Youssef Badr : « Mon rêve est de voir beaucoup plus d’étudiants issus de milieux modestes, très modestes, accéder au métier de magistrat »

Publié le 24/09/2024
Youssef Badr : « Mon rêve est de voir beaucoup plus d’étudiants issus de milieux modestes, très modestes, accéder au métier de magistrat »
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Trois ans après le lancement de l’association La Courte échelle, le juge de la 18e chambre correctionnelle du tribunal judiciare de Bobigny, Youssef Badr, est plus que jamais déterminé à ouvrir la magistrature à tous et toutes.

Les résultats du dernier concours d’accès à l’École nationale de la magistrature sont tombés à la mi-juillet. Comme chaque année, Youssef Badr a pris le temps de lire un à un les noms des heureux bûcheurs qui après quatre années d’enseignement supérieur entendent rempiler pour servir la justice. Philippe-Emmanuel, Éléonore, Deborah, André, Apoline, Camille, Constance, Virgile, Émile, Honorine, Maelle, Céleste, Maxence… ce qui saute aux yeux du juge de la 18e chambre correctionnelle du TJ de Bobigny, ce n’est pas que la majorité des étudiants choisis soient des femmes (qui représentent plus de 70 % des élèves de l’École nationale de la magistrature sans interruption depuis 2001). Ce qui le frappe à chaque fois c’est de noter l’absence criante de noms à consonance étrangère. À peine une dizaine de noms comme le sien passeront à l’oral. Et certains de ses protégés se cognent, encore et toujours, au plafond de verre qu’il entend briser avec son association La courte échelle, lancée en 2021. Une association de mentorat qui a pour objectif d’apporter assistance, entraide et réseau à celles et ceux qui ne sont ni du sérail, ni du bon côté de l’échelle sociale.

« L’égalité des chances en France est un mythe »

« Il est difficile de rivaliser avec les prépas privées », nous explique le magistrat, le cœur désolé pour deux élèves en particulier qui s’étaient beaucoup engagées dans le concours. Les parrains de son association reçoivent des messages déçus, « l’échec fait très mal mais j’y arriverai ! ». Des messages qui touchent le magistrat en plein cœur. À entendre son émotion, on comprend qu’il y a un petit morceau de lui dans chacun des élèves qui suivent un mentorat à la Courte Échelle.

Magistrat pour les comparutions immédiates au TJ de Bobigny, dont il est le vice-président, ce fils d’immigrés marocains est très engagé. Selon lui, l’égalité des chances ne devrait pas être un mot placardé sur les murs, mais devrait se traduire dans la réalité. Sans pour autant verser dans la méritocratie à l’américaine, il défend l’idée que quelles que soient ses origines sociales ou ethniques, chacun devrait pouvoir arriver là où il l’entend, en travaillant pour cela. Porte-parole pendant deux ans du ministère de la Justice, il n’hésite pas à prendre la parole dès qu’il en a l’occasion pour défendre les jeunes, qui sonnent toujours plus nombreux à sa porte. Il faut dire que le parcours de Youssef Badr a tout d’un cursus honorum en autogestion, sans filet, ni pygmalion.

Fils d’une mère femme de ménage et d’un père ouvrier dans le bâtiment venu du Maroc pour dynamiser, comme tant d’autres, la France des années 1970, Youssef Badr a dû jouer des coudes pour croire en ses rêves de devenir avocat avant finalement de choisir la magistrature. Contrairement à nombre de ses camarades qui ont présenté le concours (qu’il a manqué une première fois), le jeune étudiant n’avait pas fait de prépa et avait dû travailler pour financer son diplôme universitaire de technologie en carrières juridiques. Contrairement à beaucoup, trouver des stages n’a pas été chose aisée, sans réseau et avec son CV, sa ville de naissance jouant contre lui pour bien des esprits obtus. Quand l’École de la magistrature l’a rappelé à lui pour coordonner les formations au sein du pôle « communication judiciaire » pendant son poste de porte-parole, en 2019, il a déjà le regard tourné vers les jeunes. Youssef Badr parraine des étudiants des différents IUT de Seine-Saint-Denis depuis 2018. Il a été le parrain d’honneur de l’association La Grande famille, qui parraine chaque année plusieurs étudiants issus de ces IUT (Bobigny, Villetaneuse et Saint-Denis).

« Mon rêve est de voir beaucoup plus d’étudiants issus de milieux modestes, très modestes, accéder au métier de magistrat. Certains tentent de le faire et n’y arrivent pas, car les lacunes accumulées depuis de nombreuses années sont trop importantes à rattraper. D’autres se plaignent que la magistrature ne leur ressemble pas, alors je leur dis : « Venez exercer ce métier et vous aurez un impact quotidien sur la vie des gens ». Je pense très sincèrement que le rapport à la justice changera aussi lorsque les prévenus seront jugés par des gens qui leur ressemblent, et pas que physiquement, socialement aussi », confiait-il à nos confrères de Jeune Afrique au moment de la création de son association.

Une association qui fonctionne à flux tendus… et le temps de passer la main ?

« Trois ans après son lancement, l’association fonctionne aujourd’hui en flux tendu et je rencontre une difficulté majeure, nous explique Youssef Badr. Elle est victime de son succès et cela en dit long sur le manque qu’elle vient combler » ! Le juge à plein temps se trouve dépassé par l’ampleur de la tâche – aider les étudiants à trouver des stages – qu’il s’est réservée. « Nous sommes débordés par les demandes, ce qui en dit long sur le sentiment de solitude des étudiants en droit. Cela fait une semaine que je suis en vacances et je suis physiquement épuisé : mon objectif est de recruter des étudiants pour lever des fonds et salarier des personnes. ». Trois ans après son lancement, l’association a construit un véritable réseau de personnes-ressources. Magistrats, auditeurs, élèves-avocats, notaires, greffiers, professeurs… entre 800 et 1 000 personnes gravitent autour des étudiants. « Un magistrat est là depuis le début, un auditeur de justice m’a aidé à professionnaliser les outils sur lesquels nous travaillons ».

Les élèves se font passer de bouche-à-oreille les recruteurs bienveillants, les emails commencent souvent par la recommandation d’un ou d’une camarade. « Le monde du droit est petit, les gens ont vite fait le tour », insiste le juge, heureux malgré tout que son message principal soit passé (sans doute renforcé par les opérations comme la Journée du droit dans les établissements scolaires) : le monde fermé de la justice est atteignable par tous. « J’ai un peu réfléchi et je pense que le fait de rabâcher le même discours, chaque fois qu’on m’invite à le faire, a porté ses fruits. Certains ont pu entendre parler de l’association sur Tik Tok, quand un média avait choisi ce mode de diffusion : l’argument « si je peux le faire, toi aussi » fonctionne à plein tubes. Il y a un vrai besoin de réussite et d’égalité, beaucoup de jeunes qui nous contactent, nous disent qu’ils se sont posé des questions pendant très longtemps avant d’avoir le déclic et de se dire « c’est possible ». Ils revendiquent des avenirs ouverts ».

En février 2023, la signature d’une convention de partenariat à la cour d’appel de Versailles, impliquant l’accueil régulier d’étudiants dans la juridiction, a montré que le message était passé dans certaines oreilles. Mais a contrario, si l’association croule désormais sous les dossiers, c’est bien la preuve que le plafond de verre existe bel et bien toujours. Voire qu’il est plus solide que jamais ? « La période que nous vivons, la libération de la parole raciste, ne fait qu’aggraver la situation de certains étudiants », précise le juge qui a appris à appuyer sur la pédale de frein pour ne pas souffrir d’un burn-out. « Au départ je voulais trouver des solutions à tous, mais il faut rester sur un objectif : trouver des stages, pas des accompagnements personnels, pas des premiers emplois ».

Boucles Whatsapp, événements, Youssef Badr espère laisser de plus en plus de place aux étudiants pour s’organiser ensemble, songe parfois à passer la main. L’année prochaine, La Courte échelle devrait avancer sur de nouveaux rails, grâce à l’accompagnement d’une spécialiste de la structuration des associations basée aux États-Unis (où la situation de la mixité dans la magistrature n’est pas une question). Aujourd’hui, Youssef Badr voit de plus en plus de demandes émaner d’étudiants en commerce, dans la santé, des ingénieurs informatiques… « Ce que vivent les candidats à la magistrature existe aussi dans d’autres secteurs malheureusement… J’avance modestement dans le milieu du droit, mais il faudrait que ce type d’association se généralise ».

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