Essonne (91)

« J’arrive, je suis bien habillé – sous la robe, certes – et le justiciable en face de moi est en jogging avec les mains sales » !

Publié le 19/06/2023

Doctorante en sociologie au sein du laboratoire Printemps de l’université de Paris-Saclay, Lucile Belda scrute depuis plusieurs années le parcours des auditeurs de justice avant leur entrée à l’École nationale de la magistrature (ENM). Elle en a tiré une thèse, provisoirement intitulée : « Devenir magistrat, socialisation et appropriation d’un ethos à l’École nationale de la magistrature », dont la rédaction est en cours, sous la direction de Yoann Demoli et Laurent Willemez. Rencontre dans son laboratoire de Saclay.

Actu-Juridique : Comment vous êtes-vous intéressée à la formation des magistrats ?

Lucile Belda : Au départ, pour des raisons banalement académiques ! J’étais en master de sociologie et l’un de mes professeurs, Yoann Demoli, travaillait sur les carrières des magistrats avec Laurent Willemez au sein du laboratoire Printemps de l’université de Paris-Saclay (91). Ce laboratoire s’interresse depuis longtemps à la magistrature (V. notamment l’interview de Yoann Demoli et Laurent Willemez : « La magistrature ne relève pas de la noblesse d’État » !). Tous deux sont aujourd’hui mes directeurs de thèse. Dans les tableaux qu’ils avaient à traiter, il y avait souvent une ligne nommée « détachement ». Ils m’ont proposé de travailler sur cette période de détachement dans les carrières de magistrats et sur les « sorties du corps » plus généralement. Pour ce faire, j’ai rencontré des magistrats détachés et mis en disposition dans des services ministériels, à la CNDA, à l’ONU, parfois à l’étranger, ou tout simplement qui souhaitaient faire autre chose, « respirer » hors du corps en raison de conditions de travail difficiles. Certains d’entre eux n’avaient pas mis les pieds dans la magistrature depuis plus de 10 ans. Pourtant, tous me parlaient avec émotion de l’École nationale de la magistrature, qu’ils voyaient comme un moment formateur et fondateur de leur carrière et de leur vie. Tous vantaient l’énorme capacité de travail que l’ENM leur avait permis de développer. Il y avait peu d’études récentes sur l’ENM. Qu’y apprend-on ? Que s’y passe-t-il ? C’était une boîte noire et j’ai décidé d’en faire le sujet de ma thèse.

AJ : Comment avez-vous travaillé ?

Lucile Belda : Il y a différentes modalités d’entrée à l’ENM et je me suis concentrée sur ceux qui avaient intégré l’école sur concours, qui représente le plus gros « pool » d’étudiants, qui, à l’ENM, s’appellent des « auditeurs de justice ». J’ai interrogé une cinquantaine de personnes : d’une part, des auditeurs de justice, que j’ai questionné sur les raisons qui les avaient poussés à intégrer l’ENM, la manière dont ils s’y sentaient, ce qu’ils y apprenaient, et d’autre part, des membres de la direction de l’ENM. J’ai également eu une période d’observation : j’ai assisté à l’ENM aux cours en amphithéâtre et en direction d’études, j’ai pu profiter des temps de pause entre les cours pour discuter de manière informelle avec les auditeurs. J’ai aussi assisté à des stages « police » et en juridiction. En plus de ces observations et entretiens, je travaille avec une base de données statistiques. Je m’intéresse à l’étape du concours, à ce qui se passe pendant, mais aussi à la sortie de l’ENM, quand les auditeurs se répartissent les postes lors de l’étape de l’amphithéâtre de sortie, très ritualisée.

AJ : Quel est le parcours des auditeurs de justice avant l’ENM ?

Lucile Belda : En regardant de près les parcours avant l’ENM, on voit des choses intéressantes. Par exemple, on entend souvent que la magistrature est trop féminisée, à tel point que l’ENM se demande désormais comment attirer les hommes. Mais en réalité, ce phénomène existe bien en amont de l’ENM. Les études de droit sont largement féminisées et l’on retrouve peu ou prou à l’ENM le même pourcentage de femmes que pendant les années universitaires. D’autre part, contrairement à ce qu’on entend souvent, il n’y a pas tant d’étudiants qui viennent de Sciences Po. Il y a certes une proportion d’étudiants qui a fait Science Po après le bac avant d’intégrer l’ENM, mais le mythe selon lequel l’ENM est remplie d’étudiants de Science Po ne correspond pas à la réalité. L’ENM reste très majoritairement une école de juristes qui ont fait du droit depuis la première année de licence.

AJ : Les études montrent un fort taux de reproduction sociale chez les magistrats. Est-ce que les conditions de recrutement l’expliquent ?

Lucile Belda : L’ENM et le ministère se posent souvent cette question de savoir qui on recrute comme magistrat. Il s’agit presque d’une question de politique publique. Il faut déjà avoir en tête ce qu’on entend par « reproduction sociale » : les parents des auditeurs ne sont pas magistrats, mais effectivement, ils appartiennent aux classes supérieures en majorité. La première chose à souligner est que le concours d’entrée à l’ENM se prépare pendant 18 mois si l’on intègre les épreuves orales, et que la plupart des étudiants le passent au moins deux fois. Cela crée de fait une sélection : peu de personnes peuvent se permettre d’ajouter entre un an et demi et trois ans d’études, à l’issue incertaine, après avoir déjà fait cinq ans d’études. Autre point important : aujourd’hui, le concours d’entrée donne une prépondérance relative à l’épreuve de culture générale. Il y a eu une réforme du concours il y a quelques années, qui a eu pour conséquence de diminuer le nombre d’épreuves pour l’alléger. Comme l’épreuve de culture générale a perduré, celle-ci est devenue plus importante en proportion. Or de nombreux travaux de sociologie montrent que ces épreuves sont discriminantes pour les personnes d’origine populaire, qui sont moins familières avec ce qu’on appelle la culture légitime. Cette prépondérance donnée à la culture générale explique en partie la reproduction sociale que l’on observe à l’ENM, même si elle trouve aussi son origine dans les études de droit.

AJ : Quelle est la place des classes préparatoires privées dans l’accession à l’ENM ?

Lucile Belda : On voit assez bien l’importance des classes préparatoires privées dans l’obtention du concours. Certes, il y a dans plusieurs universités des Instituts d’études judiciaires (IEJ) qui prennent en charge la préparation des étudiants au concours de l’ENM. Seulement, ces instituts ont très peu de places et sont donc très sélectifs. Ceux qui veulent le concours payent souvent une, voire deux prépas privées pour y arriver. Ce n’est pas propre à l’ENM. Ce constat vaut pour d’autres grandes écoles de la fonction publique ou des écoles de commerce.

AJ : Que vous disent les auditeurs de justice au sujet de l’ENM ?

Lucile Belda : Au-delà de la rigueur de travail, l’ENM offre la possibilité de se créer tout un cercle de sociabilité. On entend parfois parler d’ « entre-soi » des magistrats. Pour ma part, je dirais surtout que j’ai vu dans cette école le moyen de se créer un groupe de pairs qui est ensuite une ressource, lorsqu’on peine à savoir comment s’orienter, ou une fois en fonction, lorsqu’on peine à traiter un dossier. Les liens créés à l’ENM durent toute la vie. Beaucoup trouvent leur conjoint à l’école. Au-delà de l’aspect intellectuel et juridique, il y a toute une dimension de sociabilité et de naissance d’un esprit de corps. Pour certains, l’ENM est aussi le lieu des premiers contacts avec les syndicats. Cette sociabilité ressemble à celle des grandes écoles de commerce ou d’ingénieur. Pour ces étudiants qui ont fait un master de droit, souvent dans des grandes universités parisiennes, et qui ont ensuite préparé l’ENM dans des IEJ sélectifs ou des classes prépas privées, l’ENM est un cocon. On y est entre juristes, avec des gens qui ont fait les mêmes formations. Il y a des simulations pendant lesquelles les auditeurs font semblant de juger mais ce n’est jamais qu’un jeu de rôle. La rencontre avec l’altérité sociale se fait lors des stages en juridictions, qui sont un grand moment de la formation.

AJ : Qu’apportent ces stages ?

Lucile Belda : Les auditeurs se retrouvent à des audiences, sont amenés à juger sous la direction d’un magistrat en exercice qui fait office de maître de stage. Ils se rendent alors compte que, dans leur majorité, les gens qu’ils jugent n’appartiennent pas à leur groupe social. Cela peut sembler évident, et ils le savent avant. Mais ils sous-estiment en général l’effet que cela produit sur leur pratique et leur psyché. Cette violence symbolique qu’ils exercent sur le justiciable les marque très profondément. Ils y sont très peu préparés. Un auditeur m’a un jour résumé la situation ainsi : « J’arrive, je suis bien habillé – sous la robe, certes – et le justiciable en face de moi est en jogging avec les mains sales » ! L’image l’avait marqué. Le justiciable est la plupart du temps une personne issue de classe populaire, « en galère ». C’est dur de rentrer dans la robe. Tout l’objet de l’école est de faire passer les auditeurs du statut d’étudiant, qui a obtenu un concours, à celui de professionnel, qui se sent légitime aux yeux de la société et à ses propres yeux, pour rendre la justice. J’ai eu le cas extrême d’un auditeur qui s’est arrêté parce que le poids des décisions était une trop forte pression. Avoir un tel impact sur la vie des gens l’empêchait de dormir.

AJ : Quel est le profil de ces étudiants ?

Lucile Belda : Les auditeurs de justice arrivent à l’école plein d’idéaux. Pour résumer, je vois deux catégories. D’un côté, ceux qui se disent qu’ils travaillent pour l’intérêt général, dans une optique qu’on pourrait qualifier de justice réparatrice. De l’autre, il existe un profil qui a souvent passé les concours type police et qui est plus dans une optique répressive.  Selon l’origine des parents, les auditeurs n’ont pas le même système de valeur et appartiennent à l’une ou l’autre de ces deux catégories. Cette séparation en deux groupes recoupe en partie le choix des étudiants de se tourner plutôt respectivement vers le civil pour les premiers ou le pénal pour les deuxièmes. Toutefois, lorsqu’ils sont confrontés à la réalité du terrain en stage, ils se rendent compte très vite que le choix civil/pénal n’obéit pas à cette logique de séparation entre réparation et répression. Tous se retrouvent confrontés à une réalité plus difficile que celle qu’ils avaient imaginée.

AJ : Comment se passe la sortie de l’ENM ?

Lucile Belda : À la fin de leur formation, ils sont classés selon les notes qu’ils ont obtenues pendant les deux ans d’école. Ce classement de sortie détermine les postes qu’ils peuvent obtenir. Ce que j’ignorais, c’est qu’aucun règlement ne définit cette règle. Ce classement a l’importance que les élèves lui donnent. Lors de l’étape dite de l’amphithéâtre de sortie, ils se répartissent eux-mêmes les postes disponibles. Les auditeurs disposent de la liste des postes disponibles deux ou trois jours auparavant, qu’ils utilisent pour se renseigner auprès d’autres magistrats passés par là avant eux. Ceux qui sont en bas de classement se retrouvent souvent dans les DOM-TOM, à Mayotte ou en Guyane. C’est paradoxal, car il s’agit de postes difficiles, pour lesquels il faut être très polyvalent, et dont on pourrait penser qu’ils devraient aller à des magistrats expérimentés. Les deniers du classement qui partent en DOM-TOM sont applaudis par le reste de l’amphithéâtre, comme s’ils faisaient un sacrifice. En revanche, ce passage par les DOM-TOM est intéressant pour la suite de leur carrière, car il leur permet d’être mutés plus facilement où ils souhaitent à leur retour.

AJ : Comment se passe l’arrivée des jeunes magistrats dans la vie professionnelle ?

Lucile Belda : J’ai interrogé des étudiants sortis de l’école il y a deux ans. Tous parlaient d’une charge de travail incommensurable, qui les oblige à ramener du travail à la maison le soir et le week-end. Cette charge est liée au manque de moyens de l’institution, et peut-être à la judiciarisation croissante de la société. S’ils voyaient l’ENM comme un cocon de bienveillance, avec des formateurs pédagogues, ils ne retrouvent ensuite pas cette ambiance dans tous les tribunaux, et c’est un choc. Le fait d’exercer dans des conditions dégradées les affecte, à juste titre. J’ai vu par exemple un tribunal dans lequel les ascenseurs qui permettent d’accéder aux étages étaient hors service pendant deux mois. Tous les matins, il y avait la queue devant l’ascenseur pour prendre l’unique appareil en état de marche : une image qui se suffit à elle-même !

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