Christophe Eoche-Duval : « Beaucoup d’infirmières et d’infirmiers ne réalisent pas les enjeux du parcours juridictionnel » !

Publié le 13/04/2023

Entré au Conseil d’État en 1997, Christophe Eoche-Duval, spécialiste au titre de la cassation des affaires ordinales, fin connaisseur du contentieux des professions médicales, est depuis quatre ans le président de la Chambre disciplinaire nationale de l’Ordre des infirmiers. Cette chambre spécialisée de la juridiction administrative juge en appel les affaires mettant en doute les pratiques des infirmières et infirmiers au quotidien. Christophe Eoche-Duval partage avec Actu-Juridique, à l’occasion d’un entretien, son rôle et celui de sa juridiction.

Actu-Juridique : Quel est votre rôle en tant que président de la chambre disciplinaire nationale ?

Christophe Eoche-Duval : Cette chambre disciplinaire nationale est la cour d’appel des chambres disciplinaires régionales, qui correspondent au premier degré de la juridiction ordinale. Je suis juge professionnel dans une justice échevinée, puisque cette chambre est présidée par un magistrat (du Conseil d’État) mais comporte aussi des assesseurs, qui sont des infirmiers libéraux ou hospitaliers, élus par leurs pairs et dont la fonction est de m’assister, selon un quorum de cinq présents pour pouvoir juger une affaire. Cela place singulièrement le président en situation de « minorité ». Certes, il est minoritaire, mais sa connaissance du droit et des raisonnements juridiques aide les assesseurs à remplir leur mission. Cependant leur rôle est éminent, parce que nous jugeons d’affaires qui mettent en cause des actes ou des pratiques infirmières, et évidemment entre le magistrat généraliste et les assesseurs infirmiers, se nouent des rapports de complémentarité. Ils sont en mesure de comprendre, d’apprécier ce que l’on expose et de l’évaluer par rapport à leur propre pratique. Sur un soin non consciencieux, ils sont capables de dire que c’est un geste qu’ils n’auraient pas fait ou qu’au contraire, c’est un geste habituel. Leur expertise est très précieuse. Il appartient parfois au président de « tempérer » les assesseurs, quand il est nécessaire de réinjecter des raisonnements de droit mais, en même temps, les assesseurs ont une influence dans le choix des sanctions (dit quantum).

AJ : C’est-à-dire ?

Christophe Eoche-Duval : Si l’appel est interjeté par le mis en cause, la sanction ne peut pas être aggravée. Mais parfois, c’est le plaignant débouté qui fait appel, et dans ce cas, la sanction est totalement à la liberté du juge d’appel. On sent que les assesseurs ont une grande réflexion sur le montant de la sanction.

AJ : Cette autonomie et cette rigueur viennent-elles de leur pratique ?

Christophe Eoche-Duval : Certainement. Ils ont la conception que leur profession ne doit pas conserver des confrères ou consœurs qui la discréditent, donc parfois ils prennent la décision d’interdiction ou de radiation, qui ne serait peut-être pas spontanée chez un juge professionnel. Cela est lié à l’idée qu’ils se font de l’honneur de leur profession, et quand ils voient l’un des leurs qui ne réalise pas le bon geste, n’a pas l’attitude attendue ou l’esprit de confraternité espéré, ils vivent cet affront très intensément et cela peut les « emporter » dans la sanction.

AJ : Du côté des assesseurs, existe-t-il une formation juridique ?

Christophe Eoche-Duval : Cela dépend de chaque chambre ordinale. Cela est très largement à la main du président de la formation. À titre personnel, je m’en suis préoccupé à chaque renouvellement triennal des assesseurs. J’ai organisé une grande journée de formation continue et réuni l’intégralité des assesseurs. Certains points, comme « Comment se présente un dossier avocat » ? », les éléments de vocabulaire (exemples : mémoire ampliatif ou irrecevabilité…), « Comment rédiger un rapport (pour les assesseurs rapporteurs…) », ont été abordés. Cette journée au début de chaque mandat est nécessaire mais je ressens que c’est un effort insuffisant. Sauf qu’il ne m’appartient pas complètement de pouvoir le mettre en œuvre. La formation continue n’aborde pas assez la dimension juridique. C’est aussi le cas pour les conciliateurs. Au cours de la justice ordinale, la conciliation constitue une étape importante et l’accent n’est pas assez mis dessus. Cette phase peut embouteiller ou désembouteiller la justice ordinale.

AJ : Dans quelle mesure est-ce une phase importante ?

Christophe Eoche-Duval : On ne peut que se réjouir qu’il y ait le plus possible de procès-verbaux de conciliation. Mieux vaut une bonne conciliation qu’une mauvaise décision de justice ! Quand on rentre dans la plainte ordinale, beaucoup d’infirmières et d’infirmiers ne réalisent pas les enjeux du parcours juridictionnel. Au fond, ils prennent un peu « à la légère » la conciliation ou même la phase de première instance. Il y a un « réveil » quand la décision de première instance est prononcée avec une sanction. En amont, la conciliation permet un tri positif, parce que si les praticiens et leurs avocats négligent cette phase, cela part automatiquement en juridiction (à l’opposition du parquet qui a le monopole de la poursuite). Et nous avons parfois le sentiment que sont renvoyées en juridiction ordinale des affaires qui ne le méritent pas, avec des conséquences importantes (au-delà d’un blâme), surtout lorsqu’il s’agit de conflits entre praticiens. Cela devrait devoir se concilier dans 80 % des cas. Il y a aussi le phénomène des cabinets d’avocats qui sont conseils de compagnie d’assurances de santé et semblent moins enclines à concilier… N’y aurait-il plus d’intérêt à plaider ? Peut-être faudrait-il que les compagnies d’assurances de santé indemnisent mieux le temps passé en phase de conciliation pour l’encourager ? Les avocats ont là une vraie occasion de « prendre la main » – ils regrettent souvent de ne pas avoir la main sur le procès – mais là, ils le peuvent. Faisons-leur confiance. Que deux avocats trouvent un arrangement est satisfaisant pour une profession confraternelle.

AJ : Globalement, peut-on parler d’embouteillage pour la justice ordinale infirmière ?

Christophe Eoche-Duval : C’est un contentieux en croissance chez les infirmiers. Mais l’Ordre est jeune. Forcément, au fur et à mesure qu’il est mieux connu, les patients ou les infirmiers saisissent davantage la juridiction disciplinaire. Il y avait 15 affaires enregistrées en appel en 2011, contre 120 en 2022. Ces chiffres ne sont pas surprenants, ils vont dans le sens de la judiciarisation de notre société. Ils ne signifient pas qu’ils sont indexés sur une dégradation du mode d’exercice des infirmiers et infirmières, mais cela veut dire sans doute qu’autrefois des fautes professionnelles restaient plus « sous les radars ».

AJ : Que dire de cette judiciarisation croissante ?

Christophe Eoche-Duval : Cela n’est jamais satisfaisant d’un point de vue de la paix sociale. Cela serait invivable si notre société se judiciarisait pour tout en permanence. « La société ne veut pas dire la sainteté ». Si l’on doit se plaindre pour tout, on arrive à une forme de « totalitarisme juridique », aurait pu dire Alexis de Tocqueville. Il faut espérer que le plus grave, manifeste ou insupportable pour les victimes va en justice. Il serait bon de mettre plus l’accent sur la conciliation, ses succès, de donner plus de pouvoir au bureau de conciliation. Par exemple, le pouvoir de convoquer. Je ne trouve pas déontologique qu’en cas de plainte et de réunion du bureau de conciliation, un infirmier (comme un plaignant) ne se déplace pas ou qu’il délègue son avocat. Ce bureau devrait avoir le pouvoir de convoquer le plaignant et le mis en cause. Si le plaignant est absent, alors il déciderait d’une irrecevabilité de la plainte.

AJ : En quoi cette juridiction reflète bien les préoccupations de la profession ?

Christophe Eoche-Duval : C’est un contentieux dans lequel la justice ordinale a tout son rôle à jouer, notamment quand le patient s’est senti blessé dans son contrat de soin par un praticien. Il faut apprécier si la faute nait d’un comportement non déontologique. Ce contentieux mérite l’attention car peut-être que cet acte de soin aurait pu ou a conduit à un risque pour la santé. C’est quelque chose qu’on ne peut pas accepter sans réaction appropriée.

Aujourd’hui, dans le domaine des conflits internes – la majeure partie des dossiers – nous observons des affaires importantes pour l’avenir du point de vue de l’économie du métier d’infirmier, comme les problématiques liées au nombre de collaborateurs libéraux, à la multiplication des cabinets secondaires, au risque de commercialité de la profession infirmière. Ce sont des sujets importants, juridiques et économiques, pas forcément toujours bien tranchés par le Code de la santé publique. En gros, ils permettent de guider comment la profession veut se réguler et s’auto-réguler pour les vingt ans qui viennent. Nous voyons aussi des problèmes de communication entre confrères. Parfois, nous ce sont des cas très sérieux, par exemple des dossiers de pratiques non conventionnelles de médecine non encore reconnues, auxquelles peuvent se livrer les infirmiers, comme cela a été dernièrement jugé avec une pratique dite « d’hydrotomie percutanée ». Quelle liberté un infirmier a-t-il d’obéir à une prescription médicale ? À l’avenir, nous ressentons que la question va se poser avec le développement des infirmiers de pratiques avancées (IPA), encouragé pour des raisons de « déserts médicaux ». Le développement des pratiques avancées ne risque-t-il pas de nourrir une augmentation du contentieux entre patients et infirmiers, qui assumeront plus de responsabilités ? Quand on devient soi-même prescripteur ou qu’on est premier sur la ligne, on a moins l’assurance de s’abriter derrière un autre prescripteur, comme le médecin. Je pense qu’il faut encourager ces pratiques mais aussi les contrebalancer en renforçant les précautions et la formation. Car le patient aujourd’hui n’accepte plus qu’un soin soit un échec.

AJ : Le rôle du patient a donc bien évolué ?

Christophe Eoche-Duval : Peut-être aujourd’hui, encore plus que du temps de Molière et son médecin malgré lui, le patient se cultive et n’est plus un simple « allocataire de la médecine ». Il cherche à comprendre ce qu’on lui fait ou administre… Cela l’amène à parfois, sans être docteur, à contester un geste ou une prescription. Il ne sert à rien à critiquer cela ou mettre en cause les réseaux sociaux, acceptons ce fait et éduquons à la santé.

AJ : Pour en revenir à votre chambre, dans quel état d’esprit arrivent les infirmiers et infirmières ?

Christophe Eoche-Duval : C’est toujours un choc, mais on ressent en appel une pression supplémentaire. Les infirmières et infirmiers en position de plaignants ou de mis en cause le vivent très charnellement. Certains pleurent même à l’audience publique, car ils sont très émotifs, émus de leur situation. Au stade de l’appel, ils prennent conscience que c’est le bout des recours. Les pourvois en cassation sont très peu admis. Entre l’admission et la cassation, seulement entre 1 à 2 % de décisions sont cassées et renvoyées. Aucune de nos décisions n’a été cassée depuis le début de ma présidence ordinale. Mais quand on est juge, on apprend à n’avoir aucun amour propre sur ses décisions : le jugement de première instance peut être réformé par le jugement d’appel, qui peut être cassé par le juge de cassation et dans les formations de jugement, si une décision nous annule, on en tire les conséquences sans résister. Tout juge supérieur peut avoir une autre interprétation de la règle de droit.

Une certitude, en chambre disciplinaire nationale, j’accorde beaucoup de temps aux avocats et aux parties présentes. Ils ont fait l’effort d’être présents, nous prenons le temps d’entendre, de poser des questions, raison pour laquelle nous ne prenons pas plus de deux affaires par demi-journée, car je veux que les avocats prennent le temps de défendre leur cause, que le plaignant puisse s’expliquer. C’est leur vie, et cette vie on ne peut pas la réduire à un dossier. L’expérience montre que la présence des parties à l’audience, leurs explications données peuvent nourrir une décision en favorisant la compréhension de l’affaire. Entendre la confrontation des thèses, le contradictoire, c’est le rôle essentiel de la justice. Et si l’on sent qu’on a affaire à un patient qui n’est pas de bonne foi, on en tient parfaitement compte. Il y a du dévouement dans le métier infirmier, il faut lui rendre hommage.

Le temps de la délibération, dans la foulée, est très variable, mais elle dure au moins une heure. À la fois c’est encore frais dans notre esprit, mais aussi nous profitons de la présence des assesseurs, qui travaillent à côté et ne sont pas toujours disponibles.

AJ : En plus de son rôle « répressif », la chambre a-t-elle aussi vocation à rappeler l’importance de la déontologie ?

Christophe Eoche-Duval : La déontologie, ce sont des règles de bonne pratique mises en termes juridiques. En somme : « Voilà comment je dois pratiquer pour le bien du patient et de ses confrères, et voilà comment juridiquement on traduit cette bonne pratique ». Les décisions que nous rendons sont pédagogiques pour ceux à qui on les rend et qui les lisent, mais également pour les 490 000 autres infirmiers inscrits à l’Ordre. Il est difficile que tous nous lisent. Dommage que cette diffusion ne soit pas aussi simple. Connaître nos jugements permettrait d’éviter bien des fautes, car comme Monsieur Jourdain dans Le Bourgeois gentilhomme, on commet parfois des manquements et des fautes « sans le savoir ». Par exemple, la rupture du contrat de soins ne se fait pas du jour au lendemain. Il faut expliquer les raisons de cette décision, veiller à la transition, donner un préavis, proposer d’autres confrères, etc.

AJ : Vous semblez convaincu que la dimension juridique des études est trop faible au cours de la formation initiale ?

Christophe Eoche-Duval : Le niveau juridique en formation initiale n’est pas à la hauteur des enjeux. Les professions de santé aujourd’hui ne peuvent plus faire l’impasse sur le droit. Il faut savoir faire une piqûre, un pansement ; mais l’infirmier, surtout en secteur libéral, est aussi un « chef d’entreprise », qui doit maîtriser la comptabilité, l’informatique, et ne peut plus ignorer la dimension juridique dans son métier. Chaque article du Code de déontologie devrait être davantage lu dès l’école des infirmiers. De tous les codes qui nous « envahissent », c’est celui qui est le moins pire à lire ! Il faut éviter que les codes de déontologie ne se technicisent, mais pour un professionnel de santé, lire ce Code est à sa portée. Cela devrait faire partie de sa formation initiale, avec des rappels de formation continue dispensée par les Ordres ou des instituts de formation.

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