Élise Fabing, avocate en droit du travail : « Chaque dossier est le dossier d’une vie »

Publié le 29/05/2024

Dans Ça commence avec la boule au ventre (éd. Les Arènes), l’avocate Élise Fabing raconte, de l’intérieur, les souffrances rencontrées par les femmes dans le monde du travail. L’égalité ? Une douce chimère au nombre de dossiers qu’Élise Fabing relate : discriminations à la grossesse, burn-out, harcèlement sexuel, âgisme, les carrières des femmes sont ponctuées de difficultés qui leur sont propres. Interview avec une avocate déterminée à faire du monde professionnel un lieu réel d’émancipation pour les salariées.

Actu-Juridique : Votre livre aborde les abus commis dans le monde du travail. Vous évoquez la colère et l’indignation que cela provoque en vous. Faut-il conserver cette capacité d’indignation intacte pour être une bonne avocate ?

Élise Fabing : Oh oui, je le pense ! On ne peut pas bien faire ce travail si on n’est pas un peu révoltée. J’espère que je resterai révoltée tout au long de ma carrière. Il n’y a rien de pire que d’être blasée, encore plus quand on fait mon travail. Ce livre porte sur ma façon d’exercer, ce qui n’est pas très confortable, mais je pense qu’il est important de montrer ce qu’est notre réalité à nous, avocats prosalariés : ce n’est pas neutre, nous sommes des auxiliaires de justice et nous avons un rôle très particulier dans la vie de nos clients, en l’occurrence, ici, de nos clientes, de surcroît quand elles sont en souffrance.

AJ : Pourquoi montrer l’envers du décor ? Y a-t-il encore des clichés, un imaginaire sur les avocats ?

Élise Fabing : Pour les clients, l’accès à l’avocat n’est pas encore évident pour tout le monde. Parmi mes clients, j’ai principalement des cadres supérieurs, qui ont relativement les moyens et ressentent moins ce frein envers l’avocat, mais je compte aussi des clients qui viennent me trouver et qui après la première rencontre, lâchent : « Finalement, ce n’était pas si terrible ! » Nous avons encore une image de notables inaccessibles et presque froids dans notre façon de défendre les gens. Il est important de montrer que cela ne constitue pas une épreuve terrible, et que nous sommes des gens « normaux ». Certains sortent le chéquier tout de suite, alors que je prends mon temps, avant de voir si oui ou non je peux faire quelque chose pour eux. L’accès au droit est un de mes combats, mais l’accès à l’avocat l’est tout autant.

AJ : Votre présence sur les RS vous donne une visibilité. Mais tout a été accéléré par les comptes Instagram @balancetonagency et @balancetastartup. En réalité existe-t-il des milieux exempts ou a contrario plus propices aux abus contre les femmes ?

Élise Fabing : N’importe quelle entreprise peut, à un moment donné, avoir un caillou dans sa chaussure, un individu malfaisant. Tout dépend de la façon de gérer le problème. Parmi mes clientes, je compte beaucoup de femmes qui travaillent dans des milieux très masculins, le conseil, la finance, qui ont des postes de Comex, parfois en étant les seules femmes, et qui ont des problématiques très spécifiques. Le milieu des startups sort un peu du scope de la justice sociale, car il s’agit de salariés avec peu d’ancienneté, avec beaucoup de turnover, donc il n’y a pas ou très peu de condamnations en cas d’abus. Dans ce milieu, se développe une culture de la performance, qui confine parfois à une ambiance sectaire, avec une figure de proue, presque un gourou. La vie tourne autour du travail et il règne le sentiment que tout le monde va devenir millionnaire, grâce à un contrat de BSPCE (Bons de Souscription de Parts de Créateur d’Entreprise), alors que ce type de contrat n’est bénéfique que pour le patron ! Ceux et celles qui rejoignent les startups font parfois un gros effort sur la rémunération fixe, mais se retrouvent virés comme des moins que rien juste avant une levée de fonds, car leurs actions vont prendre de la valeur. Dans toutes les entreprises où le personnel est très lié au professionnel, cela peut créer des situations de harcèlement très particulières, avec un double sentiment de trahison pour mes clients et clientes, qui se retrouvent privés de tout leur tissu social de ces quelques années très denses où ils n’ont fait que ça.

AJ : Place des femmes seniors, harcèlement sexuel, discriminations à la grossesse, à la parentalité, à toutes les étapes de leur vie et de leur carrière, les femmes subissent des dysfonctionnements et des discriminations proprement genrées…

Élise Fabing : Bien sûr. Personnellement, je n’ai jamais eu de dossier d’homme discriminé en raison de sa parentalité. De la même manière, je n’ai jamais eu de dossier, parmi le flot qui passe dans mes mains, d’homme harcelé sexuellement. Certes, les hommes peuvent subir une discrimination quand ils sont seniors, mais pour les femmes, cela implique encore une précarité supplémentaire : souvent elles ont fait des choix de vie personnels qui ont eu un impact sur leur carrière, elles se sont un peu sacrifiées sur l’autel du bien-être familial ou elles ont pu avoir un conjoint qui a le pouvoir économique, comme cela est fréquent dans notre société patriarcale. Je vois un grand nombre de clientes aux 4/5e pour s’occuper de leurs enfants le mercredi, mais je ne vois pas d’hommes. Et en réalité, elles font le même travail que si elles étaient à temps plein, mais en 4 jours ! Parfois, un divorce s’enchaîne avec une situation professionnelle compliquée, et des salariées se retrouvent dans des situations de grande précarité économique.

AJ : Parmi les dossiers que vous racontez, y en a-t-il un qui est plus emblématique que les autres ?

Élise Fabing : Un dossier emblématique ? Non, ils le sont tous en réalité, car ils correspondent chacun à la réalité d’une femme à un certain moment de sa carrière. C’est la raison pour laquelle je les ai choisis. Et des dossiers comme ça, j’en ai des tonnes, ceux du livre ne correspondent qu’à une minuscule partie de mon travail. J’ai encore énormément de discriminations à la grossesse. Je ne peux pas faire de statistiques, donc je ne suis pas en mesure de dire s’il y en a plus ou si davantage de femmes viennent me trouver car je suis facilement identifiable sur ces sujets, mais plus les années passent, plus j’ai de dossiers. Ce qui me rend triste, c’est que les entreprises ont plus peur du « risque réputationnel » que de la justice.

AJ : Est-ce une donnée propre à notre époque, où tout circule sur le net et les réseaux sociaux ? Vous parlez aussi d’un échec de la justice…

Élise Fabing : Cette donnée a changé la façon de travailler, évidemment. Depuis que je suis active sur les réseaux sociaux, je peux dire que j’ai plus de transactions. C’est clairement lié à mon exposition médiatique. Depuis le barème Macron en 2017, évidemment, il y a plus d’issues amiables. Maintenant, il existe plein de labels, Bcorp ou autre, et les entreprises essaient de soigner leur marque-employeur : cela pousse aussi à la négociation. Sans oublier le mouvement #Metoo de libération de la parole des femmes. Enfin, aujourd’hui, la presse s’intéresse à ces sujets-là. Avant, quand on parlait de justice, il fallait du pénal : les sujets de justice sociale étaient beaucoup trop quotidiens. Mais tant mieux car les chiffres de la souffrance au travail sont terrifiants. Par ailleurs, la procédure prud’homale s’est complexifiée, le barème Macron ne permet plus de réparer, en tout cas ne laisse plus le choix au juge du montant de la réparation pour les licenciements sans cause réelle et sérieuse (cela ne s’applique pas aux discriminations/harcèlement). L’ancienneté devient une donnée dans l’évaluation de l’appréciation du préjudice, ce que je trouve extrêmement injuste, et le délai pour contester un licenciement est passé de 2 à 1 an. En gros, tout est fait pour limiter les contentieux. Mais qui va payer ? Qui va assumer la responsabilité sociale des mauvais agissements des entreprises ? Quand aura-t-on des condamnations dissuasives des employeurs qui se comportent mal ?

AJ : Elles sont encore trop rares ? Est-ce que la loi est suffisamment claire, est-ce une question d’application des textes ? Que faudrait-il faire pour sortir de l’ « échec de la justice » que vous déplorez ?

Élise Fabing : Déjà la fin du barème Macron, ce serait une très bonne chose ! Pour vous donner une idée, la condamnation moyenne pour un harcèlement moral en 2019, c’est 7 100 euros, (chiffres Predictice). Ce n’est pas dissuasif ! Il y a donc un problème de quantum mais aussi de rapidité : je pense qu’il faudrait des procédures accélérées pour les salariés en poste. Il faut aussi augmenter les délais de recours car les salariés victimes de harcèlement mettent du temps à aller voir un avocat et à s’en remettre. En plus, comme il n’existe pas de mention obligatoire dans les lettres de licenciement des délais de recours, je suis face à des salariés qui se plantent, qui pensent avoir un an pour agir à partir de la sortie des effectifs, alors que c’est un an à partir de la notification du licenciement. Il faudrait des magistrats professionnels dans les formations de justice sociale. Plutôt qu’un départage qui dure 18 mois, à Paris, si l’on avait un juge professionnel dès le départ, cela gagnerait aussi du temps sur le délai de première instance. Enfin, il faut que l’entreprise assume le coût social d’un préjudice, financier et personnel, qui prendrait en compte le niveau de rémunération qui baisse et l’âge de la retraite qui augmente.

AJ : Une de vos difficultés, c’est le manque de preuves dans les dossiers de harcèlement sexuel, par exemple. Comment faites-vous pour bâtir des dossiers solides ?

Élise Fabing : Les enregistrements nous aident énormément, merci à la jurisprudence qui admet leur recevabilité au civil ! De façon générale, le mieux est de consulter un avocat le plus tôt possible pour susciter l’écrit, pour déclencher l’alerte quand il le faut. Le plus gros problème, c’est quand les salariés n’ont plus accès à leur boîte mail et qu’il n’y a plus moyen de récupérer la preuve. Dans certains cas, on ne peut plus rien faire pour eux. Avec mon premier livre Manuel contre le harcèlement au travail (éd. Hachette), je voulais partager tous mes « trucs » pour préparer un dossier et faire en sorte qu’un maximum de salariés puissent anticiper leur contentieux.

AJ : Peut-on dire que la souffrance des femmes est minorée ?

Élise Fabing : Très certainement. Dès que j’ai posté sur les réseaux la parution prochaine de mon livre, j’ai reçu de nombreux messages me disant : « J’ai hâte de le lire », « Je vais m’y reconnaître », de la part de femmes dont je n’imaginais pas du tout qu’elles puissent se sentir concernées ! Mais dans notre société, avoir un travail, et un travail pas mal, c’est encore vu comme un privilège. Alors on se comporte en Wonder Woman, pour gérer tous les aspects de notre vie, tout en se confortant aux exigences de la société. Comme si nos vécus privés de femmes n’avaient aucune incidence sur nos vies professionnelles. Mais c’est un mensonge auquel nous participons toutes, bien malgré nous.

AJ : Vous notez cependant quelques avancées, comme l’index de l’égalité, la loi Rixain… Récemment, des discussions sur le congé endométriose ont été menées dans le débat public.

Élise Fabing : Sur le congé endométriose, j’ai très peur que ça se retourne contre les femmes. D’ailleurs, le congé fausse couche a fait un gros flop, précisément parce que pour bénéficier de l’absence de carence, il faut révéler pourquoi on était absente… et donc déconfidentialiser l’information d’une grossesse. Ça n’a donc aucun intérêt, puisque les femmes ont justement peur de cela ! Personne ne va y avoir recours, je le crains. Je suis la première à conseiller à mes clientes de cacher leur grossesse si elles attendent une promotion ou un CDI. Je sais que certains employeurs se comportent bien, mais mon boulot est de prévenir le pire, donc dans ce cas, mon conseil c’est de porter la fameuse robe chasuble qui cache tout ! Ça me semble évident, mais certains nous accusent d’être paranoïaques. Effectivement, le travail a été un énorme outil d’émancipation des femmes, mais la lutte n’est pas finie ! Tous les chiffres prouvent qu’on n’est pas du tout arrivé à l’égalité. Pourtant tout se passe comme si nous en avions déjà assez. Je me refuse à accepter qu’à études égales, mon fils ait 30 % de chances de plus d’avoir un métier à responsabilité que ma fille.

AJ : Tout ce qui découle de ces abus reste invisible, comme la perte de la garde des enfants…

Élise Fabing : En effet, même lorsqu’il y a reconnaissance d’un préjudice, avec indemnisation, cela ne compense pas certaines pertes. Et même dans des cas moins graves, cela est vrai. Hier, je faisais signer une transaction. Ma cliente me disait qu’elle avait perdu toute confiance en elle, qu’elle avait encore du mal avec le rejet. Je lui ai rappelé que ce n’était pas elle le problème, mais un système qui, depuis longtemps, privilégie les hommes, vieux et blancs de préférence, aux femmes. Face à cela, notre capacité de résilience est énorme quand on est une femme.

AJ : Cette capacité devrait être valorisée en entreprise au lieu de porter préjudice aux femmes !

Élise Fabing : J’en suis convaincue. Depuis que je suis mère, je fais mon travail fois trois plus rapidement, je suis beaucoup plus efficace. Mais les entreprises ne sont pas encore prêtes.

AJ : En quoi l’état psychologique de vos clients et clientes joue-t-il dans votre quotidien ?

Élise Fabing : On fait un métier très dur. Dans mon cabinet, on a tous un suivi psy. J’ai commencé dans ma carrière à me faire superviser il y a trois ans et j’en tire d’énormes bénéfices. J’ai donc proposé cette pratique au cabinet (Alkemist) et tout le monde en est très content. Cela nous aide grandement à gérer des clients en dépression sévère. Nous ne sommes pas formés à cela quand on est avocat : comment gérer, communiquer avec des clients en dépression sévère, qui ont tenté de se suicider ? Nous emmagasinons beaucoup de souffrance. Notre rôle est d’être là en soutien, nous sommes presque des aidants et cela dépasse nos pures compétences juridiques. Mais chaque dossier qui arrive, c’est le dossier d’une vie. On se doit d’être exemplaire, irréprochable, car c’est souvent la seule fois où nos clients seront confrontés à la justice. On fait en sorte de les laisser dans l’incertitude le moins longtemps possible.

Par ailleurs, la stratégie juridique dépend aussi de l’état psychologique du client. Parfois on demande moins mais de façon plus rapide, surtout pour quelqu’un en grande souffrance. Il nous arrive d’organiser un rendez-vous avec le médecin traitant ou le psychiatre pour que le médecin sache où on en est dans la procédure et qu’il nous donne aussi son avis. Ce qui est beau, c’est que nous sommes aux premières loges pour examiner la formidable capacité de résilience de nos clients. Je me souviens de l’une d’entre elles : au moment de signer sa transaction, je ne l’ai pas reconnue, physiquement ! Elle avait tellement changé, elle avait dormi, elle se sentait mieux, elle avait des projets et se projetait.

Et puis, la souffrance de ces femmes, on la connaît : le syndrome de l’imposteur, le manque de légitimité, sont des maladies dont les femmes sont souvent atteintes. Il y a un jeu de miroirs avec mes clientes.

AJ : Vous dites qu’il est nécessaire de former davantage d’avocats prosalariés. Vous n’êtes pas assez nombreux ?

Élise Fabing : Les salariés sont parfois mal défendus. Je récupère des dossiers où il manque la moitié des demandes, les délais de prescription sont dépassés. En face de nous, il y a des employeurs avec des avocats souvent très techniques, un vrai souci d’inégalité des armes se dessine. D’où la nécessité de former des avocats prosalariés, eux aussi très techniques. Petit à petit, je suis en train d’y arriver, avec la fine fleur des avocats. Mon futur associé exerçait dans un grand cabinet côté employeur, une autre de mes collaboratrices également. Nous avons désormais d’excellents éléments qui postulent chez nous, alors qu’avant, c’était moins le cas et plus dur de trouver des pointures. J’encourage les jeunes avocats à faire ce métier très beau de défense des salariés, extrêmement riche et intense. C’est une discipline profondément satisfaisante et qui permet d’être aligné avec ses valeurs.

AJ : Comment vos clientes vivent-elles ce moment ?

Élise Fabing : Celles qui ont souvent signé des clauses de confidentialité, ce qui n’est pas satisfaisant pour la reconstruction, sont tellement heureuses que je raconte leur histoire. Ce projet, c’est aussi le leur. Par ailleurs, j’en ai assez d’entendre que la cause des femmes est dépassée. Non, dans tout milieu, et parcours, on est constamment renvoyée à notre sexe. Au départ, je voulais d’ailleurs titrer le livre : « Les combattantes ». C’est vrai, nous sommes des combattantes. Pour faire nos places, nous avons dû trimer, il existe toujours ce plafond de verre et tant d’autres discriminations. J’espère aussi qu’en lisant le parcours d’autres combattantes, les femmes salariées en souffrance se sentiront moins seules.

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