Des moyens pour la juridiction de Seine-Saint-Denis

Publié le 01/08/2016

Crée en 1972, le barreau de la Seine-Saint-Denis porte la responsabilité de représenter une juridiction dynamique, mais complexe et où les moyens font souvent défaut. Nommé bâtonnier par ses pairs le 1er janvier 2015, Stéphane Campana a pris à cœur de défendre les intérêts de l’ensemble des magistrats, greffiers et avocats du TGI de Bobigny.

En février dernier Stéphane Campana, bâtonnier du barreau de Seine-Saint-Denis, avait tiré la sonnette d’alarme sans ménagement. En cause, la situation catastrophique du tribunal de grande instance de Bobigny, tant en termes d’effectifs de magistrats et de greffiers que de moyens. Le bâtonnier avait exposé l’ampleur des préjudices subis par les justiciables compte tenu des délais, et préparait une action massive d’assignations en responsabilité de l’État. L’intérêt médiatique qu’a créé l’action du barreau de Seine-Saint-Denis a permis une réponse rapide de la part du ministère de la Justice. Dans un communiqué du 23 février, le garde des Sceaux, Jean-Jacques Urvoas, promettait l’arrivée immédiate de vacataires pour soulager la charge des greffes et la création de six postes de magistrats, outre la promesse de remplir les postes de magistrats vacants d’ici à septembre 2016. Cinq mois après ces actions, nous nous sommes entretenus avec Stéphane Campana pour constater si la situation avait évolué.

LPA – Quel est l’état de la justice en France aujourd’hui ?

Stéphane Campana – La justice ne va pas beaucoup mieux qu’au début de l’année. Il est certain que la médiatisation des difficultés qu’elle connaît a permis de prendre conscience de la situation, mais les moyens ne sont pas encore là. Pour ce qui est de Bobigny, nous étions dans une extrême difficulté, quasiment à l’agonie, et le redimensionnement de la juridiction est plus que bienvenu. Mais si cela ira mieux à Bobigny à compter du 1er septembre 2016, ce n’est pas forcément le cas partout.

LPA – Comment avez-vous accueilli la nomination de Jean-Jacques Urvoas au poste de garde des Sceaux ?

S. C. – Je n’avais pas d’a priori sur Jean-Jacques Urvoas et il faut avouer que la situation était politiquement bloquée avec ChristianeTaubira. Le garde des Sceaux actuel est un homme très pragmatique qui a montré une vraie volonté pour trouver des solutions. Je trouve qu’il a su être très réactif en peu de temps, notamment sur la situation du tribunal de Bobigny.

LPA – Quels sont les problèmes que vous rencontrez au quotidien ?

S. C. – Il y a un manque de moyens évident. Chaque tribunal est différent bien sûr et certains fonctionnent très bien, mais il y a de grandes inégalités. On en est à avoir des tribunaux où il pleut à l’intérieur, certains où il n’y a plus de papier pour les imprimantes… Le résultat est qu’il y a une lenteur insensée des procédures, des convocations beaucoup trop tardives. L’autre risque est sur le plan pénal, s’il n’y a pas de réponses on peut se demander pourquoi les délinquants se priveraient de commettre de nouveaux délits. Ils sont jugés beaucoup trop tard par rapport au moment où l’infraction a été commise et ça n’a plus de sens.

LPA – Que pensez-vous de l’usage du 49-3 à deux reprises du vote de la loi Travail ?

S. C. – Ici ma réaction n’est pas celle du bâtonnier, mais celle du citoyen : toute cette affaire est pathétique, les intervenants se sont placés dans des postures qui ont entraîné un blocage et ont amené au 49-3. C’est dommage d’en arriver là. Sur la réforme, pour moi il s’agit d’une montagne qui accouche d’une souris. Je regrette aussi que personne n’ait songé au départ que les avocats pouvaient être des intervenants évidents pour participer aux négociations dans les entreprises.

LPA – Le projet de loi Sapin II sur la transparence de la vie économique, a été adopté au Sénat après que celui-ci a restreint le statut des lanceurs d’alertes.

S. C. – Au-delà de la loi, il faut tout de même reconnaître une ambiance assez trouble. On est tout de même dans un état d’urgence, il est étonnant qu’on veuille réduire la protection des lanceurs d’alertes. Mais au-delà du texte ce qui me préoccupe c’est l’état d’esprit dans lequel on est pour en arriver là.

LPA – Y a-t-il des spécificités à être avocat au barreau de Bobigny ?

S. C. – L’une des particularités de notre barreau, c’est que même lorsque vous vous créez une clientèle, la plupart de vos clients particuliers font appel à l’aide juridictionnelle. Cela signifie qu’il est assez difficile de bien gagner sa vie ici, car l’aide juridictionnelle rapporte très peu. J’imagine que cela en freine certains. Avec la conséquence que même en étant le premier tribunal de France après Paris, nous sommes loin d’être le premier barreau de France après Paris. Nous sommes 560 avocats là où nous devrions être 2 000. Pour faire face à cette réalité, le barreau de Seine-Saint-Denis a mis en place des solutions de mutualisation. Il y a énormément de solidarité ici, et c’est nécessaire pour parvenir à faire front face aux défis permanents. Nous sommes aussi un barreau très engagé sur le droit des étrangers, nous sommes très attentifs de ce point de vue-là.

LPA – Quelles sont les raisons qui poussent vos confrères à s’inscrire ici ?

S. C. – Il y a eu une évolution au fil des années. Je me souviens qu’à une époque, le barreau de la Seine-Saint-Denis était très engagé politiquement. Beaucoup de personnes venaient parce qu’elles se sentaient à gauche, c’était donc une façon de mettre en adéquation leurs idées politiques avec leur vie professionnelle. Mais aussi de se mettre au service de leurs concitoyens dans un département en difficulté. Il y avait un noyau très militant à cette époque où le département était un bastion communiste. Par la suite, beaucoup de jeunes issus de la diversité sont arrivés et sont devenus avocats grâce à l’ascenseur social, qui, quoi qu’on en dise, n’est pas complètement bloqué. Enfin, je sais que l’on vient aussi ici, car nous sommes réputés pour être un barreau dynamique, jeune et qui a des idées. Le département lui-même a changé d’image, vous avez un territoire en pleine évolution économique, qui se développe énormément et connaît de nombreuses créations d’entreprises. Il y a une vraie dynamique de ce côté-là avec des jeunes qui font un business plan et qui viennent en se disant « l’avenir est là ».

LPA – En mars dernier vous avez assigné l’État face aux manques de moyens. Quel a été le résultat de cette action ?

S. C. – Le tribunal de grande instance de Bobigny va voir arriver plus de trente magistrats au 1er septembre. Nous allons passer de 98 magistrats réellement affectés (nous devrions théoriquement en avoir 124) à 130 magistrats. Alors que nous étions en train de supprimer des chambres correctionnelles, nous allons maintenant créer deux ou trois cabinets de juge aux affaires familiales. Cela ne nous était jamais arrivé.

LPA – C’est la conséquence de votre mobilisation ?

S. C. – J’en suis persuadé. Si le barreau n’avait pas agi de la sorte pour attirer l’attention des médias sur cette problématique, nous serions dans la même situation. Je tiens d’ailleurs à souligner que j’ai été soutenu par toute la juridiction. Une fois de plus on a pu constater que nous sommes tous solidaires ; que ce soit les juges, les greffiers, les avocats et tous ceux qui font tourner cette juridiction. Nous étions vraiment dans une vraie nécessité. Ici nous sommes un peu dans un « Far-Est », bien loin des lieux et de l’esprit de ces gens qui ont l’autorité au centre de Paris. Cette médiatisation exceptionnelle a permis d’intéresser les médias à la justice et c’est un succès. On a vu les projecteurs se braquer sur la justice ce qui n’était jamais arrivé, au travers de l’illustration calamiteuse du TGI de Bobigny, qui n’était que la partie émergée d’un iceberg monstrueux.

LPA – Vous êtes donc satisfait de la réponse du garde des Sceaux ?

S. C. – Oui, puisque pour l’instant le ministre tient ses promesses. Mais attention ce n’est pas le paradis, en réalité il faudrait encore beaucoup plus de monde et de moyens. On voit d’où on vient, dès qu’on a un peu on est content. En l’état nous n’allons pas encore rattraper tout le retard, mais on pourra enfin travailler : on ne supprime plus des chambres ou des audiences et on ne crée plus de stock. Mais cela va prendre du temps pour tout rattraper.

LPA – Prévoyez-vous de nouvelles actions dans le futur pour faire entendre la voix des avocats de Bobigny ?

S. C. – J’avais annoncé au début de l’année que mon barreau attaquerait l’État pour déni de justice. Au vu des réponses de Jean-Jacques Urvoas nous avons pour l’instant décidé de suspendre les actions. Fin juin, nous avons pu constater que les promesses avaient tout l’air d’être tenues et que les premiers effets commençaient à se faire sentir. La prochaine échéance sera fin novembre pour savoir si oui ou non nous enterrons la hache de guerre. Nous aurions mauvaise grâce à continuer l’action si nous obtenions ce que nous demandons.

LPA – N’est-il pas étonnant de devoir effectuer de telles actions pour faire entendre sa voix ?

S. C. – Je ne peux hélas qu’approuver et le regretter. Je ne sais pas pourquoi nous fonctionnons de cette manière dans ce pays, mais on a le sentiment que s’il n’y a pas une médiatisation, et un tapage considérable sur un problème, une revendication ne sera jamais écoutée, quelle que soit sa légitimité.

LPA – Quelles sont désormais les priorités de votre mandat ?

S. C. – Nous allons maintenir la vigilance pour que tous les moyens soient attribués à notre juridiction. On nous a d’ailleurs promis d’autres moyens l’année prochaine puisque le redimensionnement s’effectue sur deux ans. Nous serons là pour nous assurer que cela se passe correctement.

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