Huissiers de justice : une profession en pleine mutation

Publié le 24/01/2017

Le 8 et 9 décembre 2016 se tenaient les 32es Journées de Paris, un événement organisé chaque année par la Chambre nationale des huissiers de justice. Le thème choisi pour cette nouvelle édition, « innovation et mutation », était particulièrement approprié au vu des nombreuses évolutions que connaît la profession.

La profession d’huissier de justice se trouve certainement à un tournant historique. Les 32es Journées de Paris organisées par la Chambre nationale des huissiers de justice (CNHJ) était l’occasion pour les huissiers de prouver leur compréhension d’un monde en évolution constante et des enjeux de demain. Lors de son discours d’ouverture, Patrick Sannino, président de la CNHJ, a souligné comment les huissiers ont toujours su s’adapter pour accompagner les évolutions de la société et répondre aux besoins des justiciables. Le changement le plus visible pour les huissiers est évidemment la nouvelle profession de commissaire de justice. Créé par la loi Macron du 6 août 2015, le commissaire de justice regroupera en effet les professions d’huissier de justice et de commissaire-priseur judiciaire en raison d’un certain nombre de points communs. L’ordonnance n° 2016-728 relative au nouveau statut entrera en vigueur le 1er juillet 2022. Si ce nouveau statut est vu par la CNHJ comme une opportunité de développement pour les huissiers, il reste un travail important à mener pour clarifier les nombreuses questions qui découlent de cette évolution. À l’orée d’un futur riche en mutations, Patrick Sannino a accepté de répondre aux questions des Petites Affiches sur les enjeux que devront demain appréhender les huissiers de justice.

Les Petites Affiches – Quels seront les enjeux pour la profession en 2017 ?

Patrick Sannino – 2017 sera une année importante pour la profession, avec l’entrée en vigueur de plusieurs dispositions phares de la loi Macron. Depuis le 1er janvier, la compétence territoriale des huissiers de justice s’étend au ressort des cours d’appel pour ce qui concerne nos missions dites monopolistiques, c’est-à-dire de service public. Nos autres activités (constats, recouvrement amiable…) relèvent quant à elles d’une compétence nationale. En quelques années, nous serons donc passés d’une compétence limitée au ressort d’un TI à une compétence bien plus large, voire nationale pour certaines activités. D’autre part, les modalités d’installation vont également évoluer, avec l’entrée en vigueur de la cartographie des zones vertes qui aura été arrêtée sur proposition de l’Autorité de la concurrence. La combinaison de ces deux facteurs va naturellement avoir des effets importants sur l’organisation territoriale de notre profession. Je rappelle que la proximité a toujours été un atout majeur des huissiers de justice auprès des justiciables et des entreprises. Nous sommes présents dans tous les territoires, y compris les zones les plus fragiles trop souvent désertées par les services publics. Nous nous préparons donc à ces nouvelles règles du jeu depuis la publication de la loi Macron, en gardant comme ligne de conduite le souci de rester au plus proche des citoyens. Nous serons naturellement très vigilants à ce que ce nouveau contexte ne fragilise pas nos équilibres territoriaux. Mais nous ne sommes pas pour autant rétifs à toute évolution, bien au contraire. Les nouvelles règles relatives aux formes sociétales, dont les derniers décrets viennent tout juste d’être publiés, offrent ainsi plus de liberté pour constituer nos structures d’exercice. C’est une chance, car de nouvelles opportunités et de nouveaux leviers de croissance vont apparaître. Nous sommes donc en train d’apprendre à raisonner davantage en tant que chef d’entreprise, avec des parts de marché à conquérir. Et nous apprenons vite ! D’autres mesures vont également entrer en vigueur progressivement, comme les petites liquidations ou les nouvelles règles d’interprofessionnalité. Nous poursuivrons aussi en 2017 le déploiement de nos projets numériques. Enfin, nous continuerons à travailler à la préparation de la création du commissaire de justice, prévue en 2022.

LPA – L’Europe va-t-elle continuer de prendre une place croissante dans le métier ?

P. S. – L’Europe influence l’évolution des professions réglementées, et donc des huissiers de justice, sous un double aspect. Le premier est relatif au cadre général d’exercice. On oublie trop souvent que l’origine de la loi Croissance et Activité, en ce qui concerne les professions réglementées, se trouve dans les multiples rapports et recommandations de la Commission européenne au sujet de nos professions, mal comprises et souvent mal-aimées. Des questions comme celles de la relation entre les prestations tarifées et libres, le territoire, l’accès à la profession, la publicité trouvent un écho puissant en Europe. Pour cette raison, si nous voulons essayer de comprendre et d’appréhender correctement ces enjeux, nous devons être présents sur la scène européenne, participer aux travaux et à la réflexion en cours.

Mais cet aspect « structurel » n’est pas le seul. L’Europe influence également nos activités, notamment par la mise en œuvre d’un espace européen de justice, qui peut être un atout pour la réalisation de nos prestations, mais qui pose également des questions vis-à-vis des modèles juridiques véhiculés. C’est pour ces raisons que nous considérons essentiel notre engagement européen, et que nous renouvellerons en 2017 nos efforts notamment au sein de la Chambre européenne des huissiers de justice. À ce titre, j’observe que le Conseil de l’Union européenne a confié à un sous-groupe de travail au sein de son « Groupe e-Justice » une réflexion sur le thème « Signification électronique en Europe » et ce en conférant le pilotage au ministère de la Justice français. La Chambre européenne est pleinement engagée dans ce groupe, et y voit une opportunité historique de mieux faire connaître la place de notre profession dans le service public de la justice, y compris dans la sphère électronique.

LPA – En quoi la numérisation de l’économie est-elle un défi pour les huissiers de justice ?

P. S. – Les huissiers de justice ont pris conscience depuis longtemps que le numérique était en train de bouleverser les schémas traditionnels qui régulent la société, qu’il s’agisse de l’économie ou des rapports sociaux. Le numérique engendre un rétrécissement de l’espace et du temps inédit. Bien évidemment, le droit n’échappe pas à cette évolution majeure, pas plus que les professions juridiques. Nous avions identifié ainsi cette disruption très tôt et nous avions été l’une des premières professions du droit à en tirer les conséquences sur le plan opérationnel. De toute façon, nous ne pouvions pas rester passifs. Pour une profession comme la nôtre, où le contact humain est essentiel, car nous allons sur le terrain, le numérique est évidemment un défi. Mais il ne nous fait pas peur : la dématérialisation fait aujourd’hui partie intégrante de notre métier, ce qui ne nous empêche pas de continuer à développer des produits innovants. C’est pourquoi, d’ailleurs, nous avions choisi de faire de 2016 l’année de « l’écosystème numérique de l’huissier de justice ». C’est le cas, par exemple, avec la procédure simplifiée de recouvrement des petites créances, créée par la loi Macron, pour laquelle nous avons imaginé une plate-forme dédiée, Credicys. Cette plate-forme est aujourd’hui opérationnelle. Elle permet au créancier de venir chercher une solution de recouvrement avec l’intervention d’un huissier de justice pour les créances inférieures à 4 000 €. Une TPE peut ainsi obtenir de l’huissier de justice un titre exécutoire, sans avoir à passer par le juge. C’est évidemment un gain de temps qui permet de fluidifier la trésorerie des entreprises. Plus largement, cette procédure offre aux créanciers, entreprises comme particuliers, une solution efficace à un coût très raisonnable. Cette plate-forme est un exemple parmi d’autres. Nous travaillons sur d’autres projets, innovants et ambitieux, qui devraient voir le jour en 2017. Et bien sûr, je n’oublie pas Medicys, notre plate-forme de médiation.

LPA – Medicys a été lancée il y a un peu plus d’un an, êtes-vous satisfait de ses débuts ? Quel bilan en dressez-vous ?

P. S. – La plate-forme Medicys existe depuis un an, mais son lancement officiel, notamment pour les litiges liés à la consommation, doit être daté à fin juin 2016, lorsqu’elle obtient son agrément par la Commission d’évaluation et de contrôle de la médiation de la consommation (CECMC). Aujourd’hui, cette plate-forme se concentre essentiellement sur le traitement des litiges du droit de la consommation. Or pour être médiateur en droit de la consommation, il ne suffit pas d’être médiateur, il faut être agréé par une commission, la CECMC (prévue par l’ordonnance n° 2015-1033 du 20 août 2015 transposant la directive n° 2013/11/UE relative au règlement extrajudiciaire des litiges de consommation). Chaque médiateur et chaque plate-forme – puisque pour être médiateur de la consommation, il faut disposer d’une plate-forme internet – doivent se déclarer auprès de cette commission, composée d’un peu plus d’une dizaine de personnes et qui siège auprès de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). La CECMC a été mise en place début 2016 et l’instruction des dossiers a été assez longue, ce qui est normal s’agissant d’une nouvelle commission. Ce n’est donc que depuis fin juin 2016 que Medicys, première plate-forme de médiation agréée par la CECMC pour plusieurs secteurs, peut officiellement traiter des médiations de la consommation. Aujourd’hui, Medicys a signé une centaine de partenariats, ce qui représente plus de 80 000 entreprises ayant confié à cette plate-forme le règlement des litiges de la consommation. Mais la vraie question qui se pose aujourd’hui c’est la différence entre l’obligation théorique de répondre à cette obligation de la loi et concrètement la possibilité pour les consommateurs d’obtenir des médiations en matière de litiges de la consommation. La médiation de la consommation n’est pas encore complètement rentrée dans les mœurs. La plate-forme est améliorée régulièrement pour qu’il soit de plus en plus facile pour le consommateur d’y accéder, mais il faut aussi sensibiliser les entreprises pour qu’elles s’habituent à ce nouveau mode de règlement des litiges de consommation. Aujourd’hui, plusieurs centaines de dossiers ont déjà été traités par Medicys. On s’aperçoit que lorsque le principe de la médiation est accepté par l’entreprise, les résultats sont quasi systématiquement positifs.

LPA – Commencez-vous à avoir un recul sur les conséquences de la loi Macron ? La jugez-vous positive ?

P. S. – Il est encore trop tôt pour tirer un vrai bilan d’ensemble de la loi Macron. L’ensemble des dispositions qui nous concernent n’a pas encore été publié, je pense en particulier à celles relatives au commissaire de justice. D’autres ne sont pas encore totalement entrées en vigueur, comme celles sur les petites liquidations ou la libre installation. Je veux rappeler que ce texte a introduit la plus importante réforme de notre profession depuis 1945, en touchant à presque tous les aspects de notre métier : compétence territoriale, accès à la profession, tarif, structures d’exercice, activités, et même le statut, en introduisant une limite d’âge. Il est clair que les premières annonces du Gouvernement, en 2014, laissaient en réalité présager la mort de la profession, puisqu’il était envisagé de supprimer la signification, notre cœur de métier. Tout au long de l’élaboration de la loi, nous avons donc dû démontrer que nous étions un maillon essentiel de la chaîne du droit. Nous avons réussi, en choisissant de dialoguer avec le Gouvernement, pour transformer ce qui était au départ un véritable arrêt de mort en un outil de modernisation de notre métier, au service de la société. Sur ce plan, je crois que nous avons réussi à préserver le haut niveau de sécurité juridique que nous apportons aux justiciables, dont nous garantissons les droits. Maintenant, la loi contient évidemment des dispositions qui inquiètent la profession, comme la liberté d’installation, et dont il ne sera possible d’apprécier la portée que dans quelques mois. De la même façon, la réforme de notre tarif, qui a subi une baisse de 2,5 %, mais a également gagné en lisibilité, n’est entrée en vigueur qu’en mai dernier. Attendons encore pour juger ses effets. Mais de façon plus globale, la catastrophe que nous craignions n’a pas eu lieu, et notre rôle a même été conforté sur certains plans.

LPA – Vous avez récemment publié un livre intitulé : Salaud d’huissier, l’idée était de redorer le blason de la profession ?

P. S. – J’ai toujours été frappé par l’image totalement erronée de l’huissier de justice dans l’imaginaire collectif. Les vieux clichés éculés du XIXe siècle ont vraiment la vie dure et je le regrette profondément, car ils sont injustes par rapport à notre utilité sociale. Nous sommes un sujet de moquerie très facile, en jouant sur les grosses ficelles. Pourtant, j’imagine que ceux qui se gaussent de nous sont aussi bien contents de nous trouver lorsqu’ils font face à un impayé ou à une décision de justice à exécuter. Alors oui, je sais bien que personne n’ouvre la porte à un huissier de justice avec gaîté de cœur. Mais si nous intervenons, c’est aussi parce qu’une autre partie a sans doute besoin de la créance en jeu, ne l’oublions pas. Dans ce livre, j’ai donc avant tout voulu livrer un témoignage sur mon vécu d’huissier de justice, en exposant quelques-unes des situations que j’ai croisées en 38 ans d’exercice, qu’elles soient cocasses, franchement drôles, parfois plus émouvantes, voire dramatiques. Nous entrons dans le quotidien des gens sans qu’ils nous y invitent. La moindre des choses est de le faire avec humanité, respect de la dignité et beaucoup d’empathie. Je n’ai jamais rencontré un huissier de justice heureux de procéder à une expulsion, une procédure qui représente d’ailleurs moins de 1 % de nos activités ! Les tranches de vie que j’ai retracées ont été vécues par tous mes confrères ; elles dépeignent une réalité, qui hélas en dit long aussi sur l’état de notre société et des drames humains qui s’y jouent.