la prison de Fresnes.
Ainsi était « Henri », l’immense Me Leclerc dont Rémy Heitz, le procureur général près la Cour de cassation, a aussi salué la mémoire.
Message en mémoire de Maître Henri Leclerc pic.twitter.com/bBlCBnxSGZ
— Rémy Heitz (@Remy_Heitz_PG) September 1, 2024
L’ultime message posté sur X par son confrère Christian Saint-Palais, deux photos, dit tout de « Henri » : l’avocat de dos, encore fasciné à son grand âge par l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme.
— Ch. SAINT-PALAIS (@ChStPalais) August 31, 2024
(1) La parole et l’action par Henri Leclerc, éditions Fayard (2017) et Hachette Pluriel (2020), 656 pages.
(2) La Fille de l’air, par Nadine Vaujour, éditions Michel Lafon (1990) et J’ai Lu (2001). Porté à l’écran sous le même titre en 1992 par Maroun Bagdadi.
Référence : AJU463852