« Nos métiers vont se transformer, ils ne disparaîtront pas »
Les professionnels du chiffre sont vent debout contre la réforme des retraites. Ils estiment qu’elle va leur faire perdre en moyenne 57 % de rendement. Par ailleurs, ils ont été choqués par les propos du ministre de l’Économie Bruno Le Maire qui a expliqué sur France Inter le 2 décembre dernier que l’intelligence artificielle allait entraîner la disparition de certains métiers. Jean-Luc Flabeau, président du syndicat Experts-comptables de France (ECF) a répondu au ministre dans une lettre dont il nous commente les principaux points.
Actu-juridique : L’IFEC vient de rejoindre le collectif SOS Retraites, mais pas le syndicat ECF que vous présidez, pour quelle raison ?
Jean-Luc Flabeau : Contrairement à l’IFEC, ECF est membre de l’UNAPL. Nous n’avons aucune raison de nous rallier pour l’instant à une action autonome puisque nous sommes satisfaits de la manière dont l’UNAPL défend les intérêts de ses membres. Lors de son dernier congrès qui a eu lieu vendredi 6 décembre, en présence notamment de Jean-Paul Delevoye, son président Michel Picon a posé la question que nous nous posons tous : qu’avons-nous donc fait à ce gouvernement pour que chaque jour il s’en prenne aux professions libérales ? Il a rappelé qu’ensemble nos onze caisses versent plus de 800 millions chaque année à la solidarité. Le message a été très clair : soit le gouvernement accepte de reconnaître la spécificité des professions libérales, soit l’UNAPL manifestera dans les prochaines semaines. Nous aussi.
Le travail accompli par l’UNAPL n’empêche pas les professions d’être reçues également par leur ministère de tutelle….
J.-L.F. : En effet. Mais contrairement à d’autres professions, nos institutions nationales n’ont pas souhaité s’emparer du sujet, ce sont donc les syndicats seuls qui représentent les experts-comptables et les commissaires aux comptes dans cette négociation. Nous avons déjà été reçus deux fois par Bercy depuis la rentrée. Lors du premier rendez-vous, nous sommes arrivés avec nos calculs réalisés sur la base du rapport Delevoye. On nous a expliqué qu’ils étaient faux. Lors du deuxième rendez-vous, le ministère nous a donné ses propres chiffres, le problème c’est qu’on ne comprend pas de quelle manière il aboutit à ces données. Or les hommes du chiffre que nous sommes voudraient bien saisir les modes de calculs utilisés. La troisième réunion est fixée au 17 décembre, soit après la publication de la feuille de route de la réforme, de sorte qu’on peut se demander quel sera l’objet de cette réunion.
Les avocats estiment que la réforme va doubler le montant de leurs cotisations et réduire le montant de leurs pensions. Qu’en est-il s’agissant des professions du chiffre ?
J.-L.F. : Prenons un revenu annuel de 40 000 euros. Dans le régime actuel, les cotisations aux régimes de base et au régime complémentaire s’élèvent à 7 820 euros pour une pension de 627 euros, soit un rendement de 8,02 %. Avec la réforme, le montant des cotisations monte à 11 248 pour 557 euros de pension, soit un rendement de 4,95 %. Si l’on prend un revenu de 110 000 euros, les cotisations s’élèvent actuellement à 14 761 euros, pour une prestation de 1 125 euros, soit un rendement de 7,95 % contre 4,67 % dans le régime qu’on nous propose. Autrement dit, on nous demande de cotiser davantage pour toucher moins. En moyenne, nous allons perdre 57 % de rendement. Et ce n’est pas le seul problème ! Nous avons actuellement 1,7 milliards d’euros de réserve. Certes, on nous assure qu’on ne nous prendra pas cette somme pour l’utiliser au bénéfice d’autres régimes, mais nous savons qu’elle servira à assurer la transition entre les deux systèmes, ce qui ne nous convient pas du tout. Plus généralement, nous voyons bien que les régimes spéciaux ont été gérés de façon calamiteuse par l’État durant des décennies. Et l’on voudrait que nous renoncions à nos régimes parfaitement gérés pour rejoindre un système unique, ce qui est déjà considéré comme très risqué, et géré par un État qui n’a pas brillé pour ses qualités de gestionnaire jusqu’à présent ? Un système unique géré par l’État constitue en terme de gouvernance et de sécurité une très mauvaise solution. Par ailleurs nous allons perdre des mécanismes de solidarité auxquels nous tenons, comme la faculté de cotiser au profit de son conjoint pour que ce-dernier bénéficie au décès de l’expert-comptable de 100 % des droits de ce dernier.
Vous avez écrit au ministre de l’économie Bruno Le Maire, qu’aviez-vous à lui dire ?
J.-L.F. : Nos confrères ont été très choqués d’entendre Bruno Le Maire annoncer leur mort prochaine sur France Inter le 2 décembre. Il a déclaré en effet à propos des professions dotées d’un régime autonome : « Il y a des métiers qui vont disparaître, avec l’intelligence artificielle, l’accélération des transformations technologiques. Donc, tous ceux qui sont à l’équilibre dans leur système de retraite peuvent, d’ici 5 ou 10 ans, se retrouver en déséquilibre. Ce sont les mêmes qui se plaignent aujourd’hui, qui viendront toquer à la porte du bureau du prochain ministre des Finances pour demander qu’on les aide à rééquilibrer leurs caisses ». J’ai souligné dans ma lettre que les régimes autonomes de retraite regroupent les professionnels libéraux et indépendants qui ont fait de longues études, pris des risques lors de leur installation et continuent à en prendre tout au long de leur vie professionnelle. Ils contribuent fortement à l’économie de notre pays, et savent s’adapter aux évolutions de leur marché comme de leur métier. Nos métiers vont se transformer mais ils ne mourront pas. L’intelligence artificielle ne fera jamais disparaître l’esprit d’entreprendre. J’ai conclu en rappelant que le monde entrepreneurial et libéral doit être défendu et que son premier défenseur doit être le ministre de l’Économie.
Cette réforme intervient alors que la loi PACTE a bouleversé la profession de commissaires aux comptes en supprimant un tiers de son chiffre d’affaires du fait du relèvement des seuils d’audit obligatoire….
J.-L.F. : Je suis inquiet en effet pour nos confrères déjà en effet affectés par la réforme de la loi PACTE. Nous estimons que nous allons perdre 800 millions d’euros sur un chiffre d’affaires annuel de 2,4 milliards. Plusieurs centaines de confrères dont l’activité consistait à auditer des petites entreprises situées sous le nouveau seuil d’audit obligatoire de 8 millions de chiffre d’affaires sont menacés de disparition. La loi n’a prévu aucun mécanisme d’indemnisation, ce qui n’est jamais arrivé dans des circonstances comparables. C’est particulièrement compliqué pour les plus jeunes. Cela nous pose aussi un problème d’attractivité. Moins de missions, plus de cotisations, des pensions diminuées… Comme Michel Picon, je me demande ce que les professions libérales ont bien pu faire au gouvernement pour être traitées ainsi.
Propos recueillis par Olivia Dufour
Référence : AJU63492