« Il est aujourd’hui difficile de devenir associé »
Avocat des barreaux de Paris et de New York, ancien membre du conseil de l’Ordre, Pierre Servan-Schreiber a eu plusieurs vies professionnelles. Cofondateur de son cabinet en 1984, il le quitte en 1992 pour rejoindre Sullivan & Cromwell dont il devient, six ans plus tard, le premier associé européen. En 2000, il devient le correspondant à Paris du tout aussi prestigieux cabinet américain Skadden. Aujourd’hui, ce père de quatre enfants se partage entre la médiation et la production d’huile d’olives dans la région de Nîmes. Pour les Petites Affiches, cet avocat est revenu sur cette carrière menée tambour battant et sur l’évolution de la profession d’avocat d’affaires. Tel un passeur, ce spécialiste des dossiers de fusions-acquisitions a cherché à donner quelques conseils à la jeune génération, plus malmenée que la sienne, selon lui.
Les Petites Affiches – Comment devenait-on associé lorsque vous avez commencé votre carrière ?
Pierre Servan-Schreiber – Autrefois, la situation était assez balisée. Pendant les cinq premières années, vous vous formiez et vous appreniez le métier. Au bout de ces cinq ans, le cabinet, en fonction de votre potentiel, vous disait si vous pouviez espérer être associé ou non. Entre la sixième et la dixième année, vous étiez amené à prendre des responsabilités, à travailler sur des plus gros dossiers… Vous faisiez toujours plus d’efforts pour montrer que vous étiez digne d’être associé. Une fois cet objectif atteint, vous pouviez commencer à lever le pied et à mener une vie un peu moins stressante. Vous étiez alors libéré de cette idée de course, vous aviez fait vos preuves… Vous gagniez très bien votre vie, vous aviez une grande autonomie dans la gestion de votre travail et de vos clients. Le statut d’associé était confortable et pérenne, et les jeunes avocats étaient prêts à beaucoup d’efforts pour y parvenir.
LPA – En quoi la situation a-t-elle changé aujourd’hui ?
P. S.-S. – Il est bien plus difficile qu’avant de devenir associé. Cela fait trente ans que je travaille dans ce milieu. Je vois aujourd’hui des gens extrêmement compétents qui ne parviennent pas à être associés. Et inversement, je connais des gens qui ont été fait associés il y a trente ans qui n’auraient aucune chance de l’être aujourd’hui ! Il est indéniable que l’association est plus difficile d’accès pour les nouvelles générations d’avocats. Et une fois que l’on est associé, le statut n’est plus toujours aussi intéressant qu’il l’était il y a vingt ans.
LPA – En quoi le statut d’associé a-t-il évolué ?
P. S.-S. – Les associés travaillent beaucoup plus qu’avant. Contrairement à leurs aînés, ils ne peuvent pas lever le pied quand ils accèdent à l’association. En outre, les cabinets se sont mis à créer des statuts intermédiaires. Autrefois, la logique était que l’on se partageait les bénéfices ou les pertes à la fin de l’année. Cela reste la règle aujourd’hui, mais la réalité est plus nuancée. Beaucoup de cabinets proposent des statuts intermédiaires, qui ne correspondent pas à un partage des bénéfices. Vous pouvez par exemple vous voir proposer une rémunération mensuelle, plus un pourcentage sur les affaires que vous ramenez… Il ne s’agit donc pas d’un réel statut d’associé, même si vous en avez le titre. Pour un collaborateur, se donner autant de mal pour un résultat aussi aléatoire n’est pas très attractif…
LPA – Qu’est-ce qui rend difficile l’accès à une vraie association ?
P. S.-S. – Les cabinets subissent beaucoup plus de pressions, et ont plus de mal à gagner de l’argent qu’avant. Les clients sont plus exigeants, que ce soit en termes de qualité ou de réactivité. Cela ne les intéresse plus de lire des pages d’analyses, ils nous demandent d’aller droit au but et de leur dire clairement quel est leur risque. Les services juridiques des entreprises sont de plus en plus compétents et sophistiqués. Ils sont capables de traiter beaucoup de problématiques en interne. L’avocat doit apporter une vraie plus–value, c’est un expert que l’on fait intervenir sur un problème pointu. Les cabinets subissent également une grosse pression sur les honoraires. On nous demande des devis, des estimations, il faut pouvoir justifier de chaque dépassement non prévu… Cela affecte inéluctablement la rentabilité des cabinets. Le gâteau se réduit, il est donc de plus en plus difficile de le partager… d’où les difficultés pour l’association !
LPA – Comment réagissent les jeunes avocats face à cette nouvelle donne ?
P. S.-S. – Ils sont nombreux à revoir leur priorité et à se recentrer sur la vie privée. Les années où l’on vise l’association sont en règle générale des années qui comptent sur le plan personnel. C’est en général l’époque où l’on se met en couple, où l’on choisit d’avoir des enfants… L’association étant de plus en plus hypothétique et de moins en moins attractive, les collaborateurs revalorisent souvent la sphère privée de leur vie. Ils aspirent à pouvoir se ménager du temps pour eux et pour leurs familles. Il est difficile de leur donner tort, car on ne vit qu’une fois ! Ne pas voir grandir ses enfants, cela a un prix, et c’est une bonne chose que les jeunes en aient conscience. Mais ces nouvelles attentes ne sont pas faciles à gérer pour les cabinets, qui sont déjà sous tension.
LPA – Les cabinets sont donc pris en étau… Que peuvent-ils faire ?
P. S.-S. – Dans un cabinet qui fonctionne bien, il y a toujours des arrangements possibles. Cela implique évidemment que tout le monde y mette du sien. Si un collaborateur se marie, s’il a un enfant malade, le cabinet doit pouvoir le comprendre et s’organiser en fonction. En revanche, si le cabinet rentre une OPA hostile et que le collaborateur vous dit qu’il ne peut pas travailler le week-end car il doit se rendre à un enterrement de vie de garçon, vous pouvez légitimement vous demander s’il a bien compris les contraintes de son métier… Parce que vous, vous ne pouvez pas répondre cela à votre client. Quand un de vos clients est en garde à vue, c’est pareil : il faut y aller. Il y a des situations d’urgence pour lesquelles on doit pouvoir se mobiliser et faire son possible pour se rendre disponible. Tout cela est une question d’intelligence humaine.
LPA – Que peuvent faire les collaborateurs pour augmenter leurs chances d’être associés ?
P. S.-S. – Le nerf de la guerre, c’est la clientèle personnelle. C’est évidemment difficile de se faire une clientèle personnelle quand on est jeune, surtout lorsque l’on travaille déjà énormément en tant que collaborateur. Mon conseil serait de dire aux jeunes avocats que l’on peut aussi développer sa clientèle parmi les clients du cabinet. Quand un client appelle, la personne qui reçoit le coup de fil a un rôle décisif. Si le jeune collaborateur reçoit l’appel et traite efficacement le problème, s’il développe bien sa relation avec l’équipe de juristes de l’entreprise, son interlocuteur le rappellera. Il y a des chances, par ailleurs, que cet interlocuteur soit junior et évolue en même temps que lui. Quand il aura de plus grandes responsabilités dans l’entreprise, il se souviendra du collaborateur qui avait été efficace et se tournera vers lui. C’est une manière de ramener des dossiers qu’il ne faut pas négliger. Cela m’est souvent arrivé de recevoir des dossiers de clients qui me disaient : « sur ce dossier, votre collaborateur fera l’affaire ». Si la situation n’est pas trop critique, ils peuvent avoir tout intérêt à se tourner vers le collaborateur du cabinet, qui leur coûtera moins cher qu’un associé plus connu. Mes collaborateurs m’ont ainsi « piqué » pas mal de clients ! Mais c’est très bien comme ça.
LPA – Cette course à l’association est-elle plus difficile pour les femmes ?
P. S.-S. – Pour les femmes collaboratrices, la situation est évidemment encore plus difficile. En effet, l’horloge biologique marche exactement en sens inverse du timing de l’association. La question de l’association se pose généralement au bout d’une petite dizaine d’années d’exercice… C’est-à-dire, autour de 35 ans. Les trois ans qui précèdent l’association sont des années de travail particulièrement intense, peut-être celles où l’on travaille le plus de sa carrière. On attend alors de vous que vous fournissiez parfois jusqu’à 2 500 heures facturables par an. Comment concilier un tel rythme et un projet d’enfant ? La conséquence, c’est que beaucoup de femmes quittent la profession. Elles sont nombreuses à partir en entreprise, ou à passer le concours de la magistrature, par exemple
LPA – Est-ce vraiment insurmontable d’avoir une collaboratrice en congé maternité ?
P. S.-S. – Ce n’est pas tant le congé maternité qui est difficile à gérer : n’importe quel gros cabinet peut se passer d’un collaborateur pendant quelques mois. La reprise après le congé maternité est en revanche plus délicate. On sait bien que lorsque la nounou est malade, ou que la crèche est fermée, c’est la mère que l’on appelle… Par conséquent, lorsqu’un poste d’associé sera à pourvoir, une collaboratrice femme avec des enfants en bas âge aura très probablement réussi à facturer moins d’heures que son concurrent de sexe masculin. Ce n’est pas juste de la pénaliser, mais ce n’est pas juste non plus de pénaliser l’homme qui a fait d’énormes sacrifices pour parvenir à facturer ses 2 500 heures annuelles… C’est une situation compliquée à gérer. Les cabinets, néanmoins, font de plus en plus de place aux femmes. Autant par prise de conscience personnelle que du fait des exigences de leurs clients. Les Américains attachent beaucoup d’importance à ce que le cabinet avec lequel ils travaillent aient dans leur équipe des femmes, des personnes issues de la diversité, des personnes handicapées… Les gros cabinets internationaux sont ainsi fortement incités à faire une place aux femmes.
LPA – Quel conseil donneriez-vous à un jeune avocat aujourd’hui ?
P. S.-S. – Je leur dirais de toujours chercher le plaisir. C’est fondamental de prendre du plaisir à ce que l’on fait. Ce plaisir, on ne le trouve pas tous de la même manière. Pour certains, cela va être le fait de trouver le texte ou la jurisprudence susceptible de changer la donne dans un dossier. Pour d’autres, cela va être le fait de travailler dans une équipe où l’on se sent bien. Personnellement, je n’ai pas été le meilleur avocat de ma génération, mais je me suis régalé dans ce métier grâce aux gens autour de moi et je n’ai pas le sentiment d’avoir raté ma vie professionnelle non plus. Prendre du plaisir, c’est générer du positif. Cela fait que l’on aura envie de travailler avec vous. En dépit des critiques que l’on peut lui faire, ce métier reste un très beau métier. Il implique de se battre : pour aller chercher des clients, pour les garder, pour les défendre. Cette combativité est stimulante et enthousiasmante. Nos clients se confient à nous, nous les accompagnons, nous les portons même parfois… Humainement, c’est très fort. Si en plus on travaille dans une bonne équipe, c’est vraiment extraordinaire.