Repenser le dualisme juridictionnel de notre système

Publié le 21/03/2017

La réforme de l’Inspection générale de la justice avait provoqué une forte opposition des magistrats début décembre. En cause, l’extension de ses pouvoirs à la Cour de cassation et une accusation d’atteinte à la séparation des pouvoirs par cette dernière. Mais au-delà de la polémique créée par le texte, le décret soulève, pour les spécialistes, des questions de fond sur le fonctionnement même de notre système juridique…

En publiant au Journal officiel, le 6 décembre dernier, un décret réformant l’Inspection générale des services judiciaires, le gouvernement ne s’attendait certainement pas à une telle opposition de la part des magistrats. Le texte instaure une Inspection générale de la justice et étend au passage les pouvoirs de contrôle de l’institution à la Cour de cassation, quand ses attributions précédentes se limitaient aux juridictions de premier et second degré. Très rapidement, les plus hauts magistrats de la Cour suprême de l’ordre judiciaire ont dénoncé ce qu’ils conçoivent comme une atteinte au principe de séparation des pouvoirs. Dans la foulée, le syndicat FO Magistrats a introduit de son côté un recours auprès du Conseil d’État contre le texte. Pour Emmanuel Cartier, professeur de droit public à l’université Lille 2 droit et santé et codirecteur du CRD&P (Centre de recherches droits et perspectives du droit), le problème naît d’abord de la conception même de ce que sont la justice et la séparation des pouvoirs dans la tradition juridique française. Mais le différend entre les magistrats et le ministère de la Justice soulève également un autre point : celui de la pertinence du dualisme juridictionnel tel qu’il est conçu dans notre système actuel. Avec le professeur Emmanuel Cartier, les Petites Affiches sont revenues sur les débats qu’a provoqués le décret n° 2016-1675, du 5 décembre 2016, pour mieux comprendre ce que sont, derrière la polémique apparente, les implications pour notre système juridique français.

Les Petites Affiches – Pourquoi parle-t-on de conception française de la séparation des pouvoirs ?

Emmanuel Cartier – Le principe de séparation des pouvoirs tel que nous le connaissons aujourd’hui a été consacré dès le début de la Révolution française à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen et est conçu comme un élément consubstantiel de la notion de constitution, au même titre que la garantie des droits. Envisagé de manière fonctionnelle, il place chaque organe de l’État dans une logique de spécialisation : le juge tranche les litiges dont il est saisi en appliquant la loi (« expression de la volonté générale ») édictée par le corps législatif, et le pouvoir exécutif en assure la mise en œuvre en s’appuyant notamment sur l’Administration. Parmi ces trois fonctions, et en dépit de sa subordination fonctionnelle à la loi, c’est la justice – « première dette de la souveraineté » (Portalis) – qui est en réalité la plus importante. Elle touche en effet directement le citoyen dans son corps par différents degrés de contraintes allant de la simple privation de liberté à la peine capitale lorsque celle-ci était encore en vigueur. C’est la raison pour laquelle le juge et son office, plus encore que les autres organes de l’État, doivent être protégés de toute ingérence extérieure.

Son indépendance comme son impartialité sont les conditions sine qua non de l’exercice de son office, au bénéfice non pas des juges, mais du justiciable. Cependant, si l’on a consacré en droit, et au plus haut niveau de la hiérarchie des normes étatiques, cette garantie d’indépendance de la justice, on a continué de l’observer avec méfiance, voire avec défiance en France. L’héritage historique des Parlements de l’Ancien Régime, qui ont parfois opposé une résistance aux monarques, y est pour beaucoup, renforcée par la vision caricaturale souvent donnée de la justice de l’Ancien Régime. L’obligation générale de motivation des décisions de justice, qui naît de la grande loi sur l’organisation judiciaire des 16 et 24 août 1790, est ainsi initialement destinée à garantir la traçabilité des décisions du juge, du dispositif jusqu’à la loi qu’il est sensé appliquer : la loi, toute la loi, rien que la loi. Dans les premiers temps, on enferme d’ailleurs le juge dans un rôle quasi mécanique d’application de la loi afin d’éviter que, par ses interprétations constructives, il n’empiète sur le pouvoir législatif. On va même, chose inédite en Europe, instituer une procédure de référé législatif, obligeant le juge, confronté à un doute quant à l’interprétation de la loi, à surseoir à statuer afin de saisir le corps législatif via le tribunal de cassation. C’est la genèse du concept d’« autorité » judiciaire, par opposition aux « pouvoirs » législatif et exécutif, laquelle se démarque nettement de la conception américaine par exemple, et que l’on retrouve au titre VIII de notre constitution actuelle. Avec le temps, l’indépendance de la justice vis-à-vis des autres pouvoirs s’est renforcée et la Cour de cassation a conquis un véritable pouvoir d’interprétation constructive de la loi, à l’origine de nombreuses innovations jurisprudentielles qui ont permis l’adaptation constante du droit, et en particulier du Code civil. L’institution d’un Conseil supérieur de la magistrature (CSM) par la constitution de 1946 témoigne d’une volonté de garantir cette indépendance mise à mal sous le gouvernement de Vichy où les magistrats doivent prêter serment au maréchal Pétain et où la formule exécutoire des jugements est modifiée afin d’y adjoindre l’autorité du maréchal aux lieu et place de la référence au « peuple français ». Une dizaine d’années plus tard, la loi constitutionnelle du 3 juin 1958 dispose que la future constitution doit respecter la séparation des pouvoirs et l’indépendance de l’autorité judiciaire. Le rôle de gardien de ce principe est confié curieusement au président de la République (initialement conçu comme une autorité d’arbitrage, placée au-dessus des contingences politiques) et au CSM qu’il présidera d’ailleurs jusqu’à sa réforme issue de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008. La séparation des pouvoirs supposait aussi, dans sa version française (bien éloignée de la version américaine), que les juges ne puissent connaître ni des actes ou de l’action de l’administration, ni a fortiori des actes du pouvoir législatif, conformément à la loi des 16 et 24 août 1790. A ainsi été fixé un principe d’immunité juridictionnelle au profit des pouvoirs législatif et exécutif qui justifia jusqu’en 1872 la conception d’une « justice administrative » retenue où la solution des contentieux administratifs était arrêtée par le ministre responsable sur proposition du Conseil d’État créé en l’an VIII sur le modèle du Conseil du roi de l’Ancien Régime et institué comme un « corps d’épée » (et non « de robe ») au service de l’exécutif et d’une conception administrative de l’État qui marque encore la France d’aujourd’hui. La lente mutation du Conseil d’État en juge administratif, amorcée en 1872, consacrera l’existence d’un système juridictionnel dual avec un ordre juridictionnel administratif calqué progressivement sur l’ordre judiciaire, mais ne puisant ses racines ni à la même culture ni aux mêmes fonctions dans la mesure où le Conseil d’État conserve principalement une activité consultative au service du Gouvernement et où ses membres, formés à l’ENA et non à l’ENM, sont amenés à exercer, ponctuellement ou fréquemment, de hautes fonctions au sein de l’administration d’État au plus proche du pouvoir politique. Cette conception duale de l’architecture juridictionnelle française qui s’est exportée en Europe au cours du XIXe siècle, mais à un degré moindre, a conduit le Conseil constitutionnel à parler de « conception française de la séparation des pouvoirs » (Cons. const., 23 janv. 1987, n° 86-224 DC), reconnaissant par ailleurs au juge administratif, non seulement un bloc de compétences, au même titre que le juge judiciaire, mais sur un fondement constitutionnel différent (ibid.), mais aussi une même garantie d’indépendance (Cons. const., 22 juill 1980, n° 80-119 DC), et lui appliquant d’ailleurs les mêmes principes directeurs du procès, tirés principalement de l’article 16 de la DDHC, pendants des principes issus de l’article 6, paragraphe 1er, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme.

LPA – Êtes-vous de l’avis des magistrats et de la Cour de cassation qui considèrent le décret du 5 décembre 2016 comme une atteinte à la séparation entre l’autorité judiciaire et le pouvoir exécutif ?

E. C. – Pour répondre à cette question, il convient de s’interroger sur ce qu’est la justice. Bien qu’il s’agisse d’une facette primordiale de la souveraineté depuis l’origine de ce concept, elle peut aussi être considérée comme un service public régalien dont les usagers et principaux initiateurs sont les justiciables, le juge ayant pour tâche de restaurer la paix sociale par ses décisions fondées en droit et faisant autorité. Le principe de la nomination des juges par le pouvoir exécutif, la responsabilité administrative de l’État attachée au fonctionnement de la justice, renvoient à l’idée qu’une partie de la justice relève de l’administration et de la compétence réglementaire, qui, sous la Ve République est avant tout celle du Premier ministre. De ce point de vue, il n’y a rien de choquant ou en rupture avec ce qui a été fait auparavant. Le décret en question, pris sur le fondement de la loi organique du 8 août 2016 modifiant l’ordonnance de 1958 portant statut de la magistrature, ne fait d’ailleurs que modifier un décret antérieur du Premier ministre datant de 1958 concernant le statut de l’inspection générale des services judiciaires. Le vrai sujet de discorde concerne la fusion de l’ensemble des services d’inspection qu’opère le texte et l’extension de leur périmètre de compétence à la Cour de cassation c’est-à-dire à la juridiction suprême de l’ordre judiciaire. Cette décision a bien entendu été prise dans un souci de cohérence et de bonne gestion des services de l’État, rappelé d’ailleurs par la Cour des comptes dans son rapport de 2010, mais l’élargissement du périmètre des services de l’inspection à la Cour de cassation, sans doute aussi animé d’autres intentions, apparaît pour beaucoup de ses membres comme une remise en cause brutale de son autonomie de gestion et, indirectement, de son office suprême, le tout dans un contexte où le juge judiciaire se sent souvent stigmatisé et voit son autorité contestée, notamment par nos hommes politiques. On pense évidemment aux extraits (sortis de leur contexte par les médias) du livre du président qui a provoqué chez beaucoup de magistrats un sentiment d’humiliation [NDLR : dans Un président ne devrait pas dire ça François Hollande accuse la magistrature d’être « une institution de lâcheté »], mais on peut aussi évoquer la Cour EDH qui a estimé en 2010 que le parquet français n’offrait pas les garanties d’indépendance nécessaires à l’exercice d’un office juridictionnel, sans que cela ait été d’ailleurs suivi d’une réforme digne de ce nom par les autorités françaises. À cela, il faut ajouter que la Cour de cassation depuis quelques temps cherche à redéfinir son office, plaidant pour un renforcement de son autonomie financière ainsi que pour un recentrage de ses fonctions autour de son rôle normatif, de la garantie des droits et libertés et de l’article 66 de la constitution, lequel place en principe, sous la garde de l’autorité judiciaire, les libertés individuelles : article dont le Conseil constitutionnel a souvent fait une interprétation a minima et dont la prorogation du régime de l’état d’urgence accentue encore le caractère relatif. Ce décret qui fait passer la Cour de cassation dans le périmètre de l’inspection générale de la justice revêt donc une importance tant symbolique que juridique pour les magistrats de la Cour suprême de l’ordre judiciaire, car la justice n’est pas un service public comme les autres dans la mesure où son indépendance doit être assurée, notamment vis-à-vis de l’exécutif.

LPA – Le contrôle de la Cour de cassation par le ministère de la Justice pose-t-il un réel problème ?

E. C. – Il existe en la matière une certaine contradiction. On souhaite en effet une bonne administration de la justice et de l’utilisation des deniers publics, tout en désirant dans le même temps garantir l’indépendance de la première et lui laisser une autonomie du point de vue de son organisation. On ne peut pas reprocher au gouvernement de vouloir assurer une certaine transparence quant aux activités de la Cour de cassation et de ses magistrats, dans la mesure où cela peut lui permettre de mieux évaluer en amont ses moyens et besoins logistiques, mais aussi parce que cela correspond aussi à une exigence démocratique rappelée à l’article 15 de la DDHC. Par ailleurs, la question de l’existence et de la teneur de ce contrôle devrait se poser tant pour la Cour de cassation que pour les juridictions inférieures, l’autorité judiciaire formant un tout. Or ce contrôle existait déjà à leur égard dans le cadre du système antérieur qui n’avait pas fait l’objet de critiques de la même ampleur.

Le système mis en œuvre par le décret peut permettre à la Cour de cassation de se décharger d’une partie de ce contrôle et de recentrer ses missions sur l’essentiel, à condition toutefois de garder un droit de regard sur ledit contrôle in fine, notamment sous la forme d’un droit de réponse et d’un minimum de contradictoire dans la mise en œuvre du contrôle par l’Inspection, ce qui est, me semble-t-il, le cas. Bien entendu, demeure le problème crucial des risques d’ingérence et d’instrumentalisation que peut exercer le ministère de la Justice au travers des rapports et observations qui seront produits par l’Inspection, en dépit des précautions prises par le décret dans la mise œuvre des missions d’inspection touchant notamment à l’activité des magistrats de la Cour eux-mêmes (v. les articles 14 et suivants du décret). Rappelons surtout qu’une « bonne administration de la justice » n’est pas obligatoirement synonyme d’une « bonne justice ». Si on regarde par exemple le contentieux administratif, on constate que les réformes les plus récentes, sous couvert de « modernisation de la justice », mettent la priorité sur la réduction des délais, le renforcement des procédures de traitement sélectif des affaires, le recours subséquent de plus en plus fréquent aux ordonnances et au juge unique, l’augmentation des amendes pour recours abusif, etc. C’est la performance publique et le management public qui sont au cœur des réformes de cette justice « du XXIsiècle », c’est-à-dire la logique administrative. On peut légitimement s’interroger sur leurs conséquences sur la qualité de la justice rendue, car il est évident que la formule bien connue selon laquelle « juger l’administration c’est encore une fois administrer », n’est plus de ce temps. Dès lors bien administrer ne se confond pas avec bien juger, même pour le juge administratif dont l’office a clairement été rénové et concurrence aujourd’hui celui du juge judiciaire sur le terrain de la protection des droits et libertés des justiciables. La justice n’est pas totalement soluble dans l’Administration et sa logique contemporaine de performance publique, laquelle implique des liaisons qui peuvent à certains égards être parfois considérées comme contre-nature.

LPA – Quelles autres solutions étaient envisageables ?

E. C. – À mon avis, ce contrôle aurait pu être mieux pensé dans le décret de manière à préserver l’autonomie de la Cour de cassation, qui est d’autant plus perçue comme mise à mal, que son homologue du Palais Royal ne connaît aucun contrôle externe de ses activités contentieuses comme consultatives. En effet, l’activité contentieuse du Conseil d’État fait l’objet d’un contrôle autonome de la section du contentieux, sous la supervision du bureau. Quant aux juridictions administratives inférieures, elles relèvent là encore du Conseil d’État via un service ad hoc du Conseil : la Mission d’inspection des juridictions administrative. Cette différence de traitement à l’heure de la convergence des offices juridictionnels détonne un peu et ne se justifie guère d’un point de vue juridique comme démocratique. Elle donne le sentiment qu’on ferait plus confiance à la juridiction administrative suprême qu’à la juridiction judiciaire suprême pour assurer le contrôle de son activité contentieuse comme de celle des juridictions rattachées à son office. Si la justice dans son ensemble doit être contrôlée pour des raisons de transparence démocratique, elle doit l’être selon la même logique dans les deux ordres, même si les modalités peuvent bien entendu varier.

L’idée avancée par un certain nombre de magistrats d’associer le Conseil supérieur de la magistrature au contrôle de l’activité de la Cour de cassation mériterait d’être étudiée plus attentivement. On pourrait d’ailleurs concevoir une nouvelle formation au CSM qui intégrerait, en plus des magistrats et des personnalités qualifiées, des citoyens, dans la mesure où la justice reste avant tout au service de la société et du justiciable avant d’être au service de l’autorité judiciaire ou de ses magistrats. Mais cela devrait aussi valoir pour les autres juridictions de l’ordre judiciaire.

LPA – N’y a-t-il pas une certaine ironie à ce que cela soit désormais au Conseil d’État de décider de la validité du décret ministériel ?

E. C. – Notons au passage qu’il ne s’agit pas d’un décret en Conseil d’État, ce qui aurait rendu cette ironie plus marquée, en dépit de la séparation des fonctions administratives et juridictionnelles au sein du Conseil. Il y a en effet une certaine ironie, au vu du passage d’une situation de « cohabitation » historique à une situation contemporaine de « concurrence » entre justices judiciaire et administrative. Ces deux juridictions suprêmes ont en effet vu au cours des vingt dernières années leurs offices converger, notamment du fait de la jurisprudence incitative de la Cour EDH et du développement des contrôles de conventionalité et d’eurocompatibilié de la loi. Les deux juges conçoivent de plus en plus leur office comme celui de gardiens des droits et libertés auquel s’ajoute une fonction normative essentielle dans un contexte d’articulation complexe des systèmes juridiques. Le Conseil d’État a développé cet aspect au cours des vingt dernières années et la QPC a sans aucun doute renforcé cette convergence des offices juridictionnels internes. Mais si les deux ordres avancent dans la même direction, il semble que l’avantage soit accordé au Conseil d’État qui a su ne pas prêter trop le flanc aux critiques et rénover très judicieusement son image tout en conservant la confiance que lui accorde le pouvoir politique. De son côté, la Cour de cassation (et le juge judiciaire en général) a été souvent stigmatisée, souvent à tort à mon avis, notamment à la suite de l’affaire Perruche (2000) ou à l’occasion de l’affaire Melki (2010) à propos de la QPC, ce qui a sans doute contribué à braquer une partie de ses magistrats au plus haut niveau. Cette convergence des offices des deux ordres est pourtant intéressante et bénéfique pour le justiciable – qui y gagne en protection – comme pour le droit – qui y gagne en cohérence – et ne devrait pas être conçue comme concurrentielle.

LPA – À ce propos, est-ce que cette décision ne met pas aussi en lumière le décalage entre le traitement du juge judiciaire et celui du juge administratif ?

E. C. – En effet, en prenant du recul sur ce contexte, on peut légitimement s’interroger sur la pertinence de notre modèle de dualisme juridictionnel tel qu’il est encore conçu aujourd’hui. Les juges judiciaire et administratif étant chacun à même de défendre avec efficacité les droits et libertés, l’article 66 de la constitution qui confère au juge judiciaire le rôle de gardien désigné des libertés individuelles devient extrêmement relatif. Se pose alors une question essentielle : à quoi cela sert-il aujourd’hui de conserver deux ordres juridictionnels, tout du moins dans leur configuration actuelle ? Et allons plus loin encore : est-ce que ces objectifs permanents de rationalisation des services de l’État et de bonne gestion des deniers publics au prisme desquels la justice du XXIe siècle semble devoir être placée, ne seraient-ils pas finalement mieux servis par une seule justice ? Le sujet de la carte judiciaire serait probablement traité plus simplement et efficacement si nous n’avions qu’un seul ordre juridictionnel, quitte à diversifier le recrutement et la formation des magistrats. On pourrait aussi envisager de conserver une partie des principes qui président aujourd’hui à la formation des magistrats administratifs et recentrer les activités du Conseil d’État sur ses fonctions consultatives qui demeurent essentielles au fonctionnement de notre État républicain, ou conserver le système tout en procédant à une véritable dissociation organique. C’est d’ailleurs ce qui avait été établi sous la France libre à Alger avec le Comité temporaire du contentieux et le Comité juridique, en charge respectivement des fonctions contentieuse et consultative du Conseil d’État, avant que René Cassin lui-même, partisan à l’origine de la séparation organique et fonctionnelle, ne se rallie, à la Libération, au rétablissement de la dualité fonctionnelle du Conseil, tout en acceptant dans la foulée sa vice-présidence. Cette question est sans doute dérangeante, mais elle est à mon sens au cœur du débat et de la modernité au travers de laquelle on nous demande de percevoir la justice de demain. S’il est important de savoir ce que l’on doit faire de notre héritage institutionnel que le Conseil d’État incarne tout en ayant fait preuve d’une incroyable capacité d’adaptation aux enjeux de la justice contemporaine, et je fais partie de ceux qui considèrent que cet héritage est important et doit être en partie préservé, il est aussi important de se rendre compte que la justice implique aujourd’hui plus qu’hier un dialogue avec les justiciables et entre les juges, sur le plan interne comme externe, et que ce dialogue est plus compliqué lorsqu’ils sont issus d’ordres et de cultures différentes, a fortiori au niveau interne.

C’est la raison pour laquelle je pense que l’office juridictionnel devrait aujourd’hui être conçu sur le plan interne de manière unitaire ou, a minima convergente, et que notre conception française de la séparation des pouvoirs devrait être repensée dans ce sens, dans le cadre là encore d’un dialogue qui, à mon avis doit être initié au sein de chaque juridiction suprême, en ne s’interdisant aucune des options disponibles : du compromis permettant de conserver l’héritage de la justice administrative tout en la rapprochant véritablement de la justice judiciaire (ce qui est en train de s’amorcer petit à petit, principalement au niveau des juridictions administratives inférieures), à la rupture avec notre modèle historique, à mon avis peu en accord avec la manière dont les réformes efficaces et cohérentes se font en France. Il s’agit en effet ici moins de créer une polémique (par définition stérile) que de susciter modestement un débat décloisonné et dépassionné sur la justice en France, afin justement, pour reprendre les mots bien connus de Pascal « que la justice soit forte et que la force soit juste », cela non pas au bénéfice des juges ou d’un ordre juridictionnel, mais des justiciables et de l’État de droit.

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