Licenciement consécutif à une inaptitude professionnelle causée par l’employeur : l’émergence d’une forme d’imprescriptibilité ?

Dans un arrêt publié au Bulletin, la Cour de cassation retient, pour la première fois, que lorsqu’un salarié conteste, dans le délai imparti, son licenciement pour inaptitude, il est recevable à invoquer le moyen selon lequel l’inaptitude est la conséquence d’un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité, y compris si les faits constitutifs de ce manquement sont prescrits.
Cass. soc., 24 avr. 2024, no 22-19401
Le 24 avril 20241, la chambre sociale de la Cour de cassation a jugé qu’un salarié licencié pour inaptitude et impossibilité de reclassement peut, dans le délai imparti, contester son licenciement en invoquant des manquements de son employeur qui sont légalement prescrits.
Pour mémoire, lorsqu’un salarié est déclaré inapte par le médecin du travail à reprendre l’emploi qu’il occupait précédemment, l’employeur doit, en principe, procéder à son reclassement et, si cela s’avère impossible, une procédure de licenciement pour inaptitude peut alors être mise en œuvre2. Toutefois, le licenciement pour inaptitude sera dépourvu de cause réelle et sérieuse s’il est établi que l’inaptitude professionnelle a été causée par un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité3, et ce même si les faits constitutifs de ce manquement sont prescrits.
En l’espèce, une salariée engagée en qualité de « merchandiser » au sein d’un groupe pharmaceutique et dermo-cosmétique, est placée en arrêt de travail à compter du 20 février 2013 avant d’être déclarée inapte à son poste à l’issue de deux visites de reprise des 18 septembre et 5 octobre 2015. Ladite salariée est finalement licenciée pour inaptitude et impossibilité de reclassement le 23 décembre 2015.
Aux fins de contester la validité de son licenciement, la salariée saisit le conseil de prud’hommes, le 18 mai 2016, en invoquant notamment l’existence d’un lien de causalité directe entre son inaptitude médicalement constatée et un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité.
Devant la cour d’appel d’Aix-en-Provence, la salariée est déboutée de sa demande d’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse au motif que les faits constitutifs du manquement de l’employeur à son obligation de sécurité sont prescrits.
Toutefois, la Cour de cassation casse partiellement l’arrêt de la cour d’appel et retient que nonobstant la prescription des faits invoqués, « lorsqu’un salarié conteste, dans le délai imparti, son licenciement pour inaptitude, il est recevable à invoquer le moyen selon lequel l’inaptitude est la conséquence d’un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité », y compris si les faits constitutifs de ces manquements sont prescrits.
I – Rappel de la prescription biennale des demandes relatives au manquement à l’obligation de sécurité
Aux termes de l’article L. 1471-1 du Code du travail, dans sa rédaction issue de la loi du 14 juin 2013, toute action portant sur l’exécution ou la rupture du contrat de travail se prescrit par deux ans4 à compter du jour où celui qui l’exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer son droit.
Dans le présent arrêt, la haute cour confirme la position de la cour d’appel d’Aix-en-Provence qui a pu retenir que « le point de départ du délai de prescription de l’action par laquelle un salarié déclaré inapte à son poste sollicite la réparation des manquements à l’obligation de sécurité est la date à laquelle le salarié a eu connaissance des incidences sur sa santé des agissements de l’employeur »5.
Or, en l’espèce, les juges du fond relèvent que la salariée a été placée en arrêt de travail à compter du 20 février 2013, date à laquelle elle a nécessairement eu connaissance des manquements de l’obligation de sécurité de l’employeur qu’elle invoque.
En application du délai de prescription de deux ans, la cour d’appel considère que les faits, dont se prévaut ladite salariée au soutien de sa demande de dommages-intérêts pour violation de l’obligation de sécurité, sont prescrits depuis le 20 février 2015.
Ainsi, la salariée n’est plus en droit de demander des dommages-intérêts pour violation de l’obligation de sécurité par l’employeur dès lors que les faits sont prescrits.
Toutefois, nonobstant le caractère prescrit des faits invoqués, la Cour de cassation reconnaît le droit à la salariée de les invoquer à l’appui de son action en contestation de la validité de son licenciement pour inaptitude.
II – Manquement à l’obligation de sécurité : la prescription des faits invoqués ne fait pas obstacle à la recevabilité d’une action en contestation d’un licenciement pour inaptitude
Au visa de l’article L. 1471-1 du Code du travail, dans sa rédaction issue de la loi du 14 juin 2013, la haute juridiction rappelle que le point de départ du délai de prescription de deux ans applicable relative à l’action en contestation du licenciement pour inaptitude est la date de notification de ce licenciement6.
En l’espèce, la Cour de cassation retient que l’action en contestation du licenciement pour inaptitude introduite par ladite salariée est recevable dès lors que cette dernière a été licenciée le 23 décembre 2015 et qu’elle a saisi la juridiction prud’homale le 18 mai 2016, soit moins de deux ans après la notification de la rupture de son contrat de travail.
S’agissant de la validité du licenciement pour inaptitude, la Cour de cassation retient de façon constante que le licenciement consécutif à une inaptitude professionnelle causée par un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité est dépourvu de cause réelle et sérieuse7, et ce nonobstant l’impossibilité manifeste de reclassement du salarié.
Par exemple, dans un arrêt en date du 3 mai 2018, la Cour de cassation a pu retenir qu’est dépourvu de cause réelle et sérieuse le licenciement pour inaptitude consécutif à un accident du travail subi par le salarié en raison de la faute inexcusable de son employeur.
S’inscrivant dans son sillage jurisprudentiel, la haute cour retient ici que lorsqu’un salarié conteste, dans le délai imparti, son licenciement pour inaptitude, il est recevable à invoquer le moyen selon lequel l’inaptitude est la conséquence d’un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité.
Toutefois, la Cour de cassation n’avait pas eu l’occasion de se prononcer précisément sur la question de savoir si un salarié, contestant son licenciement pour inaptitude dans le délai imparti, peut invoquer à l’appui de sa demande un manquement de son employeur dont les faits sont prescrits.
C’est ainsi que, dans cet arrêt du 24 avril 2024, les juges de cassation apportent une réponse claire à cette question en admettant expressément qu’un salarié licencié pour inaptitude est en droit d’invoquer des manquements de son employeur dont il a eu connaissance plus de deux ans avant l’action en contestation de son licenciement pour inaptitude.
Dans les faits d’espèces, ladite salariée avait eu connaissance des manquements de son employeur à son obligation de sécurité dès le 20 février 2013, date à laquelle elle a été placée en arrêt de travail, pourtant elle n’a invoqué ces manquements au soutien de sa demande d’annulation de son licenciement pour inaptitude que le 18 mai 2016, soit plus de deux ans plus tard.
En déclarant recevable la demande de la salariée tendant à obtenir l’annulation de son licenciement pour inaptitude, la haute juridiction considère ici que la question de la prescription des faits invoqués n’a aucune importance dès lors que l’action en contestation du licenciement a bien été introduite dans le délai de deux ans à compter de la notification de la rupture du contrat de travail.
III – Des conséquences importantes pour les entreprises
Tout d’abord, d’un point de vue pratique, cette décision apparaît cohérente dès lors que les salariés licenciés pour inaptitude sont souvent dans l’incapacité de contester leur licenciement avant l’expiration du délai de deux ans applicable aux demandes relatives à la violation de l’obligation de sécurité par l’employeur en raison de la longue durée des arrêts de travail précédant leur licenciement pour inaptitude.
En effet, une solution contraire priverait le salarié de son droit d’obtenir l’annulation de son licenciement pour inaptitude causée par son employeur, faute d’avoir pu invoquer les manquements commis par ce dernier avant l’expiration du délai deux ans dont le point de départ est fixé au premier arrêt de travail.
Cependant, une telle solution semble créer une véritable insécurité juridique pour l’employeur qui peut se voir reprocher des manquements prescrits par la loi.
Par cet arrêt, la Cour de cassation n’a-t-elle pas introduit en la matière une forme d’imprescriptibilité laissant la possibilité au salarié d’invoquer tous les manquements de son employeur ayant eu un lien de causalité directe ou indirecte avec son inaptitude médicalement constatée ?
En tout état de cause, il conviendra de suivre avec attention les prochains arrêts rendus par la haute cour sur ce sujet, qui viendront peut-être préciser les contours de cette nouvelle jurisprudence et en atténuer les effets.
Pour l’heure, la publication au Bulletin de cet arrêt adresse un message fort aux employeurs qui sont appelés à redoubler de vigilance en matière de licenciement pour inaptitude et à évaluer sérieusement l’opportunité de recourir à d’autres modes de rupture du contrat de travail qui pourraient s’avérer moins risqués…
Notes de bas de pages
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1.
Cass. soc., 24 avr. 2024, n° 22-19401, B.
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2.
C. trav., art. L. 1226-2 et s.
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3.
Cass. soc., 3 mai 2018, n° 16-26850, B.
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4.
Pour rappel, dans sa nouvelle rédaction issue de la loi du 29 mars 2018, l’article L. 1471-1 du Code du travail opère désormais une distinction entre l’action portant sur l’exécution du contrat du travail qui demeure soumise à la prescription de deux ans et l’action portant sur la rupture du contrat de travail dont le délai de prescription a été réduit à douze mois à compter de la notification de la rupture.
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5.
À rapprocher de l’arrêt Cass. soc., 8 juill. 2020, n° 18-26585, portant sur la réparation du préjudice d’anxiété en raison d’une exposition à l’amiante.
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6.
Cass. soc., 9 oct. 2012, n° 11-17829, B.
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7.
Not. Cass. soc., 15 sept. 2021, n° 19-24498, B – Cass. soc., 6 juill. 2022, n° 21-13387.
Référence : AJU013l1
