Tristan Girard-Gaymard : « La France se méfie des class actions » !
La réforme des actions de groupe verra-t-elle le jour en France ? Ces actions de groupe ont été instaurées en France en 2014, pour s’inspirer des célèbres class actions américaines et contrebalancer la toute-puissance de certaines grandes entreprises. Mais pour le moment, le dispositif français n’est pas à la hauteur des enjeux. Pourrait-il le devenir ? Le point avec l’avocat Tristan Girard-Gaymard, président de l’Institut de guerre économique et juridique.
Actu-Juridique : Qu’est-ce que l’Institut de guerre économique et juridique que vous présidez ?
Tristan Girard-Gaymard : C’est une association regroupant des professionnels du chiffre et du droit ainsi que des communicants à même de s’investir sur des sujets de « guerre économique » : des sujets de contentieux à forts enjeux économiques, sociaux, politiques, environnementaux. Cette association a été créée par le cabinet d’avocats en droit des affaires Bruzzo Dubucq, à Aix-en-Provence, dont je fais partie. S’y sont ajoutés des experts en chiffrage de préjudice d’affaires, des journalistes spécialisés dans la communication de crise qui nous permettent de porter des messages dans la perspective d’un contentieux ou dans le cadre d’un débat public. Le but est de porter une parole critique sur l’actualité politico-économique, en lien avec le droit du contentieux de masse. Nous sommes ainsi une petite dizaine de membres actifs à nous investir quotidiennement dans la vieille juridique et économique sur ces sujets, et sur la rédaction de notes, l’assistance à des personnes potentiellement victimes de pratiques illicites et anticoncurrentielles.
AJ : Qu’est-ce que l’action de groupe en France ?
Tristan Girard-Gaymard : L’action de groupe est apparue en France en 2014, dans la loi Hamon, qui était alors ministre délégué à la Consommation. L’ « action de groupe » en France ne s’est jamais située dans le sillage de la class action américaine. Notre pays a toujours eu une forme de méfiance à l’égard des class actions, qu’elle a reconnues bien tardivement, avec 60 ans de retard sur les États-Unis, qui les reconnaissent depuis le milieu du siècle dernier. Cette reconnaissance, en plus d’être tardive, est très timorée. En effet, la loi de 2014 ne reconnaît les actions de groupe qu’au profit des consommateurs et dans certains secteurs spécifiques : par exemple : dans le domaine de la santé, des données personnelles ou en matière environnementale. Enfin, seules les associations de consommateurs agréées par l’État, soit un cercle assez restreint d’une vingtaine d’associations de consommateurs, peuvent intenter une action de groupe. Cela n’a pas grand-chose à voir avec la class action prévue par le droit américain.
AJ : Et qu’est-ce que la class action américaine, dont cette loi de 2014 prétendait s’inspirer ?
Tristan Girard-Gaymard : Aux États-Unis, toute personne placée dans la position de victime des pratiques dénoncées est présumée s’associer à la class action. Pour en sortir, il faut manifester sa volonté en ce sens. Un avocat américain peut donc monter une class action avec derrière lui 50 millions de victimes. En France, chaque particulier doit faire la démarche d’intenter l’action.
AJ : Est-ce que des actions de groupe ont néanmoins pu aboutir en France ?
Tristan Girard-Gaymard : Quelques class actions à la française ont tout de même abouti en 10 ans. Elles ont parfois fait l’objet de décisions en appel. Ce fut le cas de celle intentée contre le groupe immobilier Foncia, qui facturait des frais indus à ses clients. L’action de groupe a été victorieuse en première instance, mais Foncia a gagné en appel. Les actions de groupe qui aboutissent réellement sont peu nombreuses. Cela vient du fait que notre droit des actions de groupe est frileux et ne veut pas ouvrir en grand le droit des actions de groupe.
AJ : En quoi consiste le projet de réforme des actions de groupe, et que pourrait-il changer ?
Tristan Girard-Gaymard : La réforme qui était en examen avant la dissolution de l’Assemblée nationale de juillet dernier transpose une directive de 2020. Cette dernière vise à élargir les conditions d’exercice de l’action de groupe. Cette réforme est un espoir de facilitation des actions de groupe. Le Conseil d’État a rédigé un rapport favorable à une transposition assez large de la directive, tout comme le Défenseur des droits. En réalité, ce qui est intéressant dans cette réforme, c’est le débat qui a eu cours entre l’Assemblée nationale et le Sénat. L’Assemblée nationale s’est montrée particulièrement favorable à l’ouverture des actions de groupe et le Sénat beaucoup plus conservateur. Le Sénat a en réalité détricoté ce que faisait l’Assemblée nationale.
AJ : Quelle était la position de l’Assemblée nationale sur le sujet ?
Tristan Girard-Gaymard : L’Assemblée nationale proposait que, dans le cadre d’une action de groupe, l’auteur de la faute puisse être condamné à une amende civile, prononcée par le juge civil dans le cadre d’une action en responsabilité. Dans le même jugement, le juge aurait été amené à prononcer des dommages et intérêts au profit des victimes, mais également à condamner, en sus, l’auteur de la faute à payer une amende civile, ne pouvant excéder plus de 5 % du chiffre d’affaires de l’entreprise. Le Sénat, à l’inverse, a considéré qu’il ne fallait pas sanctionner l’auteur d’une pratique condamnable dans le cadre d’une action de groupe. Celle-ci ne devait, selon lui, donner lieu qu’à des dommages et intérêts. Autre élément : l’Assemblée nationale voulait ouvrir les catégories de personnes pouvant intenter l’action de groupe. L’Assemblée a considéré que celle-ci devrait pouvoir être intentée non plus seulement par les quelques associations de consommateurs agréées, mais aussi par des associations créées depuis au moins 2 ans et constituées d’un minimum de 50 personnes. Le Sénat s’y est opposé.
AJ : Que prévoit la directive que la France doit transposer ?
Tristan Girard-Gaymard : Elle comporte des dispositions intéressantes : l’ouverture à d’autres structures que les associations de consommateurs agréées évoquées précédemment, mais aussi des avancées pour les consommateurs concernant la prescription. La directive prévoit que les délais de prescription soient suspendus pendant la durée de l’action collective. Cela signifie que si l’action collective venait à échouer, les membres de l’action collective pourront ré-assigner l’entreprise à titre individuel. C’est un vrai sujet, car beaucoup de consommateurs attendent de voir ce que donne l’action collective avant d’agir. Quand ils envisagent d’agir en leur nom propre, le délai de prescription a expiré.
AJ : Quelle est la position de votre Institut sur les actions de groupe ?
Tristan Girard-Gaymard : À l’Institut de guerre économique, notre position va encore au-delà de celle de l’Assemblée nationale. Nous pensons que tout le monde doit pouvoir intenter une action de groupe, comme c’est le cas aux États-Unis. Que des collectifs et des associations doivent pouvoir se constituer à tout moment et notamment à l’occasion d’un procès. Car en réalité, peu d’associations préexistent aux litiges et peuvent remplir ce critère de deux ans d’existence. Je ne vois pas pourquoi on interdirait à des victimes de créer des associations. Il est aujourd’hui question des airbags défectueux commercialisés par Stellantis, dont sont équipés des véhicules Citroën et Peugeot. Pourquoi interdire aux victimes de ces airbags de se fédérer en association et d’agir en justice ? Nous défendons aussi le fait que les entreprises puissent également intenter des actions de groupe. Cela, même la directive qui évoque uniquement « l’intérêt collectif des consommateurs » ne l’envisage pas. Or, des entreprises peuvent, tout comme les consommateurs, être des victimes de masse, notamment des GAFAM. Quand Apple est condamné pour le fonctionnement de ses plateformes, on peut considérer que tous les développeurs d’applications, qui sont des entrepreneurs, comptent parmi ses victimes.
AJ : Pourquoi la France est-elle si frileuse ?
Tristan Girard-Gaymard : La crainte, derrière ces positions restrictives, est que les actions de groupe ne deviennent des « cash machine », et les procès, des casinos. Mais si ces actions sont portées par des avocats, les règles de déontologie s’appliquent et prémunissent d’un tel risque. Les avocats ne peuvent pas se faire rémunérer uniquement sur le résultat d’une action. Tout cela est très encadré. Les excès sont fantasmés. Ces excès sont un chiffon rouge que l’on agite. En réalité, le Sénat est dans cette posture restrictive, car les class actions font peur aux grandes entreprises qui en subiraient les effets si elles devenaient largement recevables et faciles à mettre en place pour les victimes. Ces entreprises voient d’un mauvais œil de pouvoir être assignées en justice par des milliers ou des millions de clients auxquels elles auraient créé un préjudice. Le Sénat les suit.
AJ : Cette réforme peut-elle encore voir le jour ?
Tristan Girard-Gaymard : Avant la dissolution, le Sénat avait rendu sa copie conservatrice et l’avait retransmise à l’Assemblée qui devait se prononcer une deuxième fois. Cette dernière aurait sans doute réaffirmé sa position libérale, et le sujet aurait certainement été débattu dans le cadre d’une commission mixte paritaire (CMP) qui a pour vocation de concilier les parlementaires. En l’absence d’accord, il est prévu que l’Assemblée nationale ait le dernier mot. La dissolution et l’élection d’une nouvelle assemblée rebattent évidemment les cartes. Mais le débat va revenir, car la France a l’obligation de transposer la directive du 25 novembre 2020.
Référence : AJU014o6