La France est-elle menacée par le phénomène mafieux ?
Définir la Mafia, ce phénomène par définition occulte et fuyant, souvent farci d’un folklore qui cache tout et n’explique rien, a toujours été difficile ; d’ailleurs pour certains, la Mafia n’existe pas, c’est juste un épouvantail agité régulièrement par des personnes de mauvaise foi voulant faire le lit d’un futur régime autoritaire.
C’est seulement avec le recul qu’on parvient à comprendre ce qui s’est passé, à tracer une histoire de la Mafia, à en décrypter le fonctionnement et le développement ; et, en réalisant la puissance qu’elle a finalement atteinte, on regrette de n’avoir pas pu faire ce travail d’analyse et de réflexion quand il était encore temps…
Puisqu’il est sans doute encore trop tôt pour comprendre comment va évoluer dans un proche avenir le narcotrafic à Marseille, dans la banlieue parisienne et ailleurs, essayons donc, au moins, de réfléchir sur ce qui s’est passé tout près de nous, géographiquement et temporellement : en Italie, par exemple.
Les origines de la Mafia (ainsi que de son appellation) sont aussi mystérieuses et contestées que sa définition, mais les historiens s’accordent pour dire qu’elle a été générée par le système féodal, lequel n’a été aboli en Sicile qu’en 1861, avec l’unification, mais qui s’est prolongé, de fait, jusqu’à la fin du XIXe siècle.
À l’origine donc, on retrouve une île qui a toujours été soumise à des puissances étrangères – ou perçues comme telles : Byzantins, Arabes, Normands, Angevins, Espagnols, dynastie des Bourbons établie à Naples et, pour terminer, l’État unitaire italien. À travers les siècles, la noblesse sicilienne a fait le dos rond, s’adaptant aux changements de régime tout en faisant en sorte – pour ce qui concerne l’essentiel, c’est-à-dire la conservation de ses privilèges – de rester toujours la véritable maîtresse sur ses terres, en s’appuyant sur des milices privées et informelles pratiquant la brutalité et se posant comme alternative à l’État.
« Nous fûmes les Guépards, les Lions ; ceux qui nous remplaceront seront les chacals et des hyènes »
L’absentéisme de la noblesse, préférant vivre dans ses hôtels particuliers en ville (notamment à Palerme), plutôt que dans ses fiefs ruraux, a favorisé le passage progressif de son pouvoir à une « nouvelle génération » d’hommes de main issue de ces « milices » et dépourvue de tout scrupule. Cette transformation a été magnifiquement décrite par Giuseppe Tomasi di Lampedusa (un prince sicilien qui savait parfaitement de quoi il parlait) dans son roman Le Guépard : « Nous fûmes les Guépards, les Lions ; ceux qui nous remplaceront seront les chacals et des hyènes… Et tous, Guépards, chacals et moutons, nous continuerons à nous considérer comme le sel de la Terre ».
« Chacals et hyènes » se sont véritablement imposés en Sicile à partir de 1943, l’armée américaine étant trop contente de pouvoir leur confier la gestion de l’île après le renversement du régime fasciste. Dès lors, comme l’écrit l’historien Gaetano Falzone dans sa Storia della Mafia, l’organisation criminelle s’organise « sous les formes, devenues par la suite traditionnelles, de médiation entre la violence et l’autorité, entre le pays réel et le pays légal ». Tout en poursuivant et accentuant ses activités criminelles traditionnelles (racket, jeux clandestins, prostitution, contrebande, narcotrafic…), elle s’investit aussi dans la vie politique et, grâce au contrôle « paternaliste » qu’elle exerce sur les électeurs, elle parvient à faire élire « ses » candidats – ou à faire barrage (y compris par l’élimination physique) aux candidats qu’elle considère comme étant hostiles à ses intérêts. Tous les élus, tous les partis peuvent convenir à la Mafia, à condition qu’ils fassent preuve d’un certain « réalisme », en acceptant les arrangements qu’on leur propose. Avec toutefois une exception notable : historiquement, les mafias, qu’elles soient siciliennes ou américaines, ont toujours été fermement opposées aux communistes (là où ils existaient : notamment dans l’Italie de l’après-guerre), n’hésitant pas à recourir à l’assassinat – voir au massacre, comme ce fut le cas à Portella delle Ginestre, en Sicile, le 1er mai 1947, lorsque les hommes du bandit Salvatore Giuliano (considéré aujourd’hui par certains comme un bandit « gentil », dérobant l’argent des riches pour le donner aux pauvres) ouvrirent le feu sur 3000 paysans réunis avec leurs familles pour un pique-nique pacifique célébrant à la fois la réforme agraire et la fête du travail (11 morts et 27 blessés).
Liens du sang et de vassalité
Ce succès s’explique par la force des liens familiaux – il serait plus juste de préciser : des liens de vassalité, dépassant les liens du sang au sens strict, très bien décrits par l’écrivain italo-américain Mario Puzo dans son roman The Godfather (d’où sera tiré le chef-d’œuvre cinématographique éponyme de Ford Coppola, sorti en 1972 – Le Parrain, en français). Ce mécanisme s’exprime parfaitement par le mot « cosca », couramment employé pour désigner la famille mafieuse mais qui, en dialecte sicilien indiquait, au départ, l’ensemble des feuilles d’un artichaut, enfermées sur elles-mêmes. C’est cette solidarité, ce silence absolu provenant du fond des âges, qui font la force de la Mafia face à la menace représentée par les polices et les justices des États contemporains. Le système de valeurs de la cosca est partagée par des secteurs de la société qui ne sont pas criminels, mais qui ne font pas confiance aux structures de l’État, préférant s’adresser en cas de besoin (protection, logement, emploi, entrée dans la fonction publique, appui politique, arrangements bureaucratiques de toute sorte…) à la cosca locale qui apparaît comme plus efficace. Cela peut paraître étrange, mais souvent, on finit par aimer le mal dont on souffre…
Un intermédiaire parasitaire s’imposant par la violence
Un des plus grands pourfendeurs de la Mafia, l’écrivain sicilien Lorenzo Sciascia (1921-1989), la définissait ainsi : « Association de malfaiteurs visant à l’enrichissement illicite de ses propres associés, qui se place comme intermédiaire parasitaire, et s’impose avec des moyens de violence, entre la propriété et le travail, entre la production et la consommation, entre le citoyen et l’État ». Sciascia (comme Lampedusa, mais aussi les juges Borsellino et Falcone, tués par la Mafia – tous siciliens et donc parfaitement « informés ») savait ce qu’il disait, car il était né dans la petite ville de Rocalmuto, une des « capitales » historiques de la soi-disant « honorable société ». Les armoiries de cette commune sont d’origine indéterminée et lointaine, et représentent un homme nu, l’index placé à la verticale devant sa bouche, et faisant face à une tour. Une inscription en latin l’accompagne : « je restai muet et silencieux – et mon cœur se fortifia ». Pas besoin d’être un exégète pour en comprendre la signification : l’homme nu (donc vulnérable), promet de ne pas dénoncer les agissements de ceux qui habitent dans la tour, c’est-à-dire les puissants mafieux.
De la Sicile aux États-Unis
Jusqu’ici, on pourrait croire être dans le folklore fort exotique d’une île tourmentée l’été par une chaleur excessive, pas tout à fait européenne, une sorte de marche orientale située à l’extrémité d’une « botte » elle-même réputée pour la faiblesse de son État et ses excès de toute sorte. Cependant, force est de constater que, bénéficiant de l’émigration massive de Siciliens vers les États-Unis, à partir du milieu du XIXème et jusqu’aux « Trente glorieuses », la Mafia est parvenue aussi à s’établir solidement aux USA, au cœur même de l’économie planétaire, développant un système d’une vitalité et d’une complexité extraordinaire, qui a non seulement poursuivi ses activités criminelles visibles à un niveau sans précédent (notamment dans le domaine du trafic de stupéfiants), mais a aussi investi les sphères légales, qu’il s’agisse de l’économie (casinos d’abord, urbanisme par la suite), de la police, de la justice ou encore de la politique. Sciascia a pu écrire, sans risque d’être contredit, que « la mafia sicilienne est pour moi une ’’métaphore’’ de l’exploitation, de l’abus de pouvoir et de la violence dans le monde ». Oui, dans le monde… entier, l’ONU estimant récemment que les revenus annuels des organisations criminelles transnationales se chiffrent entre 1000 et 2000 milliards de dollars.
En France, le trafic de stupéfiants fait vivre 120 000 personnes
Revenons donc sur nos terres. Il y a environ un demi-siècle, la criminalité organisée paraissait avoir quasiment disparu en France. Les mafias corses, marseillaises et autres avaient été décapitées ; tous les spécialistes (y compris les quelques « parrains » survivants) le constataient, en s’en félicitant ou en le déplorant selon les cas. Le proxénétisme, le trafic de stupéfiants, étaient tombés entre les mains d’une galaxie de besogneux incapables d’imposer leur loi à un « milieu » qui n’existait plus en dehors des fantasmes cinématographiques (eux aussi faisant désormais figure de « vieille France ») ; oui, il n’y avait plus que les cons qui osaient tout, et c’était bien à ça qu’on les reconnaissait !
Mais depuis quelques années, le trafic de stupéfiants est devenu une activité de plus en plus lucrative, les lieux de deal se comptent par centaines et génèrent des flux financiers colossaux. On considère qu’environ 120.000 personnes vivent, chichement ou richement, de cette économie qui, quasi quotidiennement, se rappelle à notre bon souvenir par des règlements de compte meurtriers en hausse constante.
Je laisserai chacun libre de réfléchir sur d’autres indices, pouvant être considérés comme inquiétants ou inexistants. Les voici : l’existence chez ces nouvelles générations de malfaiteurs, de liens familiaux et ethniques puissants ; la forte emprise de chaque cosca sur son territoire ; le culte d’une certaine virilité violente, base du mythe des surhommes « affranchis », et donc admirables ; une omerta généralisée, fondée sur la peur et/ou la complicité ; une tendance à se méfier de l’État, perçu pour des raisons historiques et culturelles comme une identité étrangère, manquant de légitimité ; une tolérance, mâtinée de sympathie et de victimisme, manifestée par certains élus et membres de l’intelligentsia, à l’égard de ces soi-disant avatars de Robin des Bois.
La question qui se pose est donc la suivante : cette armada parviendra-t-elle, dans un proche avenir, à se structurer et à investir, comme l’a fait la Mafia en Italie et aux USA, les sphères publiques ? Difficile d’y répondre ; mais force est de constater que, face à la montée en puissance de la criminalité organisée, l’État français a choisi jusqu’à ce jour, avec une constance qu’il a rarement démontrée en d’autres domaines, le désarmement, en multipliant sans fin les réformes qui paralysent l’action des forces de l’ordre, que ce soit en termes de procédure pénale ou d’organisation de la Police Nationale.
On a dès lors, objectivement, le droit d’être pessimistes ; comme l’était Edmonde Charles-Roux : « Nous sommes donc devant une menace générale autour de la Méditerranée. Et nous voyons une civilisation s’écrouler, un phénomène qui ne renaîtra pas ».
Du même auteur : Narcotrafic : la France est-elle prête à entendre les mises en garde du Mexique ? – Actu-Juridique
Référence : AJU462124