Le procès du harcèlement institutionnel à France Télécom porté à l’écran

Publié le 03/06/2024

« Par la fenêtre ou par la porte » : c’est ainsi qu’il fallait, selon le PDG de France Télécom, Didier Lombard, que les cadres atteignent l’objectif de 22 000 départs d’agents entre 2006 et 2008. Et ce, sans pouvoir licencier. Par la fenêtre ou par la porte, c’est également le titre du documentaire, sorti en novembre 2023, à l’occasion du procès en appel de ce même PDG, accusé par les familles et les syndicats d’être responsables de 19 suicides, 12 tentatives de suicides et huit arrêts de travail pour dépression nerveuse. Réalisé par un cinéaste et des syndicalistes, le film raconte la manière dont un phénomène social – les suicides au travail – a été transformé en une question de droit, celle du harcèlement institutionnel. Actu-Juridique a rencontré Patrick Ackermann, délégué syndical Sud de France Télécom et co-réalisateur de ce documentaire.

Actu-Juridique : Comment l’idée de faire ce film est-elle née ?

Patrick Ackermann : Depuis le début de cette histoire, notre stratégie, en tant que syndicalistes, a été d’attirer le soutien de l’opinion pour peser sur France Télécom. Nous avons porté plainte contre l’entreprise et ses dirigeants en 2009, avec l’idée de faire de ce procès un procès politique. L’information du public est donc une question centrale. En 2019, en première instance, nous avons proposé à des écrivains, des sociologues, des journalistes renommés de chroniquer les audiences. Ces chroniques ont été réunies sur un site, puis dans un livre, La raison du plus fort. Pour l’appel du procès, en septembre 2022, il fallait taper plus fort, grâce aux images. Nous disposions déjà de vidéos réalisées au moment des premières audiences. Et nous avons croisé la route du réalisateur, Jean-Pierre Bloc. J’ai rédigé une trame chronologique, on y a inséré les analyses des chroniqueurs, des archives. Jean-Pierre Bloc a assemblé tout ça, en réalisant un film qui va au-delà de nos espérances. Nous avons aussi dû trouver un producteur, Canal Marche, des financements — on a décroché une subvention du CNC et récolté plus de 30 000 euros grâce à une cagnotte. Nous n’avons pas réussi à trouver un diffuseur, mais on fait tourner le film partout où l’on peut. On en est à une centaine de projections dans des cinémas, avec des débats… c’est une bonne surprise !

AJ : Considérez-vous le jugement de cet appel, qui réduit les peines des dirigeants par rapport au premier procès en supprimant notamment les condamnations à du ferme, comme une victoire, ou un échec ?

Patrick Ackermann : À mes yeux, ce jugement est une victoire. D’abord parce que le procès a eu lieu, et que cela n’était pas du tout une certitude. Notre affaire aurait très bien pu être classée sans suite par le procureur. Il y a eu une instruction de quatre ans, avec une enquête formidable, des perquisitions parfois spectaculaires, cela a débouché sur l’ouverture d’un procès avec un dossier « maous » et la possibilité de déboucher sur une victoire judiciaire. En première instance, les dirigeants ont été condamnés à 4 mois ferme, c’était la première fois que des patrons du CAC 40 étaient condamnés à ce niveau. Mais pour les familles, le procès a parfois eu un goût amer. Certaines d’entre elles avaient porté plainte de leur côté pour homicide involontaire, elles espéraient de fortes peines, et visaient parfois des cadres locaux, plutôt que l’entreprise tout entière. Les avocats nous ont expliqué combien il était difficile de démontrer la culpabilité d’un cadre local. Notre affaire a eu pour effet de regrouper tous les dossiers, en retenant seulement la qualification de harcèlement institutionnel. Certaines familles estiment qu’on a volé leur procès, car elles ne sont pas indemnisées à la hauteur de ce qu’elles espéraient. Pour un père mort, c’est 40 000 euros, pour un frère ou une sœur, 30 000. Ce n’est pas cher payé, vu la souffrance. Mais malgré cette amertume, les parties civiles reconnaissent l’importance d’un procès et de condamnations. Pour les juristes, c’est une victoire, pour les familles et les syndicalistes, c’est une demi-victoire…

AJ : Le récit de l’histoire de la privatisation de France Télécom par les syndicalistes donne le sentiment d’un rouleau compresseur face auquel vous n’avez rien pu faire… N’est-ce pas, en creux, le récit d’une défaite du syndicalisme ?

Patrick Ackermann : Il faut se remettre dans le contexte : dans les années 1980, les Télécom de toute l’Europe sont privatisées, avec des tas de licenciements partout. C’est accueilli par la société comme quelque chose de moderne. Dans ce paysage, on fait figure de derniers des mohicans. On est parvenus à résister encore 30 ans, et ce n’est pas rien. Dès 1974, il y a de grandes grèves, sous Giscard, contre la privatisation, puis encore en 1987, sous Édouard Balladur. En 1996, le capital de France Télécom est ouvert. Une fois la privatisation enclenchée, le mouvement syndical s’effondre. D’abord, entre 1996 et 2006, il y a 40 000 départs sur les 150 000 fonctionnaires que compte l’entreprise, avec des retraites anticipées, à 55 ans, et avec 70 % de leur salaire. Parmi eux, beaucoup de syndicalistes. C’est une vraie perte d’expertise et de militants. Ça nous désorganise. Et d’un seul coup, alors que nous avions une tradition de dialogue avec notre direction, on nous met une direction de choc, qui veut briser France Télécom pour arriver à Orange en imposant des valeurs très commerciales. En 2006, le mouvement syndical est en grande difficulté…

AJ : Quand, en tant que syndicaliste, avez-vous pris conscience de la multiplication des suicides ?

Patrick Ackermann : Cela a commencé bien avant la période incriminée, entre 2007 et 2009. Dès 2000, je me souviens de la mise en place de mobilités forcées. Un collègue syndicaliste handicapé avait été muté de Seine-Saint-Denis à Paris. Il s’est donné la mort peu après. À l’époque, nous nous demandions ce qui s’était passé, mais ni la famille, ni nous, n’avons rien fait. J’étais persuadé que ça avait un rapport avec le travail, mais je n’avais pas la réponse, pas la manière d’interpeller la direction. Nous nous disions que c’étaient des personnes fragiles par ailleurs. Après, la santé mentale du collectif s’est peu à peu dégradée. Des dizaines gens étaient classés en inaptitude pour dépression. Certains médecins du travail démissionnaient devant le carnage.

Face à cela, nous, syndicalistes, continuions d’appeler à la grève, avec de moins en moins de succès. Nous avions vraiment un grand sentiment d’impuissance. Lier les suicides au travail était loin d’être évident, il fallait se battre en demandant, à chaque passage à l’acte, des enquêtes des CHSCT, de l’inspection du travail, de la CRAMIF. Nous avons réuni beaucoup de parties civiles à partir de ces enquêtes. Mais parfois, nous nous heurtions aux souhaits des familles, qui refusaient les enquêtes, soit parce qu’elles avaient honte, qu’elles étaient ravagées ou sidérées par le décès d’un proche, soit parce que l’entreprise leur promettait une somme importante d’argent pour les indemniser, à condition qu’elles gardent le silence.

AJ : Mais, en 2007, vous finissez par réagir en mettant en place un observatoire des suicides…

Patrick Ackermann : Le mouvement syndical constatait que cela allait mal, mais nous n’arrivions pas à mettre des mots dessus. C’était effrayant, ça ne pouvait pas continuer comme ça. Alors nous avons fait la proposition de cet observatoire à toutes les forces syndicales. Seule la CGC y a répondu : c’était le syndicat des cadres qui venaient du privé, et ils étaient très sensibilisés à la question du harcèlement. Nous n’étions pas raccord sur tout : eux avaient proposé un numéro vert, nous, on trouvait ça glauque et on préférait appeler à la grève… mais ça ne prenait pas. Nous nous sommes mis d’accord pour créer cet « observatoire du stress et des mobilités forcées ». C’est de cet outil que sont parties les premières enquêtes de sociologues, d’experts, qui ont constaté qu’il y avait une situation chaotique qui alimentait une dépression collective. En Île-de-France, un quart des travailleurs de la boîte étaient en grave difficulté psychologique. Cette alliance surprenante entre le syndicat Sud et la CGC a eu un fort retentissement médiatique. En 2008, nous avons organisé des assises auxquelles 400 délégués du personnel ont participé. Nous avons fait un site, des sondages, des enquêtes, des conférences de presse, nous avons tenu une liste qui dénombrait les suicides, nous donnions à la presse des éléments pour mettre au jour la crise de France Télécom.

AJ : Dans le film, on voit que l’avocat Jean-Paul Teissonière a des réticences à porter les questions de conflit du travail sur le terrain de la santé mentale, à psychologiser les questions d’exploitation…

Patrick Ackermann : Il y a deux façons de prendre le problème de ce qu’on appelle désormais les « risques psychosociaux ». On pouvait considérer qu’ils sont liés à l’évolution naturelle du travail, des technologies, que ces anciens fonctionnaires n’étaient pas à l’aise dans ce nouveau monde et donc que ces risques psychosociaux étaient dans l’ordre des choses. Mais l’observatoire du stress nous a permis de rencontrer la sociologue Danièle Linhart, qui nous a parlé du « management par le stress ». Ce sont des techniques de management brutales destinées à déposséder les salariés de leur autonomie, de leur capacité d’initiative, en les mettant en concurrence entre eux, en les isolant, en cassant leurs collectifs de travail. Au début, nous trouvions son discours un peu lunaire, et en définitive il nous a permis de comprendre la logique poursuivie par la direction. Car dès 1996, Michel Bon était arrivé à la tête de France Télécom, et à partir de là, il y a eu des restructurations à tout bout de champ. Nous ne comprenions pas la logique de ces restructurations. Danièle Linhart nous a permis de comprendre que la déstabilisation de tout le groupe par ces déménagements incessants avait pour but de reconstruire un ordre nouveau, basé sur la concurrence entre les salariés, les primes individualisées, des cadres qui étaient entièrement soumis à la direction, sans autonomie de pensée. Pour nous, qui venions de la fonction publique, c’était une découverte. Et, en tant que syndicat, nous n’avions pas de moyen d’agir là-dessus, ce n’était pas un point de négociation : l’organisation de l’entreprise était une prérogative de la direction, point.

AJ : Mais vous avez été en première ligne pour en faire un sujet de droit…

Patrick Ackermann : On ne trouvait pas de solution aux problèmes qui se posaient avec les médiations traditionnelles : la négociation, les grèves, etc. Ce qu’on pouvait faire, c’était déclencher des enquêtes au niveau des CHSCT à chaque nouveau suicide ou tentative. Et on déposait plainte contre l’entreprise devant la justice. Peu à peu, les tribunaux ont basculé, et ont accepté d’ouvrir des enquêtes. Une soixantaine d’enquêtes ont été ouvertes contre la direction, et elles ont servi de base au dossier juridique.

Au niveau des comités d’entreprise, nous contestions les réorganisations, mais le fait d’avoir des salariés qui relevaient à la fois du régime privé et du régime public rendait la chose ardue, car il fallait, pour que le CE soit consulté au moment d’une réorganisation, que l’établissement compte plus de 10 salariés de droit privé. La contestation des réorganisations devant le droit administratif avait toujours fini en échec.

Au bout d’un moment, nous sommes allés voir Sylvie Catala, l’inspectrice du travail chargée du siège de France Télécom, dans le XVe arrondissement. Et c’est elle qui nous a conseillé d’aller au pénal, pour mise en danger de la vie d’autrui. Alors que jusque-là, les avocats qu’on était allés voir nous avaient dit qu’on ne gagnerait jamais ! On a donc commencé à monter un dossier national pour établir le malaise dans l’entreprise, en pointant le management toxique, on a monté un dossier sur la base de ceux des CHSCT. Ensuite, nous avons été bien aidés par le fait qu’en novembre 2009, un syndicat d’une petite entreprise avait gagné en justice sur la base du « harcèlement moral institutionnel », qui avait fait jurisprudence. C’est sur la base de cette victoire qu’a travaillé Sylvie Catala.

AJ : Et c’est donc elle qui finit par convaincre vos avocats de la pertinence de cet angle d’attaque…

Patrick Ackermann : Oui, Jean-Pierre Teissonnière a pris conscience que cette histoire de harcèlement moral institutionnel permettait de faire un procès politique global de ces nouvelles méthodes de management. Si on gagnait, 120 000 personnes pourraient prétendre à une indemnisation du fait de leur exposition entre 2007 et 2009. Avec Sud, nous avons déposé plainte en décembre 2009, et elle a été acceptée en mars 2010. Nous avons transmis à la justice la liste des suicides. Un pôle police/gendarmerie a été mis en place pour faire les enquêtes, les interrogatoires. On a tenté de contribuer à l’enquête, mais on en était un peu dépossédés, à partir de là. Il y a eu un moment mémorable, quand le policier auprès duquel j’avais porté plainte m’a téléphoné en me disant : « M. Ackerman, on fait une perquisition nationale demain, on va où ? ». Ce n’était pas une petite enquête, ils sont allés chez les dirigeants, ont vidé leurs ordinateurs.

AJ : Stéphane Richard, le patron de France Télécom, après le scandale, est interviewé dans votre film… Étonnant, non ?

Patrick Ackermann : Oui… On avait quasiment terminé les tournages, mais j’ai fait part aux camarades de mon sentiment : il manquait quelque chose, il manquait un angle de vue dissonant. Il y a eu quelques résistances en interne sur cette idée, mais on a fini par convaincre. Stéphane Richard venait de se faire éjecter de l’entreprise comme un malpropre, parce que cité en justice dans l’affaire Tapie. Il désapprouvait la gestion de ses prédécesseurs, et a d’une certaine manière apaisé le climat social en arrivant, bien qu’il ait continué les suppressions d’emploi et la distribution de dividendes aux investisseurs. On a également réussi à faire témoigner Jean Auroux, l’ancien ministre de Mitterrand, qui était ravi et nous a reçus pendant deux heures.

AJ : Et est-ce que ce procès a servi d’exemple pour des salariés dans les mêmes situations que vous ?

Patrick Ackermann : Oui, notamment un camarade de la CGT d’Aéroport de Paris, qui nous a assuré avoir gagné pas mal de choses pour les salariés – des reconnaissances de maladie par exemple – en brandissant la menace d’un procès pour harcèlement institutionnel. Une centaine de salariés sont venus voir le film, d’ailleurs, lors d’une projection près de Roissy. Après, pour que ce procès soit plus qu’une victoire en demi-teinte et qu’il passe l’envie aux dirigeants de mettre en place ce type de management, il aurait fallu que les peines prononcées soient vraiment dissuasives. En comparaison du harcèlement dans un couple ou en milieu scolaire, les peines pour harcèlement au travail sont vraiment moins sévères. On est d’ailleurs en train de trouver des appuis parlementaires pour faire avancer l’idée de durcir les peines encourues pour du harcèlement au travail. Nous travaillons par exemple avec la députée Sophie Taillé-Pollian, qui nous suit depuis le premier procès. On a projeté le film à l’Assemblée nationale, mais les députés s’intéressent peu aux questions sociales. Alors qu’on voit bien que depuis les ordonnances Macron, les problèmes se multiplient – il faut regarder par exemple la série du Monde sur les morts au travail. Mais les parlementaires s’en saisissent peu.

AJ : D’ailleurs, aujourd’hui, constituer un tel dossier serait-il encore possible ?

Patrick Ackermann : Les ordonnances Macron ont supprimé les CHSCT, et les ont transformés en simples commissions au sein des CSE, qui ont des champs beaucoup plus larges. Tous les syndicats, y compris la CFDT, tirent de cette réforme un bilan très négatif. 200 000 représentants du personnel ont disparu. Il n’y a plus de débat, au sein des entreprises, sur les conditions de travail. Les CSE ne prennent pas le temps de les examiner, et on observe une vraie perte de compétences en la matière. Avec le développement de la sous-traitance, des auto-entrepreneurs, le nombre de travailleurs exposés à des risques et non protégés est de plus en plus important. Le fait que la France soit montrée du doigt par l’Europe, quant au nombre de morts au travail, représente une petite ouverture pour améliorer les choses, mais le climat social est mauvais.

AJ : Cette bataille juridique contre les suicides à France Télécom a-t-elle modifié votre manière de voir les choses ?

Patrick Ackermann : Il faut que l’on rediscute de ce qu’on produit, comment, pour qui, pour quoi… Qu’on remette au goût du jour les questions de déontologie de la production. Il y a une crise du sens du travail, car non seulement il n’apporte plus assez d’argent pour vivre, il n’en finit pas, mais en plus, au niveau moral, il peut être nocif. Le syndicalisme doit être capable d’embrasser l’ensemble de ces questions. Par exemple, que les syndicats des Télécom prennent à bras-le-corps la question écologique : aujourd’hui, l’industrie des télécom est un gouffre énergétique. Les centres d’appels aliènent les gens qui y travaillent, les robotisent. Dans l’opinion, les télécommunications ont perdu leur réputation de fiabilité, d’utilité sociale et citoyenne, c’est devenu une simple machine à fric, et chère, en plus. Les conditions de travail ont empiré. Alors que France Télécom devrait être un bien public, comme l’eau. La politique doit réinterroger le travail, en faire un vecteur de bien-être social pour les salariés et les consommateurs. Et je trouve qu’il y a trop peu de débats centralisés sur ces questions.

AJ : Est-ce que le film est une occasion pour mettre cette question à l’agenda politique ?

Patrick Ackermann : Moi, je suis très content des projections, on en est à une centaine en France, on fait salle pleine, etc. Mais il faut bien avouer que la tonalité est défaitiste : il y a peu de jeunes dans les salles, les gens se questionnent sur leur difficulté à reconstruire un outil de lutte efficace, et ce n’est pas la justice qui va nous permettre d’arriver à cela. Elle permet de petites victoires symboliques – des mouvements écologistes ont obtenu la condamnation de l’État sur le climat, par exemple, ou alors lorsque des camarades ont porté plainte après la mort d’un salarié au centre Chronopost du Val-de-Marne, et qu’ils ont fait condamner la boîte pour manque de vigilance. Les dirigeants des entreprises ne risquent pas grand-chose, mais ça écorne leur image, ça permet de montrer la perversité du système. Matthieu Lépine, professeur d’histoire géographie, a réussi à remettre la question des morts au travail au cœur de l’attention médiatique, et c’est une très bonne chose. Mais la question qui se pose, c’est pourquoi est-ce que les syndicats ne sont pas à l’origine de telles initiatives.

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