Vincent Brengarth : « Lutter contre les violences policières, c’est permettre plus d’exemplarité et de confiance envers l’institution »
Avocat au barreau de Paris, associé au sein du cabinet Bourdon et associés, Vincent Brengarth intervient régulièrement dans des affaires de violences policières, médiatiques ou plus confidentielles. Il défend ainsi la famille de Cédric Chouviat, mort en janvier 2020 après avoir été plaqué au sol par la police lors d’un contrôle, la famille d’Ibrahima Bah mort en 2019 après un accident à Villiers-le-Bel à proximité d’une intervention policière et Gabriel Pontonnier, mutilé lors de la deuxième manifestation des Gilets jaunes en 2018. Il a également défendu Debora qui, à la suite d’une interpellation policière à Garges-lès-Gonesse, avait perdu son fœtus et reproché aux fonctionnaires d’en être responsables. Il défend encore une personne accusant des policiers de « violences aggravées » à Vénissieux le 4 juin 2024. Dans un livre récemment paru aux éditions Dialogues, À armes inégales : Face au juge, le policier est-il un citoyen comme les autres ?, il décortique le traitement judiciaire de ces affaires qui bouleversent la société et donne des pistes de réflexions pour améliorer l’efficacité de la justice. Rencontre.
Actu-Juridique : Pourquoi avez-vous voulu écrire ce livre ?
Vincent Brengarth : J’interviens dans un certain nombre d’affaires mettant en cause des policiers, aussi bien dans un cadre administratif que pénal. Je constate, dans le traitement de ces affaires, un déséquilibre d’ordre systémique des forces en présence. Il y a un contraste saisissant entre la révélation par les médias et les réseaux sociaux de l’importance des violences policières, leur visibilité grandissante, et le peu d’affaires qui donnent lieu à des poursuites, des procès, et plus encore à des condamnations. En 2021, le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur « les pratiques et les doctrines de maintien de l’ordre » attestait que « les poursuites et, encore plus, les condamnations pénales en la matière demeurent particulièrement rares, en dépit de l’augmentation simultanée des signalements et des enquêtes judiciaires diligentées sur le fondement d’un usage de la force potentiellement disproportionné. ». La situation n’a depuis pas évolué, ou marginalement. L’affaire Théo Luhaka, du nom de cet éducateur de quartier grièvement blessé à l’anus lors d’une interpellation, est l’un des rares cas emblématiques de condamnation ces dernières années. Et les peines prononcées (de 3 à 12 mois avec sursis, alors que jusqu’à 3 ans de prison avaient été requis, NDLR) sont particulièrement pondérées par rapport à la qualification choisie et aux conséquences des actes. Il est indispensable d’en débattre. Je prends soin de préciser dans les premières pages que ce livre n’a pas été écrit dans une logique « anti-police ». Lutter contre les violences policières, c’est permettre plus d’exemplarité et de confiance envers l’institution.
AJ : Qu’est-ce qui empêche de juger les policiers comme d’autres justiciables ?
Vincent Brengarth : Il y a une réticence structurelle à considérer le policier comme un justiciable comme les autres. Tout d’abord, parce que les policiers sont des auxiliaires de justice auxquels les juges confient des enquêtes. À cela s’ajoute que la police a été très mobilisée ces dernières années, dans le cadre de la lutte anti-terroriste et plus récemment de l’organisation des JO. Ce climat influence le juge dans sa prise de décision. Le policer est à ses yeux à la fois un partenaire de travail mais aussi quelqu’un qui fondamentalement est là pour rendre service à la société. Il y a des réticences à imaginer qu’il puisse se rendre coupable de violences illégales ou illégitimes. Lorsqu’il n’y a pas d’image des violences dénoncées et qu’on est dans une logique de « parole contre parole », le témoignage policier bénéficie, en pratique, d’une sorte de présomption de bonne foi irréfragable. Le « logiciel de pensée » de certains magistrats les pousse à considérer que, par nature, un policier ne peut pas mentir. Leurs rapports professionnels dans le cadre des enquêtes judiciaires reposent d’ailleurs sur un lien de confiance. Cela se manifeste à de nombreux égards, plus ou moins conscientisés. En outre, le placement en garde à vue des fonctionnaires n’est pas systématisé, même dans des affaires de violences présumées pouvant être graves, ce qui rend possible les concertations qui permettent de mettre en place un récit commun entre les mis en cause.
AJ : Vous mentionnez dans votre livre plusieurs affaires qui ont secoué l’Île-de-France. Notamment la mort de Nahel à Nanterre en juin 2023, qui avait déclenché une vague d’émeutes. Cette affaire est-elle, à vos yeux, représentative de la manière dont la justice intervient ?
Vincent Brengarth : C’est une affaire représentative à bien des égards. Elle est déjà emblématique de la possibilité, qui émerge depuis plusieurs années, d’avoir accès à des éléments de preuve jusqu’ici inaccessibles à travers les images vidéo. Dans cette affaire, les images montrent à l’évidence un coup qui a été tiré à bout portant. Les fonctionnaires sont bien évidemment présumés innocents mais les images sont de nature à battre en brèche la thèse d’une légitime défense. Elles ont pour conséquence que l’on sort de la logique « témoignage contre témoignage », généralement favorable aux policiers. Elles ont également créé les conditions de la judiciarisation, en suscitant des réactions politiques et médiatiques qui ont eu des influences sur le traitement du dossier. On voit qu’il y a une volonté de mener des investigations, avec l’organisation d’une reconstitution, là où la justice peut être réticente à mener des investigations très approfondies dans des affaires plus confidentielles. Parmi les points communs à ces affaires, on voit aussi dans l’affaire Nahel la volonté de criminaliser la victime de l’action policière, en mettant en avant ses antécédents judiciaires, comme si cela devait rétroactivement justifier l’action illégitime des fonctionnaires de police. Cette criminalisation permet d’imprimer un récit médiatique. C’est un mode opératoire que l’on retrouve dans beaucoup de dossiers. Enfin, d’un point de vue plus strictement juridique, je trouve qu’elle confirme le bien-fondé des critiques formulées à l’encontre des modifications du Code de la sécurité intérieure permettant de faire usage des armes dans le cadre d’un refus d’obtempérer.
AJ : Quels problèmes posent ce nouvel article ?
Vincent Brengarth : Avant 2017, l’usage d’une arme par les policiers relevait d’un cadre légal d’usage des armes plus restrictif. L’agent de police qui ouvrait le feu devait donc démontrer qu’il l’avait fait en situation de légitime défense ou, par exemple, en accomplissant un acte prescrit par des dispositions législatives ou réglementaires. Depuis mars 2017, l’article L. 435-1 du Code de la sécurité intérieure élargit les situations dans lesquelles les agents de police peuvent faire usage de leur arme. Ils peuvent désormais le faire notamment s’ils doivent neutraliser un individu qui cherche à leur échapper et risque de s’en prendre à des tiers dans sa fuite. Ces modifications posent une double difficulté. D’une part, les conditions d’application sont très floues puisqu’elles laissent une part de subjectivité immense au fonctionnaire qui apprécie la nécessité d’utiliser une arme. La légitime défense était déjà une potentialité sur soi-même, avec l’appréciation d’un risque immédiat. Là, il y a une en outre l’intégration d’un risque sur autrui, avec la possibilité laissée au fonctionnaire d’apprécier les dégâts qu’un véhicule pourrait commettre sur sa trajectoire. Cette cascade de potentialités crée une imprécision totale des conditions d’application. Cela est évidemment dommageable pour les personnes qui peuvent être confrontées à des tirs illégitimes, mais aussi pour les policiers eux-mêmes, qui peuvent être exposés à un risque de poursuites indues en lien avec un article mal rédigé. À l’insécurité pour le justiciable, se double l’insécurité juridique pour le fonctionnaire.
AJ : Vous parliez du poids des images dans l’affaire Nahel. Que change la vidéo dans le traitement des plaintes pour violences policières ?
Vincent Brengarth : Les vidéos existent aujourd’hui dans de nombreuses affaires qui ont lieu dans l’espace public, du fait de la démocratisation des smartphones et du développement des caméras de vidéosurveillance. Prenez le cas du producteur de musique Michel Zecler, roué de coups alors qu’il regagnait son domicile : il y a 40 ans, on n’aurait pas eu d’images. Ces vidéos changent la donne : le témoignage du policier est mis en confrontation avec ces images de preuve absolue. Cela dit, les vidéos ne suffisent pas toujours à ce que les violences commises soient reconnues par la justice. Surtout, ces images embarrassent les mis en cause qui cherchent souvent à leur donner des explications valables. Dans l’affaire Nahel, il y a une volonté de déporter le débat sur ce qui s’est passé avant, comme si les événements antérieurs pouvaient expliquer ou justifier l’action des policiers de faire feu en fonction des conditions immédiates dans lesquelles ils se trouvaient au moment du tir. Et ce, alors même que les images montrent les fonctionnaires à l’arrêt, en position de tir. Malgré les images, on voit une volonté de tordre la réalité des pièces qui sont soumises, et donc la réalité du droit qui repose sur l’immédiateté de la séquence.
AJ : Les médias se saisissent largement du sujet des violences policières. Qu’en est-il de l’institution judiciaire ?
Vincent Brengarth : J’en parle régulièrement avec des magistrats, notamment dans le cadre de rencontres et de conférences autour de ces sujets. J’observe parmi eux des sensibilités diverses. J’ai pu entendre certains jeunes magistrats me dire qu’ils aimeraient parfois avoir accès à ces dossiers mais ne le peuvent pas toujours car leur attribution est étroitement surveillée par le procureur de la République lui-même. Il est de fait très difficile de connaître les règles d’attribution de ces dossiers qu’on sait sensibles. J’ai entendu cette frustration à plusieurs reprises. Je pense que le sujet donne lieu à des réflexions en interne mais qu’il est très difficile pour les magistrats qui le voudraient de s’exprimer, compte tenu du devoir de réserve. Le changement des pratiques au sein de l’institution judiciaire, dans l’approche de ces dossiers, existe, mais il est lent.
AJ : Votre livre propose plusieurs pistes d’amélioration du traitement de ces affaires. Vous appelez à la création d’une justice spécialisée. Pourquoi ?
Vincent Brengarth : L’histoire judiciaire a montré que, pour des raisons politiques ou techniques, certains crimes et délits doivent être confiés à des services spécialisés. C’est le cas de la criminalité organisée : sans enquêteurs et magistrats spécialisés, les dossiers n’avancent pas. Il y a 30 ans, la justice en matière de criminalité financière était balbutiante et il paraissait inenvisageable de mettre en cause des représentants politiques car les pratiques étaient acceptées. En matière de violences policières, on en est un peu au même point aujourd’hui : l’institution les reconnaît et estime que la justice doit y répondre, sans pour autant s’y engager pleinement. Les affaires mettant en cause les policiers ne sont peut-être pas aussi techniques que celles liées à la criminalité financière, mais le cadre réglementaire doit être maîtrisé, ainsi que ses conditions d’application. Regardons l’affaire Cédric Chouviat, mort par asphyxie dans le cadre d’un contrôle de police : l’information judiciaire dure depuis plus de 4 ans pour savoir si le geste de la police était ou non réglementaire, alors que la justice dispose d’images vidéo. Pour la famille et pour nous, la réalité quant aux fautes commises est pourtant évidente. Nous attendons d’ici peu les décisions prises par le juge d’instruction à l’issue de cette phase d’investigation. Nul besoin d’attendre 4 ans d’information judiciaire pour se prononcer sur une qualification pénale dans un cas aussi manifeste !
AJ : Pourquoi cette matière vous semble-t-elle si spécifique ?
Vincent Brengarth : Elle l’est car à la fois elle répond à des règles précises mais qu’elle exige également en pratique de connaître les conditions d’engagement de la force, qui tourne beaucoup autour des notions de « proportionnalité » ou de « nécessité ». Il y a de ce fait une grande part de subjectivité dans ces affaires, qui intègrent une part de décision des fonctionnaires en fonction de conditions particulières. Il y a peu de matière dans lesquelles on retrouve l’articulation entre ces paramètres. Il faut donc une expérience pratique des conditions d’interventions pour apprécier la question de la légitime défense, et l’ordre de l’autorité légitime. Il faut savoir questionner la chaîne des commandements et l’éventuelle inanité de l’ordre reçu par le fonctionnaire. Faire preuve d’indépendance aussi. Il y a à la fois une question réglementaire et une expérience de ces dossiers qui permettent aux juges d’avoir les outils pour les juger de façon normale. Nous avons déjà des audiences dédiées, notamment à Bobigny. Il faudrait les développer. Il faudrait des juges spécialisés, aussi pour qu’ils soient en capacité de déjuger l’IGPN si nécessaire. De la même manière que l’on a repensé la justice financière ou d’autres, on doit mettre en place une véritable politique pénale en matière de violences policières, pour permettre une application égale de la loi et de mêmes modalités d’appréciation et de poursuites. Quand celle-ci sera définie avec rigueur, il y aura une moindre médiatisation des affaires, et une moindre radicalisation de certains esprits qui partent du principe que la justice n’enquêtera pas, par principe, du fait de collusions entre police et justice. Le flou actuel nourrit les conspirationnismes dont nos sociétés souffrent tant aujourd’hui. Il faut des outils spécifiques pour lutter contre une délinquance spécifique qui mine aussi la confiance de la population envers sa police, pourtant si essentielle.
Référence : AJU015g7