Procès de Bobigny : comment reconstituer l’histoire au théâtre ?
Depuis quelques années, le procès dit de Bobigny – par sa portée historique qui a ouvert le droit à l’avortement – a conquis les planches. Entretien avec Émilie Rousset, co-créatrice de la pièce Reconstitution : Le procès de Bobigny, actuellement en tournée.
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Quand un procès devient historique, il sort de la sphère juridique pour rejoindre le patrimoine. Parfois, l’édition des sténotypies intégrales des débats et des témoignages sont publiés par des maisons d’édition, comme ce fut le cas pour le procès d’Aix-en-Provence, publié par l’Harmattan en 2012 : le procès devient un livre, les plaidoiries de Gilbert Collard et Gisèle Halimi résonnent ailleurs que dans une salle d’audience. Parfois, c’est le cinéma qui permet de rejouer les choses : on ne compte pas le nombre de films retraçant des procès historiques ou juste profondément marquants, comme ces dernières années avec « Saint Omer », d’Alice Diop et « Le procès Goldman », de Cédric Kahn. Parfois aussi, c’est le théâtre qui permet à l’histoire judiciaire de se jouer sur d’autres terrains, de conquérir d’autres territoires. En 2022, 50 ans après le procès de l’adolescente, Marie-Claire Chevalier, pour avortement, la troupe Conférence et Compagnie (du barreau de Paris) joue à la maison du Barreau une représentation du « Procès de Bobigny ». À la fin de la représentation, le fils de Gisèle Halimi remet la robe de sa mère pour le musée du barreau de Paris : le symbole est touchant. Il faut dire que la pièce adaptée par Me Basile Ader, avocat au barreau de Paris, ancien vice-bâtonnier, conservateur du Musée du Barreau de Paris et son épouse Sophie Dumont-Ader, faisait revivre presque en temps réel les échanges dans la salle d’audience. « Nous avons eu l’opportunité d’avoir accès à la sténographie des débats, grâce à mon confrère Me Jean-Yves Halimi, également fils de Gisèle Halimi. C’est sur une suggestion de la bâtonnière de Paris, Julie Couturier, que nous avons eu l’idée initiale. Nous avions déjà reconstitué le procès de Patrick Henry, à l’occasion de ses 40 ans, sous la présidence du bâtonnier, Olivier Cousi. Elle a donc suggéré que nous fassions de même avec le procès de Bobigny. La sténographie reproduit 7 ou 8 heures de débats, dans un style assez aride », avait expliqué Me Basile Ader dans nos colonnes.
Émilie Rousset et Maya Boquet ont choisi, quant à elles, une toute autre façon de reconstituer ce que fut et ce qu’est le procès de Bobigny. Elles l’ont déconstruit. Ce qu’elles ont choisi est un dispositif très fort basé sur un pari : un public actif dans ses mouvements, est un public qui se saisit mieux d’un sujet comme celui du droit à disposer de son corps. Dans l’impressionnante salle du Volcan, au Havre, dans le cadre du festival Déviations, le public est invité à choisir, sur scène, un fauteuil sur lequel s’asseoir. On lui distribue des extraits (dépositions, débats, plaidoiries) du livre Le procès de Bobigny, publié en 1973, par Choisir la cause des femmes et Simone de Beauvoir. On propose aux spectateurs de s’installer en cercle autour d’un ou d’une comédienne reprenant la parole experte d’un témoin de l’époque (la journaliste Claude Servan-Schreiber ou la témoin Françoise Fabian), d’une spécialiste actuelle de l’avortement (à la Réunion ou en Pologne), du médecin gynécologue, René Frydman, de l’historien, Jean-Yves le Naour, d’un militant anti-avortement, Émile Duport, de la co-fondatrice du MLF, Christine Delphy, de la professeure de droit public, Stéphanie Hennette Vauchez… toutes les vingt minutes, sur la scène de théâtre, le public passe d’un cercle de parole à un autre, comprenant les tenants et les aboutissants de cette affaire historique dont les victoires sont encore très fragiles. Rencontre avec la co-créatrice de la pièce, pour évoquer l’importance de traiter un tel sujet par le biais du théâtre.
Actu-Juridique : Émilie Rousset, pourquoi avoir voulu vous saisir avec Maya Boquet du procès de Bobigny ?
Émilie Rousset : Ma démarche habituelle, dans l’écriture et la mise en scène de spectacles, c’est de partir de l’archive, de la matière documentaire. Je suis tombée sur l’archive des minutes du procès de 1972, publiée par l’association Choisir la cause des femmes de Gisèle Halimi, publiées chez Gallimard. Deux choses nous ont marquées dans ces archives. Les témoignages militants passionnants de Simone de Beauvoir ou Delphine Seyrig, les plaidoiries saisissantes de Gisèle Halimi et Monique Antoine. Et puis l’aura de cette archive interdite : à l’époque toute publication autour de l’avortement était prohibée et il y avait eu une vraie démarche militante, de désobéissance civique, pour transmettre les minutes du procès à une association et à un éditeur, qui a pris le risque de les publier. Encore aujourd’hui, on ignore la source première de la fuite : était-ce la greffière ? Est-ce que Simone de Beauvoir avait payé une dactylo pour prendre des notes pendant le procès ? Toute la mythologie autour de l’archive la rendait d’autant plus vibrante. Tout l’intérêt actuel pour la dernière vague du féminisme, relativement général, nous a aussi donné envie de retrouver un point d’ancrage et de compréhension sur le travail fait par les féministes des années 1970 qui, elles, étaient victimes d’invisibilisation, de critiques.
AJ : L’avocat Me Basile Ader, avait adapté la pièce avec Sophie Dumont-Ader, une reconstitution presque à l’exact des audiences. Vous avez choisi un autre type de reconstitution… Pourquoi ?
Émilie Rousset : La pièce s’appelle Reconstitution, même si nous ne reconstituons pas le contexte avec des robes, la barre, la théâtralité des débats. Ce qu’on cherche à reconstituer c’est « l’événement Bobigny », en passant par l’imaginaire et l’esprit des spectateurs. On veut donner à voir le réseau de pensée éthique, juridique, philosophique qui a été construit dans le cadre de ce procès dans les années 1970. Et étant témoins de ces flux de paroles, les spectateurs peuvent se représenter ce qu’a été cet événement. On voulait que ce soit à eux de mettre en relation les arguments de l’époque et leurs propres projections. En effet, le dispositif met le spectateur dans la même position que nous. Que ce que l’on a pu vivre face à ces fragments d’archive, que l’on a promenés dans notre sac pendant plus d’un an, en allant à la rencontre d’acteurs présent et passé qui accepteraient de nous livrer leur témoignage sur Bobigny. Le spectateur a le choix de rencontrer untel ou untelle, il se retrouve très proche des comédiens qui rejouent les témoignages, comme s’ils pouvaient eux-mêmes poser les questions. Cela nous semblait pertinent que pour une pièce qui traite du droit à disposer de son corps, que le spectateur décide s’il reste ou s’il part, vers où il veut aller, ce qu’il veut entendre. Le théâtre est plutôt coercitif d’ordinaire, pour nous le procès de Bobigny méritait un dispositif original.
AJ : Vous faites entendre la parole d’une militante polonaise d’aujourd’hui, on peut écouter un beau témoignage de la philosophe Camille Froidevaux Metterie, comme suivre la pensée étonnante de l’activiste anti-choix Émile Duport… un procès est d’ordinaire inscrit dans un temps fermé, qu’apporte cette ouverture-là vers le présent (et le futur ?)
Émilie Rousset : Le temps du procès est bien ancré dans un temps T, mais leur répercussion – surtout sur des sujets majeurs – dépasse ce carcan. Une reconstitution c’est l’histoire revue relue depuis le présent. Nous voulions assumer cette position-là. On a choisi de rejouer un témoignage Françoise Fabian enregistré en 2020 sur ses souvenirs de 1970 : cela permet vraiment de plonger le spectateur dans cet espace-temps-là où l’on regarde le passé depuis le présent : qu’est-ce qu’on veut tirer comme leçon ? En 2019, nous avons interviewé une militante argentine pour le droit à l’avortement (arraché de haute lutte en 2020, NDLR), pour cette dernière version du spectacle, nous avons interviewé la militante polonaise, Weronika Smigielskav : nous voulons qu’au contact de sa parole, les spectateurs se ressentent dans leurs corps, dans leur chair, dans la même position que les femmes dans les années soixante-dix en France, soumis à une loi régressive. Ce que fait la militante, ce n’est pas de dénoncer les « méchants », mais d’expliquer qu’un processus de 20 ou 30 ans peut détruire des droits acquis. C’est de rappeler les énormes manifestations qui avaient été organisées suite à cette loi, qui rassemblaient les femmes et les jeunes. Ce qui, depuis, a permis de faire passer un gouvernement plus progressiste.
AJ : Comment la dizaine de comédiens – qui jouent plusieurs voix au cours du spectacle – ont-ils vécu cette immersion dans l’histoire vivante ?
Émilie Rousset : Je pense que cela dépend des comédiens et des comédiennes. Pendant les répétitions, les réunions, nous avons réuni un casting d’interprètes de différentes générations. Ça change beaucoup entre Véronique Alain qui a vécu à l’époque, et Barbara Chanut qui doit avoir 24 ans : ce n’est pas le même rapport, pas le même vécu. Mais cela fait résonner des choses communes, c’est très intéressant de réunir des personnes qui n’ont pas le même rapport aux vagues de militantisme féministe. Les spectateurs peuvent entrer en contact avec la question au travers d’hommes, de femmes, de blancs, de non blancs, de jeunes et de moins jeunes. Il est important que tous les corps soient représentés car même si c’était le procès d’une jeune adolescente et de sa mère, Bobigny est une histoire collective.
AJ : Quel a été le retour du monde du droit sur votre travail ?
Émilie Rousset : Dernièrement, nous avons rencontré la juriste, Stéphanie Hennette Vauchez, qui dirige le Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux (CREDOF) et nous a parlé du chemin vers la constitutionnalisation de l’avortement. En 2019, c’est la juriste Véronique Champeil-Desplats qui nous avait parlé du droit à disposer de son corps. Nous avons également interviewé, Zoé Royaux, avocate pénaliste (et ancienne secrétaire de la Conférence, NDLR) qui travaille pour la Fondation des femmes… Nous avons eu beaucoup d’échanges avec des personnalités du monde du droit qui nous ont permis de nourrir notre réflexion et l’écriture de notre spectacle. C’est touchant car cette pièce est très agréable à partager entre autres avec les scolaires. On parle de quelque chose qui les concerne, Marie Claire Chevalier avait 16 ans quand elle s’est assise sur le banc des accusés. Cette pièce permet de transmettre l’information et l’éducation aux plus jeunes et les droits reproductifs et sur les libertés fondamentales.
AJ : Est-ce aussi une façon de continuer le travail de Gisèle Halimi, dont l’amour du droit a triomphé ?
Émilie Rousset : Nous nous étions posé la question de l’interroger, au début de notre réflexion. Mais elle s’était déjà beaucoup exprimée sur Bobigny. Selon nous, nous n’avions pas besoin de reproduire sa plaidoirie sur scène, sa plaidoirie qui existe partout, que l’on peut lire partout. Nous avons décidé de la laisser dans le creux, pour qu’elle existe en plein : elle est dans chaque ligne du texte…
Référence : AJU013f2
