Salariés du privé, pouvez-vous faire grève et si oui comment ?

Publié le 31/01/2023

Le 19 janvier dernier l’appel à la grève de plusieurs syndicats contre le projet de réforme des retraites a mobilisé plus d’un million de personnes ! De nombreux secteurs ont été touchés dont notamment les transports, l’énergie, l’éducation nationale, les raffineries… Les syndicats ont donné rendez-vous ce mardi 31 janvier pour reconduire la grève. Cette mobilisation nationale massive aura des conséquences pour les salariés, grévistes ou non, mais aussi pour les entreprises. Que recouvre la notion de grève ? Sous quelles formes peut-elle s’exercer ? Quelles sont les limites à l’exercice de ce droit ? En temps de grève, quelles sont les obligations d’un employeur vis-à-vis de ses salariés, grévistes ou non ? Romain Miralles, expert en droit social chez SVP, fait le point sur toutes ces questions.

Actu-Juridique : Qui peut faire grève ?

Romain Miralles : Dans les entreprises privées, le droit de grève est ouvert à tous les salariés.

AJ : Quelles sont les conditions ?

Romain Miralles : C’est la jurisprudence et non la loi qui a défini la notion de grève. La grève est une cessation complète collective et concertée du travail par le personnel visant à appuyer des revendications professionnelles.

  • Une cessation concertée du travail visant à appuyer des revendications professionnelles. La grève doit résulter d’une intention commune des salariés pour appuyer leurs revendications professionnelles. Elle ne nécessite donc pas un appel d’une organisation syndicale lorsqu’il s’agit d’une grève portant sur des revendications internes à l’entreprise (Cass. soc., 19 févr. 1981, n° 79-41281). De même, les grèves purement politiques (par exemple la fin d’une guerre) ou purement solidaires (en appui de revendications professionnelles qui sont complètement étrangères aux grévistes visés) sont considérées comme des mouvements illicites.

  • Une cessation complète du travail. La grève doit nécessairement se manifester par un arrêt total de travail. En conséquence tout mouvement se traduisant par un ralentissement volontaire de la production ou du rythme de travail (« grève perlée ») ou par l’accomplissement du travail de manière exagérément consciencieuse de sorte que le service concerné s’en trouve paralysé (« grève du zèle ») n’est pas une grève licite. La grève du zèle est toutefois rarement sanctionnée du fait qu’il est difficile de considérer comme fautif le fait d’appliquer les consignes de l’entreprise à la lettre.

Dès lors que ces trois éléments sont réunis le mouvement social est licite et les grévistes bénéficient de la protection qui s’y rapporte.

AJ : Y a-t-il un régime particulier pour les fonctionnaires ?

Romain Miralles : Les fonctionnaires et le secteur du transport aérien de passagers sont soumis à des règles différentes notamment en matière de préavis de grève.

AJ : Quelles formes peut prendre la grève ?

Romain Miralles : Si la « grève perlée » et la « grève du zèle » sont interdites, en revanche les débrayages répétés, « les grèves tournantes » et les « grèves-bouchons » sont, en principe, licites dès lors qu’elles ne constituent pas un abus du droit de grève.

Les grèves tournantes sont caractérisées par des arrêts de travail successifs, de catégories professionnelles, de secteurs d’activité ou de services.

Les « grèves-bouchons » consistent en l’arrêt de travail d’un faible nombre d’ouvriers occupant une situation stratégique dans la chaîne de production.

La forme la plus classique étant un arrêt total du travail qui ne s’achèvera qu’à la sortie du mouvement et la reprise définitive du travail.

AJ : Y a-t-il des limites au droit de grève ?

Romain Miralles : Pour être légale, une grève doit répondre à la définition indiquée précédemment.

En outre, la jurisprudence est venue reconnaître la possibilité d’un abus dans l’exercice du droit de grève. Bien que l’abus puisse exister dans tout mouvement de grève, c’est dans les débrayages répétés, les « grèves tournantes » et grèves-bouchons » que l’on trouve le plus d’illustrations jurisprudentielles.

Les juges ont ainsi retenu le critère de la désorganisation de l’entreprise qui se distingue de la désorganisation de la production, conséquence logique d’un débrayage (Cass. soc., 18 janv. 1995, n° 91-10476). De ce fait, la reconnaissance d’un mouvement illicite pour désorganisation de l’entreprise est relativement rare.

Ainsi la jurisprudence n’a pas reconnu d’abus dans l’exercice du droit de grève :

  • dès lors qu’une grève a entraîné la perturbation du service et qu’aucune désorganisation de l’entreprise ne s’était manifestée, la société ayant pu réduire les tournées et informer sa clientèle du report de convoyage de fonds (Cass. soc., 16 oct. 2001, n° 99-18128) ;

  • lorsque des salariés avaient procédé à 45 arrêts successifs en moins de deux mois. En effet, les salariés grévistes avaient informé régulièrement l’employeur des arrêts de travail et avaient pris des précautions pour préserver les machines de production (Cass. soc., 7 avr. 1993, n° 91-16834) ;

  • Les salariés ne peuvent être privés du droit de grève au motif qu’ils occupent des postes-clés et que leur arrêt de travail risque d’entraîner une désorganisation importante de l’appareil de production. Ainsi, un employeur, prévenu la veille des modalités de la grève, touchant en l’espèce l’aciérie de l’entreprise et susceptible de compromettre gravement l’outil de travail et la coulée de métal, doit réorganiser ses services en conséquence (Cass. soc., 5 juin 1976, n° 75-40329).

La désorganisation de l’entreprise ne semble pas pouvoir être caractérisée dès lors que l’entreprise a la possibilité de prendre des mesures pour se réorganiser le temps de la grève, que la liberté du travail des salariés non-grévistes n’est pas entravée ou encore que la grève n’engendre pas de problème de sécurité.

En revanche, il a été jugé comme abusif :

  • la grève sous forme de mouvement orchestré de désorganisation de l’entreprise, caractérisé par des arrêts de travail brefs et fréquents, exécutés en relais par les différentes sections de l’équipe de laminage dans le but d’arrêter la production de l’atelier de laminage tout entier par l’arrêt de travail d’une seule catégorie professionnelle (Cass. soc., 16 juill. 1964, n° 63-40524).

  • en procédant, dans une entreprise de production de verre, à des débrayages inopinés et intermittents au lieu de cesser franchement le travail, les souffleurs dont le travail devait être continu ont paralysé la fabrication, les opérations de fusion ne pouvant être menées à leur terme. En organisant leurs arrêts de travail dans des conditions permettant à une minorité d’ouvriers d’empêcher toute production et au reste du personnel d’être payé sans rien faire, ces salariés ont exécuté leur contrat dans des conditions autres que celles convenues et commis un abus du droit de grève (Cass. soc., 11 juin 1981, n° 79-42013).

AJ : Une convention ou un accord collectif peut-il limiter le droit de grève ? L’employeur le peut-il ?

Romain Miralles : Une convention collective ne peut limiter ou réglementer l’exercice du droit de grève constitutionnellement reconnu (Cass. soc., 12 mars 1996, no 93-41670). De même il n’appartient pas à l’employeur de réglementer l’exercice du droit de grève par le truchement du règlement intérieur en imposant un délai de prévenance, sauf s’il est démontré que la sécurité générale de l’entreprise se trouverait compromise (CE, 27 juill. 2005, no 254600).

AJ : Y a-t-il un formalisme à respecter pour exercer son droit de grève ?

Romain Miralles : Il n’y a aucun formalisme spécifique. L’exercice normal du droit de grève n’est notamment soumis dans le secteur privé à aucun préavis (Cass. soc., 19 nov. 1996, n° 94-42631), sauf dans le secteur du transport aérien de passagers.

L’employeur doit seulement avoir connaissance des revendications professionnelles au moment de l’arrêt de travail (Cass. soc., 30 juin 2015, n° 14-11077).

Les salariés n’ont pas non plus à énoncer explicitement qu’ils sont en grève. Dès lors que les conditions de la grève sont réunies, l’employeur doit considérer les salariés comme grévistes (Cass. soc., 12 déc. 2000, n° 99-40265 à 99-40.270).

AJ : Existe-t-il une durée minimale ou maximale de grève ?

Romain Miralles : Il n’y a aucune durée minimale ou maximale à un mouvement de grève.

AJ : En temps de grève, quelles sont les obligations de l’employeur vis-à-vis de ses salariés, grévistes ou non ?

Romain Miralles : L’employeur n’a pas d’obligation particulière vis-à-vis des salariés grévistes car il s’agit d’une cause de suspension non rémunérée du contrat de travail. En revanche, il lui est interdit d’embaucher un salarié sous CDD ou de faire appel à un intérimaire pour remplacer un salarié gréviste et cela même partiellement. En cas de manquement à cette interdiction, l’employeur risquerait une amende de 3 750 € et, en cas de récidive, une amende de 7 500 € et un emprisonnement de 6 mois (C. trav., art. L. 1248-3 et C. trav., art. L. 1255-5).

En ce qui concerne les non-grévistes, l’employeur doit leur fournir du travail et les rémunérer à ce titre.

AJ : Les salariés d’une entreprise veulent participer à une grève nationale mais ne veulent pas perdre de rémunération. Avant la journée de mobilisation, ils demandent à leur employeur de poser un jour de congés payés ou de RTT. Est-ce possible ?

Romain Miralles : Oui, mais cela change la nature de l’absence. La prise d’un congé n’est pas une modalité d’exécution de la grève. Le salarié ne sera pas considéré comme gréviste, il sera en congés. En effet c’est la première cause de suspension du contrat de travail qui prime.

Ainsi, le régime juridique de la grève ne s’appliquera pas mais celui correspondant au motif de l’absence (jours de congés payés ou RTT). Il sera rémunéré en conséquence et l’employeur pourra notamment remplacer ce salarié par un contrat précaire (CDD, intérim).

AJ : Du fait du mouvement national, notamment dans les transports, un salarié arrive en retard à son travail. Son employeur doit-il le rémunérer ? Peut-il le sanctionner ?

Romain Miralles : Il n’y a aucune obligation de rémunérer le salarié pour le temps de travail non effectué. Au vu du contexte, L’employeur peut néanmoins le faire, dans une logique de gestion RH.

En ce qui concerne la sanction disciplinaire, le retard est bien une faute professionnelle mais selon la sanction choisie on pourrait s’interroger sur son caractère justifié et proportionné.

En outre, le salarié pourrait facilement déclarer que ce temps non effectué n’est pas un retard mais sa participation au mouvement social. Il serait donc gréviste et la sanction deviendrait illicite (C. trav., art. L. 1132-2).

AJ : Quelles sont les conséquences de l’exercice du droit de grève sur les salariés grévistes ?

Romain Miralles : La principale conséquence pour un salarié gréviste est la suspension de son contrat de travail. Une suspension qui entraîne l’absence de rémunération et d’acquisition de congés payés. Il doit néanmoins toujours respecter un certain nombre d’obligations comme la loyauté et la discrétion.

Néanmoins, si les salariés ont été contraints de faire grève pour faire respecter leurs droits essentiels, directement lésés par suite d’un manquement grave et délibéré de l’employeur à ses obligations (Cass. soc., 20 févr. 1991, n° 89-41148), alors l’employeur doit indemniser la perte de salaire.

AJ : Y a-t-il des conséquences sur les salariés non-grévistes ?

Romain Miralles : Les salariés non-grévistes doivent continuer de fournir leur prestation de travail. L’employeur peut réorganiser l’entreprise pour pallier l’absence des salariés grévistes en affectant les non-grévistes à d’autres tâches ou postes dans le respect, bien sûr, de leur qualification et de leur rémunération. L’employeur ne peut pas non plus accorder à ses salariés une prime supplémentaire au motif qu’ils n’ont pas participé à la grève.

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