Le secret des avocats menacé par les lanceurs d’alerte
Projet de loi Sapin II, étude du Conseil d’État, proposition de loi Galut, autant de textes qui organisent un statut de lanceur d’alerte dans lequel le secret professionnel de l’avocat est susceptible d’être remis en cause. Les avocats sont inquiets.
Lors de sa séance du 3 mai dernier, le barreau de Paris n’a pas mâché ses mots en rédigeant sa résolution sur la proposition du député Yann Galut, relative aux lanceurs d’alerte du 29 mars 2016. Il a dénoncé un modèle de société caractérisé par « une excessive exigence de transparence », rappelé que « le secret professionnel est partie intégrante de la liberté individuelle » et souligné que la proposition Galut nie ce secret, au mépris du fait que c’est un principe essentiel de la démocratie. La résolution estime en outre « inconcevable » qu’une autorité administrative indépendante puisse recueillir des informations au mépris de ce secret et de celui de l’instruction et réclame donc que le Gouvernement n’intègre pas ce texte à la loi Sapin par voie d’amendement. Les avocats n’ont évidemment rien contre les lanceurs d’alerte. Le problème c’est qu’ici l’exigence de transparence balaie une fois de plus sur son passage toute possibilité de tenir un discours modéré et de rappeler la nécessité de conserver une part de secret.
Nouvelle figure de la démocratie
Pas moins de trois textes concernent actuellement les lanceurs d’alerte et mettent incidemment en danger le secret de l’avocat. Le premier est le projet de loi dit « Sapin II » en cours d’examen au Parlement qui renforce la lutte anti-corruption. Il prévoit notamment que les agents de la future agence anti-corruption pourront procéder à des contrôles sur pièces et sur place et se faire communiquer tout document professionnel sans que rien, a priori, ne soumette les avocats à un régime particulier. Dans le même temps, le projet prévoit d’une part une protection des lanceurs d’alerte en matière de corruption et, d’autre part, transpose les dispositions de la directive abus de marché qui créent notamment une obligation pour l’AMF (Autorité des marchés financiers), l’ACPR (Autorité de contrôle prudentiel) et les entités qu’elles régulent (sociétés cotées, banques, assurances…) d’organiser un processus d’alerte en matière d’infractions financières. Le deuxième texte est une étude, commandée par le Premier ministre, Manuel Valls, au Conseil d’État il y a un an sur le devoir d’alerte. Dans cette étude, présentée à la presse le 13 avril dernier, le Conseil d’État constate, pour le regretter, l’éparpillement des dispositifs de protection des lanceurs d’alerte et préconise au bénéfice de cette « nouvelle figure de la démocratie » la création d’un statut protecteur transversal afin de pallier la disparité des régimes actuels, conçus au gré des scandales d’actualité et disséminés dans différents textes. Le Conseil d’État propose une définition du lanceur d’alerte, souligne qu’il ne peut être rémunéré car il est par nature désintéressé mais doit être activement protégé contre les mesures d’intimidation et de rétorsion (licenciement, action en diffamation) et observe qu’il conviendra d’étudier chaque secret professionnel protégé pour déterminer comment l’articuler avec ce nouveau statut. Cela concerne le secret défense, le secret d’affaires, le secret médical ou encore celui de l’avocat… En présentant cette étude à la presse, le vice-président du Conseil d’État, Jean-Marc Sauvé, a précisé qu’il espérait que ce statut transversal soit intégré à la loi Sapin.
C’est là qu’intervient le troisième texte. Il s’agit d’une proposition de loi du député PS, Yann Galut, avocat de profession et grand défenseur des lanceurs d’alerte. C’est déjà lui qui avait renforcé leur statut dans la loi contre la délinquance économique et la fraude fiscale du 6 décembre 2013. Ce texte fait bondir les avocats. Il est vrai qu’il affirme une transparence de chaque instant. L’article 4 prévoit qu’aucune confidentialité ne peut être opposée à la révélation d’un crime, d’un délit, d’une menace ou d’un préjudice graves pour l’intérêt général. « Les faits susceptibles d’être visés par l’alerte sont beaucoup trop imprécis, il faut se référer à des concepts clairement définis par la loi. Qu’est-ce qu’une menace ou un préjudice grave pour « l’intérêt général » ? Je ne pense pas que cela soit constitutionnel », observe William Feugère, membre du bureau du CNB, ancien président de l’ACE et fondateur d’ethicorp.org1.
On est en train de fabriquer un monstre
L’article 11 prévoit que les personnes astreintes au secret ne peuvent être poursuivies à ce titre dès lors qu’elles alertent l’agence, autrement dit l’autorité administrative indépendante créée pour recevoir les alertes. Ce même article précise que l’agence peut recueillir sur les faits portés à sa connaissance toute information qui lui apparaît nécessaire sans que son caractère secret ou confidentiel puisse lui être opposé, sauf en matière de secret concernant la défense nationale, la sûreté de l’État ou la politique extérieure. Le secret de l’enquête et de l’instruction ne peuvent lui être opposés. Quant aux secrets professionnels pénalement protégés, ils sont « aménagés ». « Il est évident qu’on ne peut pas à la fois protéger les lanceurs d’alerte et se retourner contre eux en les accusant de violer un secret professionnel. Une réflexion est nécessaire, convient William Feugère. Mais il est inacceptable de toucher au secret de l’avocat, cela ne se justifie pas. Dans la proposition Galut, à l’article 11, il est prévu : « Les informations couvertes (…) par le secret professionnel applicable aux relations entre un avocat et son client ne peuvent lui être communiquées qu’à la demande expresse de la personne concernée ». Qui est cette « personne » ? Le client ? La rédaction est floue. De toute façon, l’avocat n’est jamais délié de son secret, pas même par son client ; prévoir le contraire, c’est fragiliser le secret de l’avocat, donc le conseil, la défense et la Justice. Sans aucun bénéfice réel pour quiconque. Cessons d’opposer le secret et la transparence, des solutions existent pour que le premier soutienne la seconde », ajoute le fondateur d’ethicorp.org.
Martin Luther, lanceur d’alerte ?
Au-delà de la question spécifique de l’atteinte au secret professionnel, les pouvoirs très larges confiés à l’agence inquiètent également. Elle est appelée à recueillir des informations de tous horizons, sur tous les sujets. Elle pourra diligenter des enquêtes, se faire communiquer des documents, effectuer des vérifications sur place, aucun secret ne lui sera opposable, elle aura accès à tout, y compris aux dossiers d’instruction. Certes, quelques AAI comme l’AMF par exemple, disposent de pouvoirs étendus, mais dans un domaine très spécifique. « C’est un monstre absolu ! On est en train de fabriquer la plus gigantesque et puissante agence de renseignement, il faut absolument revenir à la raison ! », met en garde William Feugère. Reste à savoir si les discours appelant à la réflexion et à la mesure seront entendus dans un contexte où les lanceurs d’alerte incarnent une étape supplémentaire dans l’édification du monde transparent que certains appellent de leurs vœux. Les avocats savent d’expérience à quel point il est difficile de faire comprendre la nécessité du secret à l’époque actuelle. Quant aux lanceurs d’alerte, un coup d’œil à la note Wikipédia qui leur est consacrée renseigne sur le danger de ce concept fourre-tout. Certes, il ne s’agit que d’un article encyclopédique collaboratif sans autre valeur qu’indicative. Il renseigne néanmoins sur la perception du lanceur d’alerte dans l’esprit de ceux qui en font la promotion aveugle. C’est ainsi que Martin Luther et Alexandre Soljenitsyne y voisinent avec un témoin cité par Jérôme Kerviel en 2012 lors de son procès en appel que la cour d’appel de Paris n’a pas jugé suffisamment pertinent pour l’auditionner à la barre… Et que dire de l’affaire LuxLeaks dans laquelle un auditeur d’un Big Four au Luxembourg a transmis à la presse des milliers de documents internes au cabinet relatifs aux activités d’optimisation fiscale ? L’affaire a déclenché un scandale politique mais n’a débouché techniquement que sur une seule affaire judiciaire : la mise en cause du collaborateur pour vol de documents, jugé avec un autre collaborateur et un journaliste début mai. L’activité qu’il a « dénoncée » étant parfaitement légale, aucun client n’a été inquiété. Quel est donc l’intérêt de « révéler » une activité connue et légale, fut-elle discutable ?
Notes de bas de pages
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1.
Ethicorp.org est un site créé en 2016 à l’initiative de William Feugère qui offre aux entreprises une solution d’alertes online sécurisées et confidentielles. Ethicorp.org met à disposition le site d’alerte, traite les alertes reçues et accompagne l’entreprise dans la résolution du problème qui a été signalé. L’originalité de cette solution est de faire du secret professionnel de l’avocat un allié de la transparence puisque le site offre aux lanceurs d’alerte et aux entreprises la protection du secret de l’avocat. William Feugère a été invité le 12 mai à la Chancellerie pour présenter son projet dans le cadre de la 12e édition de Jeudigital French Tech. Chaque mois, le Jeudigital a lieu dans un ministère différent et permet à des start-ups de présenter leurs produits et services innovants devant des investisseurs, des grands comptes et des acheteurs publics. En mai dernier, il avait lieu au ministère de la Justice qui recevait pour l’occasion huit auteurs de projets innovants.