La legaltech, une chance ou une menace pour les professions du droit ?

Publié le 18/09/2017

Apparues il y a quelques années, les start-up du droit ont envahi le paysage juridique et tous les débats sur le futur de la justice. Désormais incontournable, ce que l’on appelle la « legaltech » devrait, à terme, modifier en profondeur la manière dont les professions du droit travaillent. Éclairage sur la question.

Que ce soit chez les avocats, les notaires ou les juristes, le terme de legaltech fascine autant qu’il inquiète. Quand certains y voient une menace pour leur profession, d’autres considèrent ces technologies au service du droit comme une opportunité sans précédent. Il faut dire qu’avant l’avènement du numérique, le monde du droit n’a pas été particulièrement friand d’innovation et a connu peu d’évolutions au cours des 50 dernières années. L’arrivée de ces start-up juridiques, conséquence logique de la numérisation de notre société, a donc provoqué une mini-révolution chez les professionnels du droit. Après avoir commencé en épaulant les grands cabinets américains au début des années 2000, les entreprises de la legaltech ont commencé à vouloir proposer leurs services directement, que ce soit aux particuliers ou aux entreprises. La France n’est pas en reste et les 4 dernières années ont vu une explosion de la création de legaltech (on en compte aujourd’hui près d’une centaine), dont certaines qui ont déjà levé plusieurs millions d’euros. L’apparition de ces nouveaux acteurs fait réagir. Le barreau de Paris a ainsi lancé son propre incubateur dès 2014 afin de voir des avocats créer les prochaines start-up de la legaletch. De son côté, l’ordre des experts-comptables y voit une opportunité pour recentrer la profession autour du rôle de conseil et d’accompagnant du chef d’entreprise. Afin de dissocier fantasmes et réalité, et pour établir une vision prospective de ce que pourrait être une justice où les legaltechs coexistent avec d’autres professionnels du droit, les Petites Affiches ont demandé à Antoine Garapon, secrétaire général de l’IHEJ, d’apporter son éclairage.

Les Petites Affiches – La legaltech semble être sur toutes les lèvres aujourd’hui, comment la définissez-vous ?

Antoine Garapon – La legaltech est une manière de concevoir la justice à travers des start-up, c’est une vision de la justice qui passe par l’exploitation originale de données que produisent les tribunaux et la justice. Son origine se situe aux États-Unis, où les start-up du droit ont commencé à fleurir il y a un peu plus de 5 ans, mais ce marché est aussi particulièrement dynamique en France qui possède de nombreuses qualités pour cela. La legaltech est une réalité économique, juridique et épistémologique. Même si elle n’en est encore qu’à ses balbutiements, l’offre s’étoffe de jour en jour et on peut notamment l’observer en matière de documentation juridique intelligente et rapide. En regardant ce qui se passe outre-Atlantique, on observe de grandes entreprises comme Lex Machina qui font déjà de la justice prédictive, en proposant des conseils aux avocats pour optimiser leur chance de gagner une affaire.

LPA – L’impact réel des legaltechs sur le droit ne reste-t-il pas néanmoins encore assez limité ?

A. G. – Bien sûr et je pense que l’impact le plus important de la legaltech se situe en réalité sur le plan imaginaire. Ce à quoi l’on assiste avec la disruption numérique c’est un bouleversement profond et une révolution symbolique qui libèrent autant l’action, via les nouvelles pratiques, que l’imagination. Il est en effet frappant de constater à quel point on évoque legaltech et justice prédictive quand les réalisations pratiques restent très mineures puisque ces technologies ne sont pas encore matures.

LPA – Quels domaines seront touchés en premier ?

A. G. – On va retrouver les plates-formes qui vont permettre de réaliser des actes en matière notariale, ce qui va pousser les notaires à être de meilleurs professionnels. Cela va redistribuer les cartes dans le monde des juristes et donner plus de pouvoir aux justiciables, aux citoyens, qui auront accès à un nombre toujours plus important de créations d’actes juridiques en ligne. C’est déjà le cas pour la création d’entreprises. Internet décuple les possibilités du citoyen, y compris pour régler des petits contentieux.

LPA – Le fait que des non-juristes se soient emparés de ces problématiques ne pose-t-il pas un problème en matière d’éthique ?

A. G. – Cette question nous ramène aux fondamentaux du droit : « Nul n’est censé ignorer la loi », nous explique le Code civil, et le droit doit donc être ouvert à tous. La force de ces legaltechs est d’avoir compris que la révolution numérique peut porter en elle une révolution démocratique. La Cour de cassation a ainsi rendu, le 11 mai dernier, un arrêt (n° 16-13669) autorisant la comparaison et la notation d’avocats par des sites internet. Cette décision est lourde de significations sur le plan symbolique et se situe typiquement dans la lignée de la révolution numérique où l’on note le prestataire d’un service, que ce soit un hôtel sur TripAdvisor ou un restaurant sur La Fourchette. Cela peut aussi fonctionner dans le droit et offrir une dimension démocratique en rééquilibrant le rapport entre les clients et leurs avocats.

LPA – Concrètement, à quoi peut-on s’attendre dans un futur proche ?

A. G. – Il y a certains domaines où les legaltechs sont déjà bien installées, notamment en termes d’information juridique, d’information intelligente en langage naturel. On va voir se développer des logiciels assez perfectionnés de simulation d’une affaire. Je parlerais d’ailleurs moins de justice prédictive que de justice simulée. Tout comme on peut le voir dans les phases de résistance des matériaux dans la construction des trains ou des avions, je pense qu’à terme on sera capable d’avoir une expertise legaltech qui donnera une indication sur l’issue d’un procès. Peut-être à l’horizon de 5 ou 10 ans. Mais je ne pense pas que ce type d’outil soit un jour amené à prendre la place du juge pour autant, il s’agit plus d’un outil en amont. En cas de conflit ou de désaccord sur un contrat par exemple, on demandera une expertise legaltech, si l’entreprise voit qu’elle n’a que 12 % de chances de gagner son procès elle ira directement à la négociation. On peut aussi envisager que si ce diagnostic tombe entre les mains du juge, il pourra s’en servir comme d’un outil de réflexion. Sans forcément avoir la même conclusion que celle de l’expertise bien sûr. La justice prédictive va permettre d’orienter plus facilement des affaires vers la médiation, elle va renforcer et intensifier la concurrence entre les avocats et donnera une indication (ce que les Américains appellent le « pre-predicted »).

LPA – Vous évoquez la notion de justice prédictive, en quoi consiste-t-elle ?

A. G. – C’est pouvoir donner une indication chiffrée de plusieurs choses : d’abord des chances de succès d’une affaire, du taux d’indemnisation ou de la peine la plus prévisible. Cela permet aussi de savoir quels sont les arguments qui ont porté dans un dossier, même si ce ne sont pas forcément les meilleurs, c’est là aussi un outil intéressant pour l’avocat.

LPA – Une justice entièrement régie par des algorithmes et du big data a-t-elle réellement une chance de voir le jour ?

A. G. – Je ne le pense pas, si on peut avoir une partie du contentieux qui va disparaître des mains des avocats pour être déterminé par des algorithmes, celle-ci reste minoritaire et estimée entre 10 et 15 %. Le vrai risque se situe plutôt du côté des juges, nous ne sommes pas à l’abri que ces pratiques entraînent un comportement « moutonnier ». Si on explique au juge que « ceci est la solution décidée par l’ensemble de vos collègues », cela va naturellement le pousser à décider dans ce sens et à ne pas prendre de risques. La matière pénale est aussi particulièrement sensible avec le risque lié à la prédiction des chances de récidive. Dans certains États américains, on va établir une probabilité de récidive en fonction de critères arbitraires et de données de l’individu : cela peut être son âge, son casier judiciaire, son lieu de résidence, ses habitudes alimentaires, sa propension à l’alcoolisme, etc. Il y a là évidemment un caractère profondément injuste, car cela revient à ce que pour un même délit deux individus ne soient pas condamnés de la même manière selon leur score de récidive potentiel. Ce type de pratique est pour le moins préoccupant, la justice prédictive ne doit pas être utilisée pour reproduire des stigmas sociaux.

LPA – Cette justice prédictive omnisciente n’a-t-elle pas un caractère antihumaniste ?

A. G. – Tout à fait, cela fait que le jugement n’est plus une opération intellectuelle, une argumentation en fonction de principes, mais fait prendre au juge le rôle d’un calculateur de risques. Et dans certains domaines, je pense notamment à l’antiterrorisme, si l’on propose un logiciel permettant d’établir des corrélations fines pour déterminer si un garçon a plus de propension à commettre un attentat qu’un autre, cela va intéresser beaucoup de monde… Et cela aura un effet social et politique particulièrement grave. Le propre de l’analyse des data est de mettre en évidence des relations subtiles. Il ne faut évidemment pas sous-estimer la capacité des big data à donner des indications intéressantes, mais cela reste des indications.

LPA – Comment s’assurer que la manière dont sont conçus ces algorithmes n’ait pas une influence sur les résultats ?

A. G. – C’est l’autre problème : la conception de ces algorithmes n’est pas neutre, on peut d’ailleurs se demander s’il ne faudrait pas créer un service public capable d’effectuer ce contrôle. Un service qui soit tenu par le secret professionnel et qui puisse exiger de récupérer le code source afin de le faire expertiser par un spécialiste. Parce que l’une des grandes leçons à tirer de la legaltech est qu’aujourd’hui, les juristes tout seuls ne peuvent pas suffire. Ils doivent travailler ensemble avec les développeurs et techniciens. C’est ce que font les médecins, les enseignants, les hommes politiques, toutes les professions travaillent avec des start-up et des techniciens qui les aident à progresser et à apprendre sur leur propre métier.

LPA – La justice française avec les difficultés qu’elle connaît aujourd’hui a-t-elle les moyens de faire face à ces défis ?

A. G. – La legaltech demande en effet un investissement particulier. Nous avons aujourd’hui l’obligation d’être dans le coup sinon nous serons dépassés et risquons de perdre le contrôle de la justice. La justice doit chercher l’application la plus juste du droit, indépendamment de la pression économique ou des professions. Parmi les quatre ou cinq pays qui font de la legaltech, la France est relativement bien placée. Et ceci, grâce à la qualité de nos ingénieurs et aux bonnes écoles de commerce. D’autant qu’il y a une autre bonne nouvelle : le droit français est plus facilement modélisable que la common law. À nous de profiter de ces avantages pour apporter les solutions juridiques innovantes de demain.

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