« La Libanaise » ou comment un surnom d’origine constitue une discrimination au travail

Publié le 16/10/2023

Pour la première fois semble-t-il, la Cour de cassation vient de se prononcer le 20 septembre dernier sur une discrimination au travail liée à l’utilisation d’un surnom d’origine. Me Patrick Lingibé estime qu’une telle décision pourrait être transposée à l’âge, la santé, la religion etc. 

Tribunal, cour de cassation
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Madame Y. a été engagée en qualité d’opératrice confirmée vidéocodage à compter du 23 mars 2010 par la société Euro-TVS.

Le 17 août 2017, elle a été licenciée pour cause réelle et sérieuse.

Soutenant avoir subi un harcèlement moral et une discrimination en raison de son origine, Madame Y. a saisi le conseil de prud’hommes de Paris le 27 août 2017, d’une demande de nullité de son licenciement, compte tenu de sa désignation en tant que responsable de la section syndicale FO remise le 12 juillet 2017 et de demandes tendant au paiement de diverses sommes à titre notamment d’indemnité pour licenciement fondées sur un harcèlement moral et d’une discrimination.

Par jugement du 23 novembre 2018, le conseil de prud’hommes de Paris a dit que le licenciement était sans cause réelle et sérieuse, fixé la moyenne mensuelle brute des salaries à la somme de 1 891,19 euros et condamné la société Euro-Tvs aux dépens et à verser à Madame Y la somme de 15 129,04 euros à titre d’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et à celle de 1 200 euros en application de l’article 700 du Code de procédure civile.

La société Euro-Tvs a interjeté appel de cette décision le 8 janvier 2019.

Par arrêt rendu le 16 février 2022, la cour d’appel de Paris a infirmé le jugement déféré en jugeant de l’absence toute discrimination.

Trois articles en relation avec la discrimination 

Madame Y. a formé un pourvoi un pourvoi contre cet arrêt.

Par arrêt rendu le 20 septembre 2023, la chambre sociale a cassé l’arrêt de la cour d’appel parisienne.

Cet arrêt mérite d’être relevé sur la question de la discrimination en ce que celle-ci porte, pour la première fois selon nos recherches, sur l’utilisation d’un surnom fondé sur l’origine de la personne.

La Cour de cassation casse au visa de trois articles en relation avec la discrimination.

En premier lieu, l’article L. 1132-1 du Code du travail, modifié par l’article 10 de la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte, qui dispose :

« Aucune personne ne peut être écartée d’une procédure de recrutement ou de nomination ou de l’accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, telle que définie à l’article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations, notamment en matière de rémunération, au sens de l’article L. 3221-3, de mesures d’intéressement ou de distribution d’actions, de formation, de reclassement, d’affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, d’horaires de travail, d’évaluation de la performance, de mutation ou de renouvellement de contrat en raison de son origine, de son sexe, de ses mœurs, de son orientation sexuelle, de son identité de genre, de son âge, de sa situation de famille ou de sa grossesse, de ses caractéristiques génétiques, de la particulière vulnérabilité résultant de sa situation économique, apparente ou connue de son auteur, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une prétendue race, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales ou mutualistes, de son exercice d’un mandat électif, de ses convictions religieuses, de son apparence physique, de son nom de famille, de son lieu de résidence ou de sa domiciliation bancaire, ou en raison de son état de santé, de sa perte d’autonomie ou de son handicap, de sa capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français, de sa qualité de lanceur d’alerte, de facilitateur ou de personne en lien avec un lanceur d’alerte, au sens, respectivement, du I de l’article 6 et des 1° et 2° de l’article 6-1 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. »

 En deuxième lieu, l’article L. 1134-1 du Code du travail qui dispose :

« Lorsque survient un litige en raison d’une méconnaissance des dispositions du chapitre II, le candidat à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte, telle que définie à l’article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations.

 Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.

Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles. »

 En troisième lieu, l’article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations qui dispose :

« Constitue une discrimination directe la situation dans laquelle, sur le fondement de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie ou une race, sa religion, ses convictions, son âge, son handicap, son orientation sexuelle ou son sexe, une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne l’aura été dans une situation comparable.

Constitue une discrimination indirecte une disposition, un critère ou une pratique neutre en apparence, mais susceptible d’entraîner, pour l’un des motifs mentionnés au premier alinéa, un désavantage particulier pour des personnes par rapport à d’autres personnes, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un but légitime et que les moyens pour réaliser ce but ne soient nécessaires et appropriés.

La discrimination inclut :

1° Tout agissement lié à l’un des motifs mentionnés au premier alinéa et tout agissement à connotation sexuelle, subis par une personne et ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement hostile, dégradant, humiliant ou offensant ;

 2° Le fait d’enjoindre à quiconque d’adopter un comportement prohibé par l’article 2. »

 Quel contrôle de la discrimination à l’intérieur de l’entreprise ? 

L’intérêt de l’arrêt rendu par la Cour de cassation vient du critère d’appréciation du contrôle de la discrimination à l’intérieur de l’entreprise.

En effet, pour la cour d’appel de Paris, cette discrimination n’était pas établie par Madame Y. parce que celle-ci ne démontrait pas une différence de traitement entre elle et les autres salariées :

« Madame Y… produit des attestations selon lesquelles sa supérieure hiérarchique s’adressait couramment à elle ou parlait d’elle comme ‘ la Libanaise ‘ et faisait référence à sa nationalité d’origine de manière irrespectueuse et estime avoir subi une discrimination en raison de son origine.

 La société Euro – A… estime que la salariée n’établit pas de différence de traitement entre elle et les autres salariés et produit un ensemble d’attestations contredisant les allégations de la salariée.

« Il résulte des attestations produites par Madame Y et en particulier celles de Monsieur C et de Madame D que Madame Z désignait parfois madame Y soit directement devant elle soit en son absence comme « la Libanaise ». La salariée ne démontre pas que ces propos pour inappropriés qu’ils soient, aient entraîné une discrimination c’est-à-dire une différence de traitement entre elle et les autres salariées. »

Pour la cour parisienne, la discrimination devait être appréciée en l’espèce entre les salariés de l’entreprise comme le soutenait l’employeur dans son argumentaire développé contre le jugement prud’homal déféré.

Par un raisonnement contraire, la chambre sociale de la Cour de cassation n’a pas suivi un tel raisonnement et considère que la discrimination doit être appréciée de manière objective sans pour autant nécessairement se référer aux salariés de l’entreprise :

« 8. En application de l’article L. 1134-1 du Code du travail, lorsque le salarié présente plusieurs éléments de fait constituant selon lui une discrimination directe ou indirecte, il appartient au juge d’apprécier si ces éléments pris dans leur ensemble laissent supposer l’existence d’une telle discrimination et, dans l’affirmative, il incombe à l’employeur de prouver que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.

 9.L’existence d’une discrimination n’implique pas nécessairement une comparaison avec la situation d’autres salariés.

 10.Pour rejeter la demande de dommages-intérêts au titre de la discrimination, l’arrêt retient qu’il résulte des attestations produites, en particulier celles de M. [P] et de Mme [W], que la supérieure hiérarchique de la salariée désignait parfois celle-ci, soit directement devant elle, soit en son absence, comme « la Libanaise », mais que la salariée ne démontre pas que ces propos, pour inappropriés qu’il soient, aient entraîné une discrimination, c’est-à-dire une différence de traitement entre elle et les autres salariées.

11.En statuant ainsi, par des motifs inopérants, alors qu’elle avait constaté que la salariée était désignée parfois, soit directement devant elle, soit en son absence, comme « la Libanaise », ce qui constituait un élément laissant supposer l’existence d’une discrimination en raison de l’origine de la salariée, la cour d’appel a violé les textes susvisés. »

Une solution transposable à l’âge, la religion, la santé 

En précisant de manière expresse et sans ambiguïté que l’établissement d’une discrimination au sein de l’entreprise ne doit pas se limiter à une comparaison des situations des salariés, la chambre sociale rappelle le prisme d’appréciation large en invitant le juge à apprécier cette discrimination au-delà de la simple sphère de l’entreprise et de ses salariés. Ce prisme n’est pourtant pas nouveau, la Cour de cassation ayant à plusieurs reprises et de manière constante que « l‘existence d’une discrimination n’implique pas nécessairement une comparaison avec la situation d’autres salariés » (Cour de cassation, civile, chambre sociale, 29 juin 2011, 10-14.067, Publié au bulletin ; Cour de cassation, civile, chambre sociale, 12 juin 2013, 12-14.153, Publié au bulletin ; Cour de cassation, civile, chambre sociale, 9 octobre 2019, 18-14.636). Cependant, les différentes décisions rendues jusqu’ici portaient essentiellement sur des discriminations syndicales.

L’intérêt de l’arrêt commenté du 20 septembre 2023 réside dans le fait qu’il aborde pour la première fois a priori une discrimination fondée sur l’origine d’un salarié à travers un surnom en rapport direct avec son origine.

Il est évident que le surnom donné à Madame Y. et utilisé pour l’identifier parmi les salariés de la société Euro-Tvs établissait une discrimination à son égard fondée sur l’origine de son pays de naissance, en l’espèce le Liban.

Désigner même occasionnellement un salarié par sa typologie ethnique ou ses origines constitue un élément évident laissant supposer l’existence d’une discrimination en raison de l’origine de la salariée. Ce serait le même cas pour toute personne qui serait désignée ou surnommée en raison de ses origines : « le Guyanais » « le béké » « le Martiniquais » « le juif » etc., ou toute autre désignation fondée sur ses origines.

Si dans la présente affaire soumise à la Cour suprême judiciaire, cette discrimination s’illustre par l’usage d’un surnom qui renvoie le salarié qui en est affublé à son appartenance à un pays donné, nous considérons cependant que la solution dégagée par la chambre sociale de la Cour de cassation dans son arrêt rendu le 20 septembre 2023 peut selon nous être transposée à d’autres formulations tout aussi discriminatoires en raison notamment de l’âge (« le vieux »), de l’appartenance à une religion (« le sikh ») ou encore de la santé (« le sidéen »).

La décision de la Cour de cassation est donc une invitation implicite des employeurs et également de tous les salariés à surveiller et à proscrire toute forme de discrimination au sein de l’entreprise, notamment par l’utilisation de jeux de mots ou de surnoms identitaires portant atteinte in fine à la dignité des salariés visés. Cela est d’autant plus important que ces mots débutent souvent sous la forme de la simple plaisanterie ou de la moquerie au sein des salariés pour se terminer in fine par la condamnation pour des faits et des comportements pour discrimination.

Il faut rappeler que toute discrimination fondée sur notamment l’origine d’une personne est prohibée par l’article 225-1 du Code pénal et punie d’une peine de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.

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