Le pay for delay du domaine pharmaceutique : à quelle dose ?
Les pratiques exercées par les laboratoires pharmaceutiques visant à exclure un concurrent du marché n’ont eu de cesse de se proliférer. Le pourvoi récemment formé par l’entreprise de princeps Lundbeck devrait pousser la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) à adopter une jurisprudence remède contre les accords de paiements inversés, dont les effets néfastes sur la concurrence sont à déplorer. Comment le juge européen endosse-t-il ce rôle de médecin malgré lui ?
Il y a 10 ans, la Commission européenne menait une enquête sectorielle pour répondre au malaise concurrentiel frappant le domaine pharmaceutique, dont la propagation des accords de pay for delay n’a fait qu’aggraver le diagnostic. Le pourvoi formé par Lundbeck et quatre laboratoires de médicaments génériques dans l’affaire des antidépresseurs citalopram pourrait pousser la CJUE à adopter, en conséquence, une jurisprudence remède.
I – L’accord de paiements inversés : une pathologie anticoncurrentielle
L’industrie pharmaceutique distingue les entreprises de médicaments princeps des entreprises de médicaments génériques. Si les premières concentrent leur activité dans la recherche et le développement de nouveaux principes actifs, les autres se contentent de réutiliser ce même principe actif à des fins commerciales.
Le monopole légal d’exploitation conféré par les brevets aux laboratoires de princeps est une mesure incitative à la recherche, quoique limitée à 20 années à compter du dépôt de la demande1. Dès lors, la tentation pour les laboratoires de recherche d’user de la voie contractuelle afin de conserver leur place sur le marché est vive.
Les accords de paiements inversés, dits pay for delay, sont des ententes par lesquelles un laboratoire de princeps accorde à un laboratoire de génériques un transfert de valeur en échange de l’engagement de ce dernier à ne pas commercialiser de médicaments concurrentiels avant la date précisée dans le contrat, voire à ne pas contester les brevets toujours existants. En bref : l’entreprise de princeps conserve son monopole, l’entreprise de génériques reçoit en contrepartie de l’argent pour son inaction.
En dépit d’une pratique favorable aux laboratoires de recherche, le consommateur est le premier à souffrir des maux causés par une concurrence qui peine à se faire respecter. Le constat de l’enquête sectorielle menée par la Commission européenne sur le secteur pharmaceutique en 20082 est flagrant : l’entrée sur le marché des médicaments génériques emporte avec elle une chute de 20 % des prix des médicaments à la faveur des consommateurs et de la sécurité sociale. A contrario, un marché faiblement compétitif conduit aux effets néfastes causés à l’usager, dont la restriction des choix.
Il n’est ainsi pas surprenant que les institutions chargées de faire respecter la concurrence aient placé dans leur ligne de mire les accords de paiements inversés…
II – La Commission : de la recherche à la sanction
Depuis une demi-décennie, la Commission européenne sanctionne de telles ententes en raison de leurs effets secondaires sur la concurrence.
Au mois de décembre 2013, la Commission a infligé une amende de 11 millions d’euros à l’américain Johnson & Johnson3 pour avoir retardé l’entrée sur le marché d’un médicament générique à base de fentanyl. Le laboratoire Sandoz, qui était prêt à le commercialiser, a, quant à lui, écopé d’une amende de 5 millions d’euros.
À cette occasion, le vice-président de la commission chargée de la concurrence, Joaquin Almunia, avait exprimé sa réticence envers cet accord qu’il qualifiait d’inacceptable en ce qu’il prive « notamment des personnes souffrant d’un cancer, de l’accès à une version meilleur marché de ce médicament ». Une remarque qui donne tout son sens à la traque engagée par la Commission…
L’autorité chargée de la concurrence a toujours cherché à protéger le consommateur in fine et non pas les laboratoires de génériques per se, ce qui justifie que ces derniers soient également sanctionnés pour leurs ententes.
Pourtant, en dépit des efforts réalisés à l’échelle européenne, l’épidémie anticoncurrentielle n’a cessé de se propager. Au mois de juillet 2017, le laboratoire Téva et le génériqueur Céphalon ont été pointés du doigt par la Commission pour s’être entendus sur le marché des médicaments anti-insomnie.
La déferlante de décisions sanctionnatrices à l’encontre des accords de paiements inversés devrait, avec optimisme, encourager la formulation d’une jurisprudence claire par la CJUE.
III – Le remède jurisprudentiel contre les ententes anti-concurrentielles
Les ententes visant à exclure un concurrent du marché sont sanctionnées depuis le traité de Rome, lui-même agrémenté au fil des évolutions légales et jurisprudentielles.
Le tribunal s’est prononcé pour la première fois sur la validité d’un accord de paiements inversés en 2016 dans l’affaire des citalopram4. Mansuétude ? Au contraire, le laboratoire Lundbeck et plusieurs génériqueurs ont été condamnés pour abus d’exclusion en application de l’article 101 TFUE.
Lundbeck avait conclu six accords avec quatre entreprises de génériques par lesquels le laboratoire de princeps s’engageait à leur verser plusieurs millions d’euros. En contrepartie, les génériqueurs avaient promis de ne pas commercialiser les antidépresseurs qu’ils s’apprêtaient à vendre, non seulement en s’engageant les livrer à Lundbeck pour leur destruction mais aussi en promettant de ne pas contester les quelques faibles brevets qui protégeaient encore le monopoleur.
Le tribunal s’est d’abord assuré que les parties soient des concurrentes à tout le moins potentielles avant d’affirmer que l’accord de paiements inversés est anticoncurrentiel par objet.
Le tribunal considère que les parties sont des concurrentes potentielles. Les brevets détenus par Lundbeck n’auraient pas empêché les génériqueurs, en l’absence d’accord, de contester les brevets voire d’entrer sur le marché en dépit d’une probable action en contrefaçon. Les entreprises, qui avaient entamé la fabrication des génériques, pouvaient réellement et concrètement entrer sur le marché.
Surtout, le tribunal a confirmé la position de la Commission selon laquelle les accords litigieux sont restrictifs par objet.
Tous les règlements amiables en matière de brevet ne sont pas restrictifs de concurrence. Cependant, un accord de paiements inversés, combiné avec une exclusion de marché, est anticoncurrentiel par objet lorsque sa valeur est telle qu’il incite les génériqueurs à ne plus poursuivre leurs efforts pour entrer sur le marché alors que les brevets détenus par le laboratoire de princeps n’ont en réalité qu’une faible force de blocage pour les entreprises concurrentes.
L’accord s’appréhende comme un rachat de concurrence, une exclusion de marché « figurant parmi les restrictions les plus graves de la concurrence ».
La pilule risque d’être difficile à avaler pour les parties à l’entente, dont l’amende de 150 millions d’euros laisse entrevoir la sévérité avec laquelle sont appréhendées de telles pratiques…
IV – La protection du générique, ce n’est pas automatique !
La Commission ne semble pas infléchir sa position contre les pratiques de l’industrie pharmaceutique.
Une amende faramineuse de 427 millions d’euros avait été prononcée à l’égard du laboratoire Servier et sept autres entreprises en 20145. Plus encore, à cette occasion, la Commission avait entendu non seulement appliquer l’article 101 TFUE sur les ententes anticoncurrentielles mais étendre sa base légale à l’abus de position dominante de l’article 102 TFUE.
Saisi d’un recours, le Tribunal de l’Union européenne a, le 12 décembre 20186, écarté le grief d’abus de position dominante porté à l’égard du laboratoire Servier. Cependant, il n’en demeure pas moins que la possibilité de sanctionner un laboratoire sur ce fondement subsiste tant la décision du tribunal est limitée au cas d’espèce, le marché pertinent n’ayant pas pu être établi.
Et si l’Union européenne se risquait à aller jusqu’à sanctionner systématiquement les accords de paiements inversés ?
Une inflexibilité adoptée par l’Union européenne pourrait avoir comme conséquence d’interdire la conclusion d’accords ayant pour objet d’empêcher l’entrée d’un générique avant l’expiration du brevet, alors que de telles ententes ont pour bienfaits d’éviter des litiges en contrefaçon ou en contestation de brevets.
La question de l’équilibre des intérêts est tout aussi pendante aux États-Unis où le Federal Trade Commission (FTC) voit d’un œil défavorable les accords pay for delay, tandis que les tribunaux supérieurs admettent la licéité de telles ententes dans la mesure où le report de l’entrée du générique est compris dans la durée légale de validité du brevet. La Cour suprême a considéré que les accords devaient être examinés à la lumière de la règle de raison dans l’affaire Actavis, en 20137.
Par ailleurs, les États-Unis ont adopté une loi protectrice des génériques, incitatrice et non sanctionnatrice, selon laquelle le premier génériqueur à entrer sur le marché obtient un monopole légal de 180 jours. La loi Hatch-Waxman, bien qu’économiquement fondée, n’a pas d’équivalent dans l’Union européenne.
Néanmoins, si le législateur européen peut intervenir en s’inspirant de la loi américaine, il semble que l’appel formé par Servier et le pourvoi du laboratoire Lundbeck aient positionné le débat sur le terrain jurisprudentiel…
Le diagnostic posé, la CJUE devra adopter la formulation la plus claire afin de trouver une jurisprudence remède aux maux causés par les accords de paiements inversés.
Notes de bas de pages
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1.
En droit français, CPI, art. L611-2.
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2.
« Enquête sectorielle dans le domaine pharmaceutique », synthèse, Commission européenne, 28 nov. 2008.
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3.
Commission européenne, 10 déc. 2013, n° AT39685, Johnson & Johnson.
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4.
TUE, 8 sept. 2016, n° T-472-13, H. Lundbeck et Lundbeck Ltd c/ Commission européenne.
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5.
Commission européenne, 9 juill. 2014, n° AT-39612, Servier (périndopril).
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6.
TUE, 12 déc. 2018, n° T-691/14.
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7.
Supreme Court, 2013, 570 U.S., 133 S. Ct. 2223, FTC v. Actavis, Inc.