L’exigence du délai raisonnable ne permet pas d’écarter les dispositions d’ordre public déterminant la compétence territoriale des juridictions prud’homales
Aux termes de l’article R. 1412-1 du Code du travail, l’employeur et le salarié portent les différends et litiges devant le conseil de prud’hommes territorialement compétent. Ce conseil est soit celui dans le ressort duquel est situé l’établissement où est accompli le travail, soit, lorsque le travail est accompli à domicile ou en dehors de toute entreprise ou établissement, celui dans le ressort duquel est situé le domicile du salarié. Le salarié peut également saisir le conseil de prud’hommes du lieu où l’engagement a été contracté ou celui du lieu où l’employeur est établi. Cette compétence est exclusive et d’ordre public. Il en résulte que les parties ne peuvent écarter les règles de compétence territoriale des juridictions prud’homales au motif que la surcharge alléguée de la juridiction au moment de sa saisine les priverait de la possibilité d’obtenir une décision dans un délai raisonnable.
Cass. 2e civ., 3 oct. 2024, no 22-14.853
Juger prend du temps, tout son temps ? Il est incontestable que, par nature, juger prend du temps. Ce temps est d’autant plus accepté qu’il semble inhérent à une justice de qualité. Mais le temps de la justice n’est pas le temps des citoyens. En effet, face à la longueur excessive des procédures1, les justiciables peuvent avoir le sentiment que l’institution judiciaire prend tout son temps, autrement dit, qu’elle n’est pas préoccupée par le traitement rapide des affaires dont elle est saisie. Ainsi, un salarié comprendra difficilement qu’il faille attendre plusieurs années pour voir aboutir une procédure de licenciement abusif ou encore de salaires impayés. Confrontés à l’encombrement des conseils de prud’hommes, les justiciables sont souvent tentés de contourner les règles de compétence territoriale des juridictions. En l’espèce, une personne est embauchée, en qualité d’ingénieur des systèmes, par une société dont le siège social est situé à Courbevoie. La relation contractuelle s’étant dégradée, l’employeur lui notifie son licenciement pour faute simple. La salariée saisit le conseil de prud’hommes de Versailles de diverses demandes relatives à la rupture de son contrat de travail. Celui-ci se déclare incompétent au profit du conseil de prud’hommes de Nanterre. Elle interjette appel du jugement devant la cour d’appel de Versailles qui confirme la décision rendue en première instance. C’est ainsi que la salariée se pourvoit en cassation. En soutien à sa demande, elle invoque un moyen unique de cassation subdivisé en trois branches.
Tout d’abord, la requérante estime que constitue un déni de justice le fait de rendre un jugement dans un délai anormalement long. En effet, selon elle, le respect du délai raisonnable de jugement doit être apprécié au stade de la saisine de la juridiction normalement compétente, lorsque la surcharge avérée de celle-ci permet de déterminer ab initio et précisément le délai de jugement prévisible. Elle reproche alors à la cour d’appel d’avoir violé, par refus d’application, l’article 6, paragraphe 1, de la Conv. EDH en décidant que l’exigence du délai raisonnable des jugements ne permet pas d’écarter les dispositions d’ordre public du Code du travail fixant les règles de compétence territoriale des juridictions prud’homales. Ensuite, il est reproché à l’arrêt d’appel de n’avoir pas respecté la jurisprudence de la CEDH – qui s’impose aux pays membres – selon laquelle les conflits du travail doivent être résolus avec une célérité particulière. Enfin, la requérante fait grief à la cour d’appel d’avoir écarté l’application de l’article 6, paragraphe 1, de la Conv. EDH alors que plusieurs dizaines de dossiers du conseil de prud’hommes de Nanterre avaient été déportés dans les autres conseils de prud’hommes du ressort de la cour de Versailles afin de rétablir une bonne administration de la justice. Comme on peut le constater, le moyen de cassation tend globalement à (ré)affirmer la primauté de la Conv. EDH sur le droit processuel interne, et partant, le droit pour les parties au procès, lorsque la juridiction compétente est susceptible de rendre sa décision dans un délai anormalement long, de saisir une juridiction territorialement incompétente.
Le problème et la réponse de la Cour de cassation. La Cour de cassation doit répondre à la question de savoir si les parties peuvent écarter les règles de compétence territoriale des juridictions prud’homales au motif que la saisine de la juridiction normalement compétente entraînerait l’impossibilité d’obtenir une décision dans un délai raisonnable. Elle répond par la négative et rejette le pourvoi. Pour parvenir à cette solution, la haute juridiction rappelle tout d’abord l’exigence de délai raisonnable consacrée par l’article 6, paragraphe 1, de la Conv. EDH. Elle précise ensuite que l’article R. 1412-1 du Code du travail, qui détermine limitativement les conseils de prud’hommes territorialement compétents pour statuer sur les litiges opposant l’employeur et le salarié, prévoit une compétence exclusive et d’ordre public. Il résulte, ajoute-t-elle, de la combinaison de ces deux textes que « les parties ne peuvent écarter les règles de compétence territoriale des juridictions prud’homales au motif que la surcharge alléguée de la juridiction au moment de sa saisine les priverait de la possibilité d’obtenir une décision dans un délai raisonnable ». La Cour approuve enfin la cour d’appel qui a constaté, d’une part, que la salariée avait contracté son engagement et exécuté ses fonctions exclusivement au siège de l’entreprise situé à Courbevoie, qui dépend du conseil de prud’hommes de Nanterre, et a retenu, d’autre part, que les dispositions de l’article 6, paragraphe 1, de la Conv. EDH, ne permettent pas d’écarter les dispositions d’ordre public fixant les règles de compétence territoriale des juridictions prud’homales.
Organisation du propos. L’arrêt commenté est d’un intérêt théorique et pratique indéniable. Sur le plan théorique, il permet une meilleure connaissance des règles de compétence territoriale des juridictions. Sur le plan pratique, l’arrêt pose la problématique de l’engorgement des juridictions prud’homales et amène à rechercher des solutions. Plus substantiellement, la solution dégagée par l’arrêt repose sur deux postulats qui retiendront particulièrement l’attention. D’une part, les règles de compétence des juridictions prud’homales sont d’ordre public (I), de sorte qu’elles ne peuvent être remises en cause par la volonté des parties au procès. D’autre part, l’exigence du délai raisonnable de jugement prévue par l’article 6, paragraphe 1, de la Conv. EDH ne permet pas d’écarter les règles d’ordre public fixant les règles de compétence territoriale des juridictions prud’homales (II).
I – Le caractère d’ordre public des règles de compétence territoriale des juridictions prud’homales
Présentation des règles de compétence territoriale. Dans l’arrêt commenté, la Cour de cassation précise que les règles de compétence territoriale des conseils de prud’hommes découlant de l’article R. 1412-1 du Code du travail sont d’ordre public. Il ressort de l’alinéa premier de cet article que l’employeur et le salarié portent les différends et litiges devant le conseil de prud’hommes territorialement compétent. L’alinéa 2 dispose que ce conseil est « 1° Soit celui dans le ressort duquel est situé l’établissement où est accompli le travail ; 2° Soit, lorsque le travail est accompli à domicile ou en dehors de toute entreprise ou établissement, celui dans le ressort duquel est situé le domicile du salarié ». L’alinéa 3 du même article prévoit, quant à lui, que le salarié peut également saisir les conseils de prud’hommes du lieu où l’engagement a été contracté ou celui du lieu où l’employeur est établi. Comme on peut le constater, l’article R. 1412-1 du Code du travail instituent des règles dérogatoires à celle prévue par l’article 42 du Code de procédure civile selon laquelle la juridiction territorialement compétente est en principe celle du lieu où demeure le défendeur.
Les règles de compétence établies par cet article méritent d’être explicitées. Ainsi, selon que le travail du salarié est accompli au sein ou en dehors de tout établissement, l’employeur doit respectivement saisir le conseil de prud’hommes dans le ressort duquel est situé l’établissement d’accomplissement du travail ou celui dans le ressort duquel est situé le domicile du salarié. Le salarié, quant à lui, bénéficie d’une protection particulière, étant donné qu’il peut choisir, entre plusieurs juridictions territorialement compétentes, celle devant laquelle il introduira sa demande. Ainsi peut-il, selon les cas, saisir le conseil de prud’hommes dans le ressort duquel est situé l’établissement où est accompli le travail ou celui de son domicile. Le salarié peut dans tous les cas engager une action devant le conseil de prud’hommes du lieu où l’engagement a été contracté ou celui du lieu où l’employeur est établi.
Toutefois, cette protection du salarié n’a réellement d’intérêt que lorsqu’elle lui permet de choisir entre plusieurs conseils de prud’hommes territorialement compétents. En effet, il peut arriver que l’application des différents critères de compétence de l’article R. 1412-1 du Code du travail désigne une seule et même juridiction. Tel est notamment le cas dans l’affaire qui nous occupe, car seul le conseil de prud’hommes de Nanterre était compétent pour connaître des réclamations de la salariée, en tant que juridiction dans le ressort duquel est situé l’établissement où est accompli le travail, juridiction du lieu où l’engagement a été contracté et juridiction du lieu où l’employeur est établi. C’est donc en toute logique que la Cour de cassation a approuvé les juges du fond en ce qu’ils ont « constaté que la salariée avait exécuté ses fonctions exclusivement au siège de l’entreprise situé à Courbevoie, qui dépend du conseil de prud’hommes de Nanterre, l’engagement ayant de surcroît été contracté à ce même endroit ». La conséquence du caractère d’ordre public des règles de compétence territoriale des juridictions prud’homales est que les parties ne peuvent y déroger.
L’interdiction de saisir une juridiction territorialement incompétente. Dans l’affaire qui nous occupe, la requérante a voulu contourner les règles de compétence territoriale au motif que leur application porterait gravement atteinte à son droit d’être jugée dans un délai raisonnable. Selon elle, le conseil de prud’hommes de Nanterre normalement compétent était surchargé et prononçait ses décisions plus de trois ans après sa saisine. Elle ajoute que les dossiers de la section encadrement étaient prévus pour être examinés en 2024 et que le départage durait 24 mois avant d’être audiencé. Dans ces conditions, estime-t-elle, le respect du délai raisonnable de jugement doit s’apprécier au stade de la saisine de la juridiction de sorte que, lorsque la juridiction compétente est surchargée, le demandeur est en droit de saisir une juridiction moins surchargée même si elle est territorialement incompétente. C’est ainsi qu’elle a cru pouvoir introduire sa demande devant le conseil prud’hommes de Versailles au lieu de celui de Nanterre normalement compétent.
Or, ce raisonnement procède sans doute d’une mauvaise connaissance des textes applicables en la matière. En effet, il existe une seule hypothèse dans laquelle les parties peuvent écarter les règles de compétence. Ainsi, l’article 48 du CPC indique que « toute clause qui, directement ou indirectement, déroge aux règles de compétence territoriale est réputée non écrite à moins qu’elle n’ait été convenue entre des personnes ayant toutes contracté en qualité de commerçant et qu’elle n’ait été spécifiée de façon très apparente dans l’engagement de la partie à qui elle est opposée ». En matière sociale, les dispositions du Code du travail ne prévoient pas d’exception aux règles de compétence territoriale de sorte, quel qu’en soit le motif, une partie ne saurait les écarter. C’est ce que rappelle la Cour de cassation dans l’arrêt commenté : « Les parties ne peuvent écarter les règles de compétence territoriale des juridictions prud’homales au motif que la surcharge alléguée de la juridiction au moment de sa saisine les priverait de la possibilité d’obtenir une décision dans un délai raisonnable ». Une solution en sens contraire aurait été très surprenante. En effet, « la Justice est un service public essentiel au bien vivre ensemble, parce qu’elle est le recours ultime, le point d’aboutissement de tous les autres services publics lorsque ceux-ci n’ont pu accomplir leur mission, résoudre les conflits ou protéger les citoyens »2. À ce titre, elle est au service de l’intérêt général et non de l’intérêt individuel – et parfois égoïste – de chaque citoyen. Imaginons que chaque justiciable puisse estimer souverainement que le conseil de prud’hommes territorialement compétent pour statuer sur sa demande est surchargé et décider par conséquent de saisir le conseil de prud’hommes de son choix au sein ou en dehors du ressort de la cour d’appel territorialement compétente.
Cette situation entraînerait inéluctablement des conséquences négatives. D’une part, on peut craindre que l’abandon des juridictions prétendument engorgées ait pour conséquence de surcharger les juridictions qui ne le seraient pas encore. Tel serait par exemple le cas si les justiciables dont les litiges relèvent de la compétence du conseil de prud’hommes de Nanterre décidaient de saisir le conseil de prud’hommes de Versailles. D’autre part, le fait d’écarter d’emblée les règles de compétence territoriale en cas de risque de délai déraisonnable de jugement ne repose pas sur des éléments exclusivement objectifs. Comment une partie peut-elle estimer qu’un conseil de prud’hommes est surchargé et qu’il ne peut pas rendre un jugement dans un délai raisonnable avant même de l’avoir saisi ? Certes, les justiciables peuvent avoir des informations sur le fonctionnement des juridictions en termes de durée moyenne de traitement des litiges, mais on ne saurait en tirer de conclusion péremptoire.
À n’en pas douter, et comme l’a relevé la cour d’appel de Versailles, « il ne peut être retenu l’existence d’un délai déraisonnable au stade de la saisine du conseil, les délais de traitement des procédures dépendant de nombreux paramètres évolutifs ». Une étude récente a montré que les durées varient selon les parcours procéduraux. Ainsi, les affaires les plus longues sont celles qui parcourent la filière complète, c’est-à-dire qui passent devant le bureau de conciliation et d’orientation, puis devant le bureau de jugement et enfin devant le juge départiteur. Ces affaires connaissent la plus forte hausse des durées, en passant de 29,2 mois en 2012 à 34,9 mois en 2022. Pour les affaires les plus nombreuses, qui suivent le parcours normal devant le bureau de conciliation, puis le bureau de jugement sans intervention du juge départiteur, la hausse des durées est moins forte, de 16,4 mois en 2012 à 19,6 mois en 2022. La filière qui évite le bureau de conciliation, sans connaître le départage, présente des délais plus brefs, de 11,8 mois en 2012 à 14,1 mois en 20223. En somme, les règles fixant la compétence territoriale des juridictions poursuivent un objectif de bonne administration de la justice et ne sauraient être écartées par les justiciables, même sur le fondement du droit d’être jugé dans un délai raisonnable.
II – L’application des règles de compétence territoriale d’ordre public en dépit de l’exigence du délai raisonnable
Lenteur de la justice prud’homale et délai raisonnable de jugement. L’arrêt commenté met en relief l’engorgement des juridictions qui conduit à un délai déraisonnable de jugement. Selon la requérante, au moment de la saisine du conseil de prud’hommes de Versailles en 2019, « les dossiers de l’encadrement [au conseil de prud’hommes de Nanterre] étaient prévus pour être examinés en 2024 ». Au vrai, la lenteur de la justice prud’homale est indéniable. Les États généraux de la Justice ont pu dresser le constat selon lequel la justice du travail est au bord de la rupture et qu’elle doit être rénovée et renforcée4. Les délais de jugement varient fortement d’un ressort juridictionnel à un autre, mais sont globalement anormalement longs. La durée moyenne des affaires traitée devant les conseils de prud’hommes, hormis les procédures de référés, est de 16,3 mois, soit un délai nettement supérieur aux autres juridictions civiles de premier ressort. Selon une étude plus récente de la direction des affaires civiles et du Sceau du ministère de la Justice, alors que le nombre d’affaires baisse devant les conseils de prud’hommes, les délais de traitement continuent à s’allonger : « Dans les procédures au fond, les délais moyens de traitement ont augmenté régulièrement, en passant de 15,2 mois en 2012 à 17,6 mois en 2022, prolongeant un mouvement observé au cours de la décennie antérieure »5.
La lenteur des juridictions prud’homales porte atteindre au droit d’être jugé dans un délai raisonnable garanti par l’article 6, paragraphe 1, de la Conv. EDH. Ce droit trouve son assise dans la nécessité de veiller à ce que les parties ne demeurent pas trop longtemps dans l’incertitude de la solution réservée à leur litige. Ainsi, il incombe aux États contractants d’organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs juridictions puissent garantir à chacun le droit d’obtenir une décision définitive sur les contestations relatives à ses droits et obligations de caractère civil dans un délai raisonnable6. Plus spécifiquement, et comme l’a relevé la requérante, la CEDH considère que cette obligation d’organisation du système judiciaire est plus importante lorsqu’il s’agit des conflits du travail qui, « portant sur des points (…) d’une importance capitale pour la situation professionnelle d’une personne, doivent être résolus avec une célérité toute particulière »7.
Mais la question se pose de savoir si les dispositions du Code du travail fixant la compétence territoriale de conseils de prud’hommes peuvent être écartées lorsque leur application ne garantit pas un jugement dans un délai raisonnable. Autrement dit, un justiciable peut-il, sur le fondement du droit d’être jugé dans un délai raisonnable, saisir une juridiction territorialement incompétente ? Rappelons que, dans l’affaire qui nous intéresse, la Cour de cassation décide que les parties ne peuvent écarter les règles de compétence territoriale des juridictions prud’homales au motif que la surcharge alléguée de la juridiction au moment de sa saisine les priverait de la possibilité d’obtenir une décision dans un délai raisonnable. Ce raisonnement mérite d’être approuvé, car l’appréciation du respect du délai raisonnable se fait ex post et non ex ante. En d’autres termes, c’est à l’issue d’une procédure judiciaire qu’il est possible de déterminer si le jugement a été rendu dans un délai raisonnable. Dans ce sillage, la CEDH rappelle constamment que « le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes »8. Dès lors, le justiciable est obligé de saisir le conseil de prud’hommes territorialement compétent, quand bien même il a des raisons de penser que le jugement de celui-ci interviendra dans un délai déraisonnable. À défaut, la juridiction irrégulièrement saisie doit se déclarer incompétente. En définitive, la partie qui s’estime victime d’un délai déraisonnable de jugement n’a d’autre choix que d’engager la responsabilité de l’État.
La responsabilité de l’État pour non-respect du délai raisonnable. La Cour de cassation juge de manière constante que le dépassement du délai raisonnable est sans incidence sur la validité du jugement9. Toutefois, la responsabilité de l’État pour violation du droit d’être jugé dans un délai raisonnable peut être engagée à l’échelle nationale et internationale. En droit interne, aux termes de l’article L. 141-1 du Code de l’organisation judiciaire, l’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service de la justice. Mais sa responsabilité ne peut être engagée qu’en cas de faute lourde ou de déni de justice. La faute lourde, qui nous intéresse particulièrement, résulte d’une déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi. Tel est notamment le cas lorsque la justice est rendue dans un délai déraisonnable10. Lorsque les faits sont établis, le justiciable [a droit] à une indemnisation11. S’il n’obtient pas la réparation de son préjudice, il peut agir à l’échelle internationale en saisissant la CEDH après épuisement des voies de recours internes12. Lorsque celle-ci constate la violation de l’article 6, paragraphe 1, de la Conv. EDH, elle condamne l’État concerné et peut allouer une « satisfaction équitable »13 à la partie lésée14. Mais il est de loin préférable pour les pays de trouver des solutions pérennes à l’engorgement des conseils de prud’hommes que d’attendre des sanctions de la CEDH.
Comment désengorger les juridictions prudhommales ? Les juridictions semblent avoir pris la mesure du problème de l’engorgement et essayent tant bien que mal d’y remédier. Dans l’affaire qui nous occupe, la cour d’appel avait constaté « par motif adopté, que plusieurs dizaines de dossiers de Nanterre avaient été déportés dans les autres conseils de prud’hommes du ressort de la cour de Versailles afin de rétablir une bonne administration de la justice du travail ». Cette approche, qui n’est pas très répandue, permettrait aux juridictions surchargées d’être ponctuellement soulagées par celles qui le sont moins. Mais elle peut aussi induire les justiciables en erreur, en les laissant penser qu’ils peuvent écarter les règles de compétence territoriale. D’autres voies sont explorables. Tout d’abord, les parties au litige devraient systématiquement être associées à l’élaboration du calendrier de procédure afin de mieux maîtriser les délais, car l’implication de tous les acteurs permet une gestion apaisée et participative du procès. Ensuite, au sein des conseils de prud’hommes, on pourrait réajuster la répartition des conseillers en affectant un plus grand nombre dans les sections qui sont de plus en plus sollicitées, telle que la section encadrement. Enfin, et par-dessus tout, la justice prud’homale a besoin de moyens (financiers, humains et matériels), il faut lui en donner !
Notes de bas de pages
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1.
Cette durée excessive résulte entre autres de l’encombrement des tribunaux, de l’inorganisation des procédures, ou de la négligence des professionnels.
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2.
E. Guigou, « La justice, service public », Après demain 2010, n° 15, p. 8-11.
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3.
DACS, Les affaires prud’homales dans la chaîne judiciaire de 2012 à 2022 : poursuite de la baisse des demandes, concentration géographique, hausse des durées, mai 2024, p. 60.
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4.
Comité des États généraux de la justice, rapp., avr. 2022, Rendre justice aux citoyens, p. 186 et s.
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5.
DACS, Les affaires prud’homales dans la chaîne judiciaire de 2012 à 2022 : poursuite de la baisse des demandes, concentration géographique, hausse des durées, mai 2024, p. 60.
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6.
CEDH, 24 mai 1991, n° 11891/85, Vocaturo c/ Italie, § 17.
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7.
CEDH, 8 juill. 2003, n° 50331/99, Julien c/ France – CEDH, 28 juin 1990, n° 11761/85, Obermeier c/ Autriche, § 72 – CEDH, 6 mai 1981, n° 7759/77, Buchholz c/ Allemagne, § 50 et 52. V. également, mutatis mutandis, CEDH, 31 mars 1992, n° 18020/91, X c/ France, § 32.
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8.
V., parmi beaucoup d’autres, CEDH, 27 juin 2000, n° 30979/96, Frydlender c/ France, § 43.
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9.
V. en matière pénale, Cass. crim., 9 nov. 2022, n° 21-85.655.
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10.
Le Figaro, « L’État condamné à payer 7 millions d’euros pour des délais de justice déraisonnables aux prud’hommes », 24 janv. 2024.
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11.
À titre illustratif, CA Paris, 17 oct. 2023, n° 20/11638.
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12.
Conv. EDH, art. 35.
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13.
Conv. EDH, art. 50.
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14.
Parmi tant d’autres, CEDH, 28 juin 1990, n° 11761/85, Obermeier c/ Autriche, § 72 – CEDH, 6 avr. 2000, n° 35382/97, Comingersoll S.A. c/ Portugal, § 23.
Référence : AJU015z6