La réélection d’anciens bâtonniers au conseil de l’ordre sans limitation porte-t-elle atteinte au principe d’égalité ?
À la différence de ce qui est prévu pour les autres membres sortants des conseils de l’ordre, les anciens bâtonniers peuvent se porter immédiatement candidats à un nouveau mandat à l’issue de deux mandats successifs. Est-ce une atteinte au principe d’égalité comme le soutenait Monsieur Louis B. devant le Conseil d’État ? Non, répond celui-ci. Les explications de Me Patrick Lingibé.
Le Conseil d’État a été saisi d’une question particulière posée par Monsieur Louis B., avocat au barreau de Versailles, qui demandait d’annuler le refus d’abroger les dispositions du troisième alinéa du III de l’article 5 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 modifié organisant la profession d’avocat figurant dans le III dudit article, qui dispose :
« A l’expiration du deuxième de deux mandats successifs, les membres sortants, à l’exception des anciens bâtonniers, ne sont rééligibles qu’après un délai de deux ans. Ce délai est réduit à un an dans les barreaux de moins de seize avocats disposant du droit de vote. »
Plus précisément, dans sa requête et ses mémoires produits, il demandait au Juge du Palais Royal :
1°) d’annuler pour excès de pouvoir la décision implicite par laquelle la Première ministre a rejeté sa demande tendant à l’abrogation du troisième alinéa du III de l’article 5 du décret du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat.
2°) d’enjoindre à la Première ministre d’abroger ces dispositions dans un délai de trois mois à compter de la notification de la décision à intervenir.
3°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Par un arrêt rendu le 29 mai 2024 par ses 6ème et 5ème chambres réunies, n° 472307, le Conseil d’Etat a rejeté ces demandes.
L’intérêt de commenter cette décision réside dans son caractère didactique : d’une part, elle rappelle le rôle majeur du bâtonnier dans l’organisation de la profession d’avocat (I) et d’autre part, elle apporte une réponse sur le fond à la critique fondée sur la violation du principe d’égalité évoqué par le requérant (II).
I – Sur le rôle majeur et singulier du bâtonnier au sein de la profession d’avocat.
Dans son considérant n° 4, le Juge du Palais Royal prend le soin de détailler le rôle du bâtonnier pour montrer que ces missions sont différentes de celles du conseil de l’ordre et des membres qui le composent.
Nous avons jugé plus pertinent de présenter ci-dessous sous la forme d’un tableau récapitulatif les différentes fonctions et compétences exercées par un bâtonnier avec au regard leurs références textuelles :
Fonctions / Compétences du Bâtonnier | Références textuelles |
Présidence du conseil de l’ordre dont il n’est pas membre | Article 15 de la loi du 31 décembre 1971 modifiée portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques |
Représentation légale du barreau dans tous les actes de la vie civile | 2ème alinéa de l’article 21 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 modifiée portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques |
Instruction de toute réclamation formulée à l’encontre d’un avocat. | 2ème alinéa de l’article 21 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 modifiée portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques |
Organisation d’une conciliation entre les parties lorsque la nature de la réclamation le permet et sous réserve des réclamations abusives ou manifestement mal fondées. | 4ème alinéa de l’article 21 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 modifiée portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques |
Prévention ou conciliation des différends d’ordre professionnel entre les membres du barreau. | 6ème alinéa de l’article 21 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 modifiée portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques |
Arbitre les litiges nés à l’occasion d’un contrat de travail ou de la convention de rupture, de l’homologation ou du refus d’homologation de cette convention ainsi que ceux nés à l’occasion d’un contrat de collaboration libérale | Dernier alinéa de l’article 7 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 modifiée portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques |
Désignation des avocats commis d’office par le bâtonnier, lesquels ne peuvent refuser leur mission de défense sans faire approuver leurs motifs d’excuse ou d’empêchement par le bâtonnier | Article 9 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 modifiée portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques |
Information et intervention en matière de contentieux des élections ordinales | Article 12 du décret n°91-1197 du 27 novembre 1991 modifié organisant la profession d’avocat |
Saisine préalable lorsqu’un avocat s’estimant lésé dans ses intérêts professionnels par une délibération ou une décision du conseil de l’ordre entend la déférer à la cour d’appel. | 1er alinéa de l’article 15 du décret n°91-1197 du 27 novembre 1991 modifié organisant la profession d’avocat |
Interlocuteur du Conseil national des barreaux dans le cadre de l’organisation des élections nationales professionnelles | Article 25 du décret n°91-1197 du 27 novembre 1991 modifié organisant la profession d’avocat |
Désignation des membres du jury pour l’examen d’accès aux centres régionaux de formation professionnelle d’avocats (CRFPA) | Article 53 du décret n°91-1197 du 27 novembre 1991 modifié organisant la profession d’avocat |
Désignation des membres du jury pour l’obtention du certificat d’aptitude à la profession d’avocat (CAPA) | Article 69 du décret n°91-1197 du 27 novembre 1991 modifié organisant la profession d’avocat |
Information et contrôle dans l’accueil en stage d’avocats étrangers | 3ème, 4èmes et 5èmes alinéas de l’article 84 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 modifié organisant la profession d’avocat |
Vérification de la déclaration par les avocats des conditions dans lesquelles ils ont satisfait à leur obligation de formation continue au cours de l’année écoulée | 4ème alinéa de l’article 85-1 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 modifié organisant la profession d’avocat |
Désignation des membres de la commission compétente en matière de validation des compétences professionnelles | Article 91-1 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 modifié organisant la profession d’avocat |
Contrôle de l’obligation de formation continue des avocats titulaires d’un certificat de spécialisation | Article 92-5 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 modifié organisant la profession d’avocat |
Contrôle de la demande d’inscription auprès du barreau | Article 101 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 modifié organisant la profession d’avocat |
Contrôle des contrats d’association | Article 125 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 modifié organisant la profession d’avocat |
Vérifications effectuées au titre de la lutte contre le blanchiment | Article 155 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 modifié organisant la profession d’avocat |
Compétente en matière de contestations d’honoraires | Article 174 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 modifié organisant la profession d’avocat |
Compétence en matière d’enquête déontologique | Article 187 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 modifié organisant la profession d’avocat |
Saisine de la juridiction disciplinaire | Article 188 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 modifié organisant la profession d’avocat |
Contrôle de la couverture assurantielle en matière de garantie financière de représentation des fonds | Article 210 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 modifié organisant la profession d’avocat |
Vérification de la tenue des comptabilités | Article 235 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 modifié organisant la profession d’avocat |
Visite à tout moment des lieux de garde à vue, des locaux des retenues douanières, des lieux de rétention administrative, des zones d’attente, s
des établissements pénitentiaires et des centres éducatifs fermés |
Article 719 du code de procédure pénale modifié par l’article 18 de la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire |
Comme nous pouvons le constater, le bâtonnier tient un rôle très particulier et propre au sein de l’échiquier de la profession d’avocat, voire au-delà de celle-ci dans la sphère sociétale, puisqu’il est par exemple cité parmi les membres des corps et autorités assistant aux cérémonies publiques dans l’ordre protocolaire républicain (article 3 du décret n°89-655 du 13 septembre 1989 modifié relatif aux cérémonies publiques, préséances, honneurs civils et militaires).
Comme le relevait pertinemment le rapporteur public Frédéric Puigserver, force est de constater que sur les 286 articles que comporte le décret du 27 novembre 1991 modifié, le terme « bâtonnier » revient à « 220 reprises », représentant 76,92 % de l’ensemble des articles du texte réglementaire.
Si l’on applique cette analyse pour les 88 articles de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 modifiée portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques, le terme « bâtonnier » y revient 44 fois, représentant la moitié de l’ensemble des articles du texte législatif.
Place tout à fait particulière et singulière du Bâtonnier qui explique la réponse apportée par le Juge du Palais Royal quant au moyen soulevé d’atteinte au principe d’égalité soutenu par l’avocat versaillais.
II – Sur l’atteinte au principe d’égalité soulevée quant à la réélection illimitée des anciens bâtonniers.
La fonction de bâtonnier est une fonction enivrante mais souvent ingrate car elle exige beaucoup de sacrifices professionnels et personnels de la part de celles et de ceux qui l’exercent au profit de la profession.
Il est évident que la présence d’anciens bâtonniers au sein du conseil de l’ordre peut être une aide précieuse pour les bâtonniers en exercice, vu les écrasantes responsabilités qui leur incombent, d’autant plus qu’à chaque année qui passe se rajoutent de nouvelles obligations pour assurer l’autorégulation de la profession d’avocat. Pour être bâtonnier en cette période de bouleversement des choses et où le temps se numérise et se virtualise, il faut s’accrocher et cela peut relever dans certaines situations du sacerdoce.
C’est donc en ce sens qu’il faut interpréter la réponse apportée par le Conseil d’Etat pour rejeter toute atteinte portée au principe d’égalité par la disposition règlementaire critiquée, laquelle se justifie en l’espèce « eu égard à la situation particulière des anciens bâtonniers et à l’expérience que leur a conférée l’exercice de telles fonctions ». Il s’évince donc que les responsabilités qui ont été exercées par un membre du conseil de l’ordre ne peuvent aucunement, tant sur la forme que sur le fond, s’assimiler et se comparer à celles qui ont été exercées par un bâtonnier.
Pour rappel, le Conseil d’Etat a jugé depuis longtemps que « Le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit. » (pour un exemple : Conseil d’Etat, assemblée, du 3 juillet 1998, 184605 185341 185364, publié au recueil Lebon).
De même, le Conseil constitutionnel a rappelé dans sa décision n° 2022-1033 QPC – 27 janvier 2023 – M. Patrick R. [Exonération d’impôt sur le revenu des indemnités spécifiques de rupture conventionnelle perçues par les agents publics] l’approche différenciée du principe d’égalité face à des situations différentes :
« 3. Selon l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». Le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit. ».
Nous ne pouvons que partager la motivation retenue par le Juge du Palais Royal pour rejeter la requête de Monsieur Louis B., le principe d’égalité ne pouvant s’appliquer qu’au regard de situations similaires des personnes visées, ce qui n’est pas le cas entre les anciens bâtonniers et les membres d’un conseil d’ordre :
« 5. Si les dispositions contestées permettent aux anciens bâtonniers, à la différence de ce qu’elles prévoient pour les autres membres sortants des conseils de l’ordre, de se porter immédiatement candidat à un nouveau mandat à l’issue de deux mandats successifs, elles ne méconnaissent pas pour autant le principe d’égalité, eu égard à la situation particulière des anciens bâtonniers et à l’expérience que leur a conférée l’exercice de telles fonctions. M. L. D. n’est ainsi pas fondé à soutenir que les dispositions dont il demande l’abrogation méconnaîtraient le principe d’égalité ou, en tout état de cause, le principe d’égal accès aux emplois publics, ni qu’elles porteraient une atteinte illégale à la liberté de l’électeur. »
Cette position du Juge du Palais Royal n’est pas nouvelle puisqu’il avait antérieurement jugé, sur la base de son approche différenciée, que dans le cadre d’organes de représentation de catégories socioprofessionnelles, certaines catégories de membres puissent être traitées différemment, sans pour autant qu’il soit porté atteinte du principe d’égalité :
« Considérant, en revanche, que si, selon l’article L. 367-6 du code de la santé publique, les conseils régionaux de la formation médicale continue sont composés des représentants des catégories mentionnées au premier alinéa de l’article L. 367-4, ces dispositions ne règlent pas les conditions de nomination du président de chaque conseil régional, qui ressortissent par suite au domaine d’intervention du décret en Conseil d’Etat prévu à l’article L. 367-11 du code de la santé publique ; que, dès lors, l’auteur du décret attaqué a pu légalement prévoir, sans méconnaître le principe d’égalité, que les présidents des conseils régionaux devraient être désignés parmi les représentants des bénéficiaires de la formation médicale continue ; qu’ainsi, la confédération des syndicats médicaux français et autres ne sont pas fondés à soutenir que les dispositions de l’article 6-I du décret attaqué, sont entachées d’illégalité en ce qu’elles prévoient qu’un conseil régional de la formation médicale continue ne peut choisir son président que « parmi ceux de ses membres qui représentent les bénéficiaires de la formation médicale continue » ; » (Confer arrêt du Conseil d’Etat, assemblée, 3 juillet 1998 cité supra).
Référence : AJU442506