Interpol : derrière la campagne « Identify me », redonner de l’humanité aux anonymes

Chaque année dans le monde, des corps assassinés sont retrouvés sans nom, sans nationalité et le mystère s’épaissit – ou s’oublie – avec les années. Interpol a récemment mis en place une campagne pour retrouver l’identité de dizaines de femmes dont les corps ont été retrouvés en Europe. Si la première édition a permis d’apporter une réponse à une famille éplorée, la seconde devrait en aider plusieurs.
Le 3 juin 1992, le corps d’une femme violemment assassinée est retrouvé contre la grille d’une station d’épuration dans les eaux de la rivière Groot Schijn, près du palais des sports d’Anvers en Belgique. Sur elle, aucun élément ne permettant de l’identifier. Seul un tatouage sur l’avant-bras – une rose noire sous laquelle était inscrite la mention “R’Nick” pouvait la différencier de tout autre cadavre anonyme. Pendant trente ans, les pistes à l’échelle nationale ayant été explorées puis abandonnées, les autorités belges ont décidé de se tourner en 2022 vers Interpol disposant de plusieurs dispositifs permettant d’identifier des cadavres anonymes. Basée à Lyon, l’organisation internationale de police criminelle (qui regroupe 196 pays) dispose de la notice noire, une demande internationale de coopération ou d’alertes grâce à laquelle les polices des pays membres peuvent partager des informations essentielles sur des cadavres à identifier. Mais désormais Interpol va plus loin encore et a décidé d’impliquer le grand public dans ses recherches grâce à une toute nouvelle opération : la campagne “Identify Me”.
En 2023, 22 affaires – dont celle de la “femme au tatouage de fleur” – sont portées à la connaissance du public. Des reconstructions faciales, portraits-robots et descriptions physiques de femmes retrouvées entre 1976 et 2019 dans trois pays européens (en Allemagne, en Belgique et aux Pays-Bas) ont été faits. L’appel à témoins, accessible sur le site d’Interpol, diffusé sur les réseaux sociaux via des photos, des posts, des vidéos YouTube, propose des détails des affaires dans plusieurs langues, incluant des photos d’objets, de tatouages et des reconstitutions faciales, à l’exception des éléments choquants. Entre mai et novembre, plus de 1 500 témoignages affluent et sont redirigés vers les enquêteurs. Quelques jours seulement après le lancement de l’opération Identify Me, loin d’Anvers, une personne au Royaume-Uni reconnaît le tatouage diffusé dans les médias et prévient les autorités. Rita Roberts, 31 ans, est enfin identifiée. Partie de Cardiff pour visiter le continent, la voyageuse avait envoyé à ses proches une carte postale de la ville des Flandres en mai 1992, avant de ne plus jamais donner de nouvelles. En novembre 2023, les autorités ont annoncé son identification formelle et relancé l’enquête pour retrouver – qui sait ? – son assassin.
En octobre 2024, Interpol a décidé de réitérer son expérience en ajoutant 25 nouvelles affaires et en étendant les cas à la France, l’Italie et l’Espagne. 46 dossiers sont donc désormais entre les mains du public dont sept cas français, celui d’une jeune femme dont les ossements ont été retrouvé dans un terrain vague à Saint-Denis en 2021, une femme retrouvée en 1994 dans les Vosges avec de nombreux éléments (nombreux bijoux, “dents particulières”), une femme avec une bague “jean et nelly” retrouvée à Villefranche-sur-Mer en 2008, une autre retrouvée à Attis-Mons en 2016 avec de très nombreux tatouages de papillons… Depuis octobre, plusieurs témoignages pourraient mener à identifier plusieurs malheureuses, avance François-Xavier Laurent, gestionnaire de la base ADN d’Interpol et docteur en génétique au service de la police scientifique, d’abord en France puis pour Interpol. Il explique à Actu-Juridique en quoi ces campagnes sont capitales.
Actu-Juridique : Comment vous êtes-vous retrouvé à travailler sur cette campagne Identify Me ?
François-Xavier Laurent : À la base, je suis docteur en génétique, j’ai travaillé avec la police scientifique française comme responsable recherche et développement en génétique. Je travaille à Interpol depuis 2020 en recherche génétique et suis actuellement gestionnaire des bases ADN, en charge des comparaisons ADN qui peuvent être demandées par les 196 pays membres. Notre rôle, c’est de permettre aux forces de polices de comparer un profil ADN sur une scène de crime avec les profils que nous avons dans nos bases de données internationales. Notre rôle est double : on travaille à la demande des pays sur une trace dans une scène d’agression sexuelle ou un homicide, mais on travaille aussi sur les personnes disparues et l’identification des corps non identifiés. Dans le contexte de mondialisation que nous connaissons, les gens voyagent, il existe beaucoup de mouvements de populations, de migrations, de trafic d’êtres humains aussi. Notre travail est donc capital. Nous avons beaucoup de corps non identifiés, beaucoup de familles qui sont en recherche de réponses. Nous sommes là – avec d’autres institutions – pour rassembler les pièces du puzzle. Car sans identification, il reste difficile pour les enquêteurs pressés par le temps ou le manque de moyens, d’ouvrir une enquête.
AJ : La campagne Identify Me fait partie d’un arsenal déjà en place et comment se frotte-t-elle avec des dispositifs nationaux, comme les enterrements sous X en France ?
François-Xavier Laurent : C’est notre travail que de permettre aux pays d’utiliser des outils technologiques à la pointe pour comparer des profils génétiques obtenus il y a 30 ou 40 ans ou avec des méthodes contemporaines. Dernièrement, après la découverte sur une plage en Normandie d’un crâne, nous avons ainsi pu déterminer grâce aux technologies de reconnaissance faciale qu’il appartenait à un pêcheur néerlandais disparu il y a soixante ans. Mais il est évident que pour faciliter ces conclusions rapides, les données devraient être stockées dans un endroit unique et pour cela il convient de convaincre les pays de transmettre ces données alors que les différentes juridictions dans le pays ne le font pas forcément entre elles. Il reste encore beaucoup de travail à faire ! Nous identifions plusieurs types de blocage, comme le blocage législatif quand la loi empêche de transmettre des informations biométriques à Interpol. Jusqu’en 2024, par exemple, la Belgique refusait de transmettre ces données, et nous avons travaillé avec eux pour lever le blocage. La loi a été modifiée et nous avons pu trouver une identification immédiate, en une minute, entre une personne disparue dans les années 1990 aux Pays-Bas et un corps retrouvé en 1991 de l’autre côté de la frontière en Belgique, celui d’Angélique Hendrix. La comparaison ADN avait été rendue possible grâce à la base de données d’Interpol I-Familia, lancée en 2021, qui contient les données génétiques des proches de disparus. Il existe des milliers d’affaires en attente de confirmation car les pays ne partagent pas leurs données pour des raisons administratives, techniques ou par simple manque de volonté. En France, c’est le juge qui doit faire la demande unitaire pour chaque profil ADN de corps non identifié, le FNAEG ne peut pas seul prendre la décision de partager avec Interpol ses données. Je suis persuadé qu’en une seconde, pourtant, 5 ou 6 personnes seraient instantanément identifiées.
AJ : Comment avez-vous eu l’idée de la campagne Identify Me ?
François-Xavier Laurent : L’origine de la campagne a été initiée par la Belgique, l’Allemagne et les Pays-Bas qui partageaient le fait d’avoir de nombreux corps de femmes assassinées non identifiées sur leur territoire. Des personnes qui semblaient venir d’autres pays. Ils nous ont contactés directement avec l’idée de demander directement au public, de façon internationale, de participer à dissiper le mystère. Nous avons lancé la première campagne en 2023 et ce fut la campagne la plus suivie de l’histoire d’Interpol, grâce aux réseaux sociaux surtout, et aussi parce que le public a un certain appétit pour ce type d’affaires et pour jouer les détectives. Nous avons eu un million de visites sur le site et reçu des centaines de messages du public partageant des indications, des informations permettant d’identifier les personnes. Deux jours après le lancement de l’opération nous recevions une information menant à notre première identification formelle. C’est un processus compliqué, il faut prévenir la famille, faire reconnaître les objets personnels, régler des affaires légales comme l’émission des actes de décès. Pour nous, une identification c’est une grande victoire, une grande satisfaction que de savoir qu’une famille n’est plus dans l’angoisse de l’attente.
AJ : Comment s’est faite la deuxième phase, en octobre 2024 ?
François-Xavier Laurent : Lors de cette deuxième phase, de nouvelles affaires, de nouveaux indices, ont été mis à disposition du public et nous analysons en ce moment un très grand nombre de messages qui nous ont été adressés. Nous pourrons annoncer prochainement de nouvelles identifications.
AJ : Que partagent toutes ces femmes anonymes ?
François-Xavier Laurent : De ces 46 femmes, très différentes et âgées de 14 à 70 ans, il y a des profils très divers. Certaines pourraient avoir appartenu à des réseaux de prostitution des pays de l’Est, certaines avaient des vêtements de valeur, d’autres non, elles avaient des parcours de vie manifestement très différents les unes des autres. Les profils génétiques sont très variés. Le but de cette enquête c’est de leur redonner un nom. La deuxième phase, selon la police, c’est que grâce à cette identification il soit possible d’étudier l’environnement de la victime, de revenir sur des éléments qui n’ont pas été explorés dans les enquêtes parfois très anciennes, et de résoudre possiblement des affaires. Sur l’affaire Rita Roberts, la femme au tatouage de rose, la police belge est toujours à la recherche d’indices pouvant mener à comprendre ce qu’il s’est passé.
Référence : AJU016t4
