Gérard Lopez : le pionnier de la victimologie

Publié le 29/05/2019

Depuis plus de trente ans, le psychiatre et expert judiciaire Gérard Lopez se bat pour que les victimes soient mieux écoutées et prises en charge. Il a contribué à faire émerger en France une discipline au confluent du droit et de la médecine : la victimologie. 

Il arrive avec une bonne demi-heure de retard, tenant, au bout d’une laisse, un petit chien dont il ne se sépare jamais. Col roulé orange vif sous une veste en laine, il s’installe en terrasse de ce café bruyant à proximité de l’ancien palais de justice. À voir les serveurs empressés, il y a ses habitudes. La conversation s’engage comme avec une connaissance que l’on n’aurait pas vue depuis longtemps. Sous cette apparente décontraction, Gérard Lopez, psychiatre de son état, est une pointure. Le pionnier, en France, de la « victimologie », arrivée chez nous dans les années 1990.

Pédagogique, il commence par définir les contours de cette discipline. « Pour être victime il faut avoir connu un préjudice mais ce n’est pas suffisant. Encore faut-il que ce préjudice soit reconnu par un texte, une loi ou un règlement ». À rebours des associations qui n’aiment pas le mot victime et lui préfèrent celui de « survivant », il invite à se saisir de ce terme. « Je dis souvent que le survivant c’est quelqu’un qui n’a pas fait de démarche pour obtenir son statut. Au contraire, être victime c’est faire preuve de réactivité ».

Psychiatre depuis la fin des années 1970, rien ne prédestinait Gérard Lopez à se faire l’ambassadeur, en France, de cette discipline mêlant droit, criminologie, médecine et accompagnement des victimes.

Parti pour une carrière sans histoire de psychiatre de ville, il atterrit en 1986 à l’hôpital de l’Hôtel-Dieu, où sont examinées des femmes violées, sur réquisitions judiciaires. « Cela faisait déjà une dizaine d’années que j’exerçais sans avoir aucune connaissance de la psycho trauma, et encore moins de la loi et de l’accompagnement judiciaire des victimes. J’étais tellement ignorant à l’époque… Je n’avais pas compris que la cause principale de somatisation était le psychosomatisme. La médecine légale m’a ouvert la piste. Sinon je n’y connaîtrais toujours rien », avoue-t-il.

On peut dire qu’il a bien rattrapé ce temps perdu. Gérard Lopez est à l’origine du premier diplôme de victimologie en 1993 et de la création de l’Institut de victimologie, « le plus gros centre français et certainement mondial de soins prodigués aux victimes ». Trois psychiatres et 19 psychologues y tiennent des consultations en Seine-Saint-Denis et à Paris. « Nous faisons 13 000 actes de thérapie et avons une file active de 1 000 patients par an. À nous seuls, on fait plus de consultations que tous les hôpitaux de Paris réunis », assure-t-il.

Ces professionnels ont une approche transdisciplinaire. « Soigner les victimes, ce sont les accueillir, dresser un état des lieux de leur situation, recenser les troubles dont ils souffrent, qu’ils soient somatiques ou psychiques. Il s’agit ensuite d’évaluer leurs problèmes sociaux pour les envoyer dans les bons réseaux, voir si une procédure judiciaire est engagée ; les orienter vers associations ou avocats compétents », précise-t-il. Dans cet Institut ont été suivies, entre autres, 186 personnes du Bataclan. « Les soins peuvent être rapides si une personne bien structurée se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment. Mais quand il s’agit des victimes de maltraitance, ces gens ont des troubles importants », précise le docteur.

Curieux, il aime parler, de victimologie, beaucoup, mais aussi d’actualité, de journalisme, de lui. Il déroule sans chichi son histoire familiale : son grand-père andalou qui a quitté l’Espagne en 1912 pour échapper à la guerre au Maroc, arrivé en France en 1912. Ses parents divorcés, son enfance en pension de 8 à 18 ans, ses deux mariages, ses trois enfants. Il se décrit comme un « pur migrant intégré », dit qu’il déteste l’islamophobie et l’antisémitisme, s’insurge contre « l’extrême droite qui se met à défendre la laïcité uniquement pour taper sur la gueule des musulmans ». Il a un avis sur tout, qu’il n’hésite pas à donner, quitte à transformer l’exercice formel de l’interview en une conversation à bâton rompu. Il aime l’approche pluridisciplinaire de son métier, qui l’emmène vers de très larges réflexions. Il assure que la victimologie est liée aux sciences humaines, et ne peut faire sens que dans certaines sociétés. « Victime signifie « créature offerte en sacrifice ». La victimologie ne peut se concevoir en dehors du monothéisme, car il n’y a que dans l’air du monothéisme que les victimes sont considérées innocentes, qu’il s’agisse d’ Isaac, de Jésus, ou du prophète Mohamed. Dans les autres civilisations, y compris la Grèce antique, les victimes sont considérées comme coupables et l’individu n’existe pas », expose-t-il, précisant qu’il est athée mais passionné de religion.

Médecin de formation, il aura fait toute sa carrière dans le monde du droit. Il a été expert judiciaire au civil et au pénal, et fut chargé par François Molins de mettre en place une unité mobile de psychiatrie légale. « Je dirige deux équipes de psychiatres, une sur Paris, une dans le 93, qui se déplacent dans les commissariats pour examiner les personnes en garde à vue ». Il n’est pas peu fier de dire qu’il compte trois ouvrages juridiques à son actif : le dictionnaire des sciences criminelles, « un énorme bouquin avec plus de 100 contributeurs », la victimologie, et les droits des victimes, avec les magistrats Serge Portelli et Sophie Clément. Officiellement à la retraite, il donne encore des cours à Paris 2, Paris 5, à Tours, et « essaye de faire progresser le droit des victimes en organisant des colloques ». « Je suis dans le droit jusqu’au cou », résume-il, expliquant qu’il a bien d’ailleurs failli entamer une carrière d’avocat. « Quand on est retraité, il faut bien s’occuper ! Ayant été expert longtemps j’ai beaucoup de compétences. Cela m’aurait plu de faire de la responsabilité médicale et du conseil aux avocats dans les procès d’assises compliqués ». Des nombreux procès auxquels il a assisté, il retient que les droits de la défense ne doivent pas concurrencer ceux des enfants et ceux des victimes. Il déteste voir celles-ci malmenées. « C’est scandaleux. On peut poser des questions poliment et gentiment comme le fait Me Léon Lef Forster, avocat de Villepin, un des plus grands avocats pénalistes ».

Il semble ne jamais vraiment cesser d’être prof, vous épelle l’air de rien, au cours de la conversation, les noms d’auteurs et les titres des nombreux ouvrages qu’il cite, vérifie que vous preniez bien vos notes. Bible vivante du trauma, il peut vous donner une multitude de chiffres et improviser un cours au milieu d’une terrasse bondée et bruyante. « On dénombre 100 000 viols par an, 10 000 vont en justice. Ce sont les chiffres du ministère de l’Intérieur. 10 % des enfants sont maltraités dans les pays à hauts revenus. En France, 4 millions sont victimes d’inceste selon une enquête commandée par l’Association internationale des victimes de l’inceste. Cela fait 7 % de la population, vous imaginez ? ».

Il déplore le manque de formation des médecins au psycho trauma. « Dans la mesure où la maltraitance crée des complications somatiques, tous devraient au minimum avoir des notions. La maltraitance multiplie par douze les risques de suicide et de cancer, d’après une étude très connue, d’Adverse Childhood Experiences, réalisée par le docteur Vincent Felliti en 1998. C’est un véritable problème de santé publique mais, même aujourd’hui, on n’apprend pas cela à l’école. On s’intéresse sporadiquement au trauma au moment des attentats, et c’est tout » ! Il dénonce également le manque de vigilance de ses confrères dans la lutte contre la maltraitance.  « Les médecins ne font que 5 % des signalements. Ils ne posent pas de questions, ne savent pas remplir un certificat médico-légal. Le Code de déontologie est par ailleurs extrêmement limiteur. L’article 44 dit que le médecin doit signaler avec prudence et circonspection et peut s’abstenir pour des raisons personnelles qu’il apprécie en conscience. Après quarante ans d’exercice, je ne vois toujours pas ce que cela signifie »…

Nuançant ce tableau peu reluisant, il concède que des progrès ont été faits. Des centres dédiés à la psycho traumatisme ouvrent régulièrement, même s’ils sont insuffisamment dotés. La parole des victimes est mieux prise en compte, notamment dans les commissariats. « Des services medico-judiciaires se sont développés un peu partout en France, dont certains sont pédiatriques, et c’est très important. Il reste encore beaucoup à faire. On part de très loin », estime-t-il.

Parmi les gens qui l’inspirent, il cite essentiellement des médecins : la psychanalyste Marie Balmary, qui fait dialoguer la Bible et l’œuvre de Freud. Le médecin militaire Claude Barrois, qui écrivit sur la névrose traumatique après avoir exercé pendant la guerre d’Algérie, le psychiatre américain Bessel van der Kolk, qui décrit le traumatisme comme une « épidémie cachée », « le problème de santé publique numéro 1 ».

Pour occuper sa retraite, il travaille sur une petite histoire des religions expliquées aux enfants, écrit des pièces de théâtre et des histoires de serial killer. La criminologie et la victimologie ne sont jamais loin…

LPA 29 Mai. 2019, n° 144k7, p.4

Référence : LPA 29 Mai. 2019, n° 144k7, p.4

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