L’huissier est mort, vive l’appli ?

Publié le 02/09/2021

A mesure que la justice se numérise, certaines activités autrefois assurées par les huissiers disparaissent. Faut-il s’y résoudre et saluer la dématérialisation ou au contraire s’en inquiéter ? Xavier Labbée, professeur des universités et avocat au barreau de Lille met en garde contre un possible asservissement de la justice au robot. 

L’huissier est mort, vive l’appli ?
(Photo : AdobeStock/Willyam)

La révolution numérique va-t-elle avoir pour conséquence de supprimer la fonction d’huissier (devenu depuis peu, avec le commissaire-priseur, « commissaire de justice ») ? On peut le craindre. L’instauration du RPVA chez les avocats a déjà supprimé une partie de son activité : la signification des « actes du palais » (constitution, bordereaux de communication de pièces, signification de jugements entre avocats) se fait désormais sans lui, de façon dématérialisée, en application des articles 850 et 748-1 du CPC.

Il est vrai que la signification de ces actes internes était assez simple : l’avocat devait coller un timbre (vendu par planches par la chambre des huissiers) sur l’acte qu’il avait préparé lui-même.  L’activité de l’huissier, qui avait souvent un petit bureau au palais de justice, se résumait à donner date certaine à l’acte en oblitérant le timbre apposé sur lui, puis à le déposer dans le casier de l’avocat concerné. Ce n’était pas très difficile. Le timbre de signification valait, sur les derniers temps, un euro vingt-huit. Le petit commerce des timbres faisait – en fait – vivre le préposé de la chambre des huissiers. Avec l’instauration du RPVA, les timbres de signification ont disparu et l’emploi du préposé aussi. Les avocats signifient directement leurs actes de manière dématérialisée à leurs confrères sans l’intervention de qui que ce soit. La dématérialisation est signe d’économie et de rapidité. Et l’on se dit : pourquoi ne pas aller plus loin ?

L’assignation dématérialisée ?

On pourrait dans la même logique, proposer qu’un acte ayant vocation à être remis ou dénoncé au procureur de la République, puisse être directement délivré par la voie du RPVA sans l’intermédiaire d’un huissier.  Le procureur a une adresse mail officielle et est rattaché au réseau. Pourquoi avoir besoin d’un huissier pour lui remettre une assignation « papier » ? Pourquoi ne pas l’assigner directement sous forme dématérialisée ? Est-il incongru pour un avocat de délivrer lui-même une assignation, puisqu’il peut déjà signifier lui-même sa constitution et ses pièces sur le réseau ?

Restent l’assignation et la signification de jugement  à partie : actuellement, l’huissier est indispensable car il doit délivrer l’acte en se rendant au domicile de la personne concernée (art 655 CPC). Ce qui veut dire qu’il doit se déplacer, prendre son casque et sa mobylette et se rendre à l’adresse indiquée. Et sur place, il doit éventuellement effectuer les recherches nécessaires aux fins de s’efforcer de remettre l’acte à personne. Et puis il doit faire le bilan de ses démarches dans son acte, avec son stylo, si la remise à personne n’est pas possible.  Nous observons en tout cas que l’acte est nécessairement un document de papier.

Peut-on envisager la délivrance d’une assignation dématérialisée ? L’article 662-1 du CPC issu du décret du 15 Mars 2012 nous dit que c’est possible dès lors que le destinataire est d’accord et accepte cette forme de signification. C’est ainsi que le Ministère  – toujours empressé lorsqu’il s’agit d’instaurer des nouveautés numériques –  avait proposé, dans le décret du 11 Décembre 2019 qui avait vocation à entrer en vigueur en septembre 2020, de réformer l’article 54 du CPC. L’assignation numérique avait vu le jour. Le texte disait alors « qu’à peine de nullité », l’assignation devait contenir (outre les références habituelles relatives au domicile des parties) leur « numéro de téléphone mobile » et leur « adresse mail » élevés pour le coup au rang de véritables signes de la personnalité juridique : de telle sorte qu’émergeait  le « domicile numérique » notion concurrente à celle, pourtant déjà bien malmenée, de « domicile » (Xavier LABBEE « le domicile numérique » Gazette du Palais 18 Février 2020). C’était, dans l’esprit du texte, une sorte de nouveau domicile conventionnel. La personnalité numérique était née…

Pourtant, l’assignation numérique ne vivra que deux mois… Le ministère a dû peut-être se rendre compte du caractère un peu trop novateur de sa proposition. La référence à l’adresse mail et au téléphone mobile est passée à la trappe avec le décret du 20 Novembre 2020 applicable au premier janvier 2021 et c’est sans doute une bonne chose. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas retravailler la notion.

Que l’huissier puisse créer une version dématérialisée de l’acte « papier » qu’il a délivré est nécessaire, puisque l’enrôlement se fait désormais obligatoirement par voie dématérialisée. On ne peut plus procéder autrement.

Pas de définition officielle de l’adresse mail

Mais qu’un texte puisse permettre à l’huissier, sans quitter son écran, de délivrer un acte dématérialisé sur la boite mail du défendeur (même avec son accord) nous parait pour l’instant dangereux : l’adresse mail ne correspond à aucune définition officielle. Elle n’a d’ailleurs pas pour objet de localiser l’individu dans l’espace comme le fait le domicile : elle risquerait peut-être de rendre sans objet les règles de compétence territoriale des tribunaux. Mais surtout… on ne sait jamais qui est derrière l’écran ni qui donne son accord à la délivrance dématérialisée. Et puis il y a les mails qui reviennent « non délivrés »… Il nous semble qu’en l’état,  le « domicile numérique » demeure trop imprécis et ne peut véritablement concurrencer le « domicile » tel qu’il est défini dans le code civil et qui emporte les conséquences procédurales que l’on connait.

Mais il ne faut pas se faire d’illusions : un jour ou l’autre, lorsque les moyens techniques le permettront et qu’un registre de l’état civil numérique aura été officiellement créé (ce qui ne ressort pas du tout de la fiction : on peut commencer avec les personnes morales), on pourra assigner par la grâce d’une plateforme ou même directement, un défendeur  en délivrant un acte dématérialisé à son adresse mail : la fonction d’huissier aura alors logiquement disparu. Elle sera remplacée – au mieux – par une application par laquelle il faudra passer (un peu comme autrefois il fallait coller un timbre pour signifier un acte).

Une simple question de temps

Mais elle ne sera pas la seule car l’histoire ne s’arrête pas avec la délivrance de l’assignation. Elle commence avec elle. Une fois l’assignation dématérialisée enrôlée, les conclusions et pièces sont déjà échangées sous forme dématérialisée (art 850 CPC), le dossier de plaidoirie est déjà déposé sous la forme dématérialisée (car il y a belle lurette qu’on ne plaide plus en matière civile pour ne pas être pénalisé par le juge), le jugement est rendu sous forme dématérialisée et portera bientôt la signature électronique du juge… (V° sur la signature électronique des jugements en matière commerciale C. Blery Dalloz Actualités 19 Avril 2019) Et si par extraordinaire un recours dématérialisé est inscrit à la cour d’appel, c’est déjà le robot de la cour qui le déclare irrecevable, lorsque l’appelant (comme aujourd’hui la plupart des appelants) n’a pas su échapper aux multiples chicanes procédurales posées par le décret Magendie.

Une profession unique englobant les avocats, les notaires, les huissiers, les amateurs de droit et peut être même les juges, pourra alors voir le jour. Elle s’exercera sous l’œil implacable du robot qui sera seul à dire le droit au milieu d’individus qui tourneront autour de lui,  à l’image des grenouilles et du roi soliveau décrits par La Fontaine.

En fait, une justice dématérialisée n’a plus aucune consistance. Le commissaire de justice parviendra-t-il  à la bazarder au plus offrant ?

 

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