Motivation enrichie pour le refus d’expertises sanguines ordonnées par le juge des référés
Le juge des référés ne peut pas ordonner un examen comparé des sangs. La solution résulte de l’extension par la Cour de cassation de sa jurisprudence antérieure portant sur les empreintes génétiques. Les deux expertises biologiques ayant la même finalité, un traitement identique s’impose.
Cass. 1re civ., 12 juin 2018, no 17-16793
L’arrêt du 12 juin 2018 rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation est intéressant à bien des égards. Il doit retenir l’attention non seulement pour la solution adoptée mais aussi pour sa motivation.
Quant à la solution d’abord, la Cour de cassation affirme, pour la première fois depuis la loi Bioéthique du 29 juillet 19941, que le juge des référés ne peut pas autoriser des expertises sanguines en matière de filiation sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile. En l’espèce, le demandeur souhaitait la réalisation d’un examen comparé des sangs, pour s’assurer2 de sa filiation avec l’homme ayant entretenu une relation stable et continue avec sa mère au moment de sa conception. Il formule sa demande devant le juge des référés sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile. Pourquoi le juge des référés ? Pourquoi l’article 145 ? Pourquoi un examen comparé des sangs ?
La procédure de référé est connue pour ses vertus de rapidité et de simplicité3. On assimile classiquement le référé aux conditions d’urgence et d’absence de contestation sérieuse ou d’existence d’un différend4, de prévention d’un dommage imminent ou encore de cessation d’un trouble manifestement illicite5. À cet égard, le recours au juge des référés par le demandeur laisse entendre qu’il se trouvait dans une situation d’urgence. Imaginons par exemple que l’homme qu’il pense être son père est sur le point de décéder : il y aurait urgence à procéder aux expertises pour pouvoir établir la filiation. Dans cette hypothèse, il convient de souligner les difficultés pratiques que peut engendrer une expertise biologique ordonnée en référé. Envisageons la situation du père présumé, mourant. Celui-ci ne pouvant plus se déplacer, il appartient à l’expert de le faire. Tout devra être mis en œuvre pour s’assurer de la légalité de la procédure. En référé d’urgence, l’expertise gagne en complexité. Toutefois, en l’espèce, la demande n’est ni fondée sur l’article 808, ni sur l’article 809 du Code de procédure civile, mais sur l’article 145 du même code, lequel dispose que « s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé ». Il s’agit d’un référé spécial6, dit « in futurum » qui intervient avant tout procès. En tant que référé autonome, il ne répond pas aux mêmes conditions que les référés généraux et la condition d’urgence n’est ainsi pas exigée. En l’espèce, l’idée n’était pas d’agir rapidement mais de pouvoir établir la certitude de la filiation avant tout procès.
Pourquoi demander une expertise sanguine sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile ? Avant la loi Bioéthique du 29 juillet 19947, la Cour de cassation a admis la possibilité pour le juge des référés d’ordonner un examen comparé des sangs sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile8. En sollicitant une expertise sanguine, le demandeur recherche une solution identique. Il est même fort probable qu’il souhaite contourner l’article 16-11 du Code civil issu de la loi Bioéthique. Celui-ci dispose depuis 1994 qu’« en matière civile, cette identification ne peut être recherchée qu’en exécution d’une mesure d’instruction ordonnée par le juge saisi d’une action tendant soit à l’établissement ou la contestation d’un lien de filiation, soit à l’obtention ou la suppression de subsides ». L’identification en question concerne uniquement les empreintes génétiques. Autrement dit, en 1994, le législateur fait le choix de se concentrer sur les tests ADN au regard de leur fiabilité et occulte les examens comparés des sangs jugés moins performants et donc obsolètes. L’application de l’article 16-11 du Code civil suscite des interrogations. Que faut-il comprendre par « juge saisi d’une action » ? Peut-il s’agir d’un juge des référés ? Les « mesures d’instruction » peuvent-elles être celles prononcées par le juge des référés sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile ? Le 8 juin 2016, la Cour de cassation répond à ces questions en retenant que le juge des référés ne peut pas ordonner une mesure d’instruction tendant à l’identification d’une personne par ses empreintes génétiques sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile9 ; seuls les juges du fond sont compétents pour ordonner une telle expertise. Subsistait toujours la question de savoir quelle solution appliquer aux expertises sanguines10, l’article 16-11 du Code civil ne prévoyant que les empreintes génétiques ? Faut-il adopter une lecture restrictive du texte, excluant les expertises sanguines11, ou au contraire une lecture extensive, incluant les expertises sanguines ? En l’espèce, le recours du demandeur aux expertises sanguines alors que celles-ci ne sont quasiment plus utilisées, témoigne de sa volonté d’éviter l’application de l’article 16-11 du Code civil. Le raisonnement est le suivant : application du droit spécial des mesures d’instruction pour les empreintes génétiques12 et retour au droit commun des mesures d’instruction pour les expertises sanguines13. Au visa des articles 16-11 alinéa 6 et 310-3 du Code civil et de l’article 145 du Code de procédure civile, la Cour de cassation opte cependant pour une interprétation extensive : le juge des référés ne peut ordonner ni des expertises génétiques, ni des expertises sanguines. Les magistrats justifient leur décision en affirmant que les deux types d’examens poursuivent la même finalité. Partant la même solution doit leur être appliquée.
Qu’en est-il de l’opportunité de cette solution ? Pourquoi refuser l’intervention du juge des référés pour autoriser une expertise sanguine, et même plus largement une expertise biologique ? Certes la lettre de l’article 16-11 du Code civil, de même que son esprit, semblent l’imposer. L’idée est en effet d’éviter les « expertises de curiosité »14 utilisées en dehors de tout procès. Toutefois, il est peut-être nécessaire d’opérer à nouveau une balance des intérêts. Comme le soulignait le professeur Hauser, « il y a belle lurette que cette condition est, en fait, discutée et contournée. D’abord sa suppression permettrait sans doute d’éviter des contentieux inutiles dont l’issue n’est pas discutable, si le résultat est négatif. Ensuite on sait bien qu’on peut faire effectuer tous ces tests par simple usage d’un site internet et pour des sommes raisonnables dans les pays qui n’ont pas ces exigences, ce qui fait que les expertises de curiosité ont lieu quand même »15. Autrement dit, l’article 16-11 du Code civil mériterait sans doute d’être réécrit16 pour laisser le juge des référés apprécier la légitimité des motifs et éviter ainsi l’écueil des « expertises de curiosité ». Il appartiendrait alors à ce juge de statuer sur la nécessité d’une expertise biologique avant une instance au fond.
Quant à la motivation ensuite, celle-ci est tout à fait singulière. Elle s’inscrit dans la démarche de « motivation enrichie »17 engagée par la Cour de cassation. Dans le cadre d’une réflexion sur la réforme de la Cour de cassation menée depuis 2014, il a été effectivement proposé d’enrichir la motivation des arrêts de la Cour, notamment dans l’hypothèse d’un revirement de jurisprudence, d’une réponse à une question juridique de principe, d’un intérêt pour l’unification de la jurisprudence ou encore lors d’un contrôle de proportionnalité18. S’il ne s’agit encore que d’une simple proposition, la Cour de cassation a déjà « expérimenté » cette motivation à plusieurs reprises19. Elle le fait à nouveau dans sa décision du 12 juin 2018. Pourquoi ce recours à la motivation enrichie en l’espèce ? Sommes-nous en présence d’un revirement de jurisprudence ? En 1994, la Cour de cassation admet l’expertise sanguine ordonnée par le juge des référés alors qu’elle le refuse en 2018. Il y a bien deux solutions différentes. Pour autant pouvons-nous vraiment parler de revirement de jurisprudence dans la mesure où la loi a été modifiée ? On peut en douter. Ce qui est certain, c’est que la Cour de cassation vient répondre à une question juridique qui pouvait légitimement se poser.
Quelle est la méthode utilisée ? Les magistrats rappellent classiquement les faits, puis la solution retenue par la cour d’appel. Ensuite, ils mentionnent les précédents20 : en premier lieu l’arrêt du 4 mai 1994 admettant que le juge des référés ordonne un examen comparé des sangs et en second lieu l’arrêt du 8 juin 2016 refusant que ce même juge ordonne une expertise génétique. La Cour de cassation précise qu’entre ces deux décisions la loi Bioéthique du 29 juillet 1994 a été adoptée : la première est donc intervenue en vertu de la loi ancienne alors que la seconde s’est fondée sur la loi nouvelle. La Cour achève en affirmant que « dès lors que les expertises biologiques en matière de filiation poursuivent une même finalité et présentent, grâce aux évolutions scientifiques, une fiabilité similaire, cette jurisprudence doit être étendue aux examens comparés des sangs ». Ainsi, elle expose clairement son raisonnement en expliquant la méthode d’interprétation utilisée. En l’espèce, bien que la référence à la finalité commune des expertises fasse songer à une interprétation téléologique, il est certainement plus judicieux de faire état d’une interprétation a fortiori : si le juge des référés ne peut pas autoriser une expertise génétique, a fortiori il ne peut pas plus ordonner une expertise sanguine. Ce faisant, la Cour de cassation semble opter pour une interprétation extensive de l’article 16-11 du Code civil. Soulignons toutefois que si elle vise l’article 16-11, la Cour de cassation exprime clairement qu’il convient de faire une application extensive du dernier état de la jurisprudence. Si la Cour de cassation utilise d’ores et déjà sa jurisprudence antérieure pour statuer, classiquement, elle ne le formule pas explicitement : elle applique des solutions antérieures ou procède à un revirement, sans le dire ou sans citer ses décisions précédentes. Sortie de l’implicite, la méthode a le mérite de la transparence et de la pédagogie.
Notes de bas de pages
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1.
L. n° 94-653, 29 juill. 1994, loi relative au respect du corps humain : JO n° 175, 30 juill. 1994, p. 11056.
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2.
L’arrêt de la cour d’appel d’Aix-en-Provence (n° 16-17009) affirme qu’il s’agit « de vérifier s’il existe ou pas un lien de filiation entre lui et Monsieur E. ».
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3.
V. Vuitton X., « Référés – Généralités. – Compétence », JCl. Procédure civile, 2016, fasc. 1200-90.
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4.
CPC, art. 808 ; v. Héron J. et Le Bars T., Droit judiciaire privé, 6e éd., 2015, LGDJ, nos 406 et s., p. 334. Également Cadiet L. et Jeuland E., Droit judiciaire privé, 10e éd., 2017, LexisNexis, nos 625 et s., p. 557 et s.
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5.
CPC, art. 809.
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6.
V. Vuitton X., « Référés spéciaux – Référé aux fins d’obtention d’une mesure d’instruction à futur. – Référé provision. – Référé-injonction de faire », JCl. Procédure civile, 2016, fasc. 1300-15 ; adde, Cadiet L. et Jeuland E., Droit judiciaire privé, 10e éd., 2017, LexisNexis, nos 572 et s., p. 509 et s. ; Héron J. et Le Bars T., Droit judiciaire privé, 6e éd., 2015, LGDJ, nos 422 et s., p. 344 et s.
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7.
L. n° 94-653, 29 juill. 1994, préc.
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8.
Cass. 1re civ., 4 mai 1994, n° 92-17911 : D. 1995, somm. p. 72, obs. Granet Lambrechts F. ; RTD civ. 1994, p. 575, obs. Hauser J. ; D. 1994, p. 545, note Massip J.
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9.
Cass. 1re civ., 8 juin 2016, n° 06-19157 : Dr. famille 2016, comm. 173, note Fulchiron H. ; RTD civ. 2016, p. 597, obs. Hauser J. ; JCP 2016, 992, obs. Murat P. ; AJ fam. 2016, p. 388, obs. Saulier M.
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10.
S’interrogeant en 1999 sur la question, v. Hauser J., « Paternité : du juge pouvant prescrire une expertise sanguine », RTD civ. 1999, p. 74 : « Reste donc entière la question de savoir si le texte de l’article 16-11 s’applique à l’expertise sanguine et quels juges peuvent l’ordonner ».
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11.
Dans ce sens : Courbe P. et Gouttenoire A., Droit de la famille, 7e éd., 2017, Sirey, n° 1022, p. 349 : « Faut-il appliquer ces règles aux expertises sanguines ? Le recours n’est expressément limité que pour la technique des empreintes génétiques. Il en résulte que l’expertise sanguine devait rester soumise au droit commun des mesures d’instruction ».
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12.
C. civ., art. 16-11.
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13.
CPC, art. 145.
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14.
Sur l’utilisation de cette expression, v. nota. HauserJ., « Préliminaire : le droit à la vérité peut-il être revendiqué à tout moment ? », RTD civ. 1994, p. 575.
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15.
Hauser J., « Du droit à l’expertise biologique et de l’action judiciaire : une action en référé ne suffit pas », RTD civ. 2016, p. 597.
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16.
V. en ce sens : Hilt P., « Pour une réécriture de l’article 16-11 du Code civil », RTD civ. 2017, p. 27.
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17.
Rapport de la commission de réflexion sur la réforme de la Cour de cassation, p. 149 et s.
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18.
Proposition 33 du rapport, p. 152. Sur la réforme de la motivation, v. Deumier P., « Repenser la motivation des arrêts de la Cour de cassation ? », D. 2015, p. 2022 ; contre cette motivation enrichie, v. Malaurie P., « Sur la motivation des arrêts de la Cour de cassation. Contre leur alourdissement, pour leur sobriété », D. 2017, p. 768.
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19.
Selon le rapport, 59 arrêts et 5 avis enrichis ont été recensés entre le 1er janvier 2015 et le 31 mars 2017.
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20.
Contre la mention des précédents : Gautier P.-Y., « Contre le visa des précédents dans les décisions de justice », D. 2017, p. 752 ; Contra, Deumier P., « Et pour quelques signes de plus : mentionner les précédents », RTD civ. 2016, p. 65.