Matthieu Lépine : « En 2019, la France était le pays comptant le plus de morts au travail » !

Publié le 24/01/2024

Sortir les morts au travail des faits divers : c’est le combat de Matthieu Lépine, professeur d’histoire-géographie à Montreuil (93). Lorsqu’il n’enseigne pas, il passe son temps libre à éplucher la presse régionale pour recenser les accidents mortels et comprendre les conditions dans lesquels ils surviennent. L’Hécatombe invisible, paru en 2023 aux éditions du Seuil, est la somme de son travail. Il y dévoile la réalité sociologique des morts au travail, redonne un nom et un visage aux travailleurs décédés – certains sont en photos à la fin du livre – et montre que certains secteurs et certaines tranches d’âge sont plus touchés. Il fait également revivre des figures historiques, médecins et inspecteurs du travail, qui ont permis à partir du dix-neuvième siècle de mieux protéger les salariés et de construire le droit du travail. Rencontre.

Seuil

Actu-Juridique : Comment avez-vous commencé ce travail sur les morts au travail ?

Matthieu Lépine : En janvier 2016, Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, avait déclaré : « Au sein d’une entreprise, l’entrepreneur est celui qui prend tous les risques, parce qu’il peut tout perdre, lui ». Cette phrase laissant entendre qu’il n’y a que l’entrepreneur qui prend les risques avait été pour moi un déclic. Je ne m’y connaissais pas à l’époque en accident du travail. Après cette sortie, qui avait déclenché une polémique, j’avais effectué quelques recherches et découvert, entre autres, le livre Hector est mort, écrit en 2001 par François Ruffin, alors journaliste, au sujet de la mort d’un jeune travailleur sur un chantier d’insertion à Amiens en 2001. Dans les mois qui ont suivi, le débat sur la loi Travail était au cœur des débats, et les conditions de travail discutées. À la fin de l’année 2016, j’ai fait un premier recensement des accidents du travail. À partir de 2019, je me suis lancé dans un recensement quotidien. J’ai repris la démarche du journaliste David Dufresne, spécialisé sur les violences policières. À chaque fois qu’une violence lui était signalée, il faisait un tweet sur son compte, qui commençait par « Allô place Beauvau » et donnait le nombre de cas qu’il avait signalés depuis le début de son travail de recensement. En janvier 2019, en plein mouvement des Gilets jaunes, je lance « Allô Muriel Pénicaud ». Je ne me doutais pas que je ferais ça pendant plusieurs années.

AJ : Comment procédez-vous ?

Matthieu Lépine : J’ai une alerte Google avec des mots-clés : « accidents du travail », « mort », « ouvrier » je reçois de cette manière une vingtaine de mails par jour. J’épluche ensuite la presse quotidienne régionale en ligne, qui est ma principale source d’information. Comme il n’y a pas un article à chaque mort au travail, il y a plein d’accidents que je ne verrai jamais. Pour qu’un article soit fait sur le sujet, il m’arrive d’interpeller les médias locaux, quand je suis informé d’un accident par un membre de la famille, des voisins ou des personnes qui habitaient à côté du chantier. Depuis le début de l’année 2023, j’ai dénombré 280 morts au travail. Il y en a certainement eu beaucoup plus en réalité.

AJ : Vous prenez également des chiffres des organismes…

Matthieu Lépine : J’utilise en effet les données de la caisse de sécurité sociale pour les salariés du secteur privé. Pour les 10 millions de travailleurs restants, il faut aller voir les régimes de sécurité sociale auxquels sont affiliées les différentes professions. En 2019, en additionnant les chiffres de ces différents régimes d’affiliation, j’étais arrivé à 896 morts au travail. En sachant que je n’avais pas tout : les auto-entrepreneurs ne rentrent dans aucune catégorie. L’autre difficulté de cette méthode est que les chiffres arrivent après coup : un an après pour la CNAM et beaucoup plus pour la MSA, le régime de sécurité sociale des professions agricoles. Pour la fonction publique, il faut attendre que la DARES sorte des études. Ainsi, pour l’année 2019, je n’ai pu faire ce calcul qu’en 2023. Le travail que je fais s’ancre dans le quotidien. J’essaie de démontrer que c’est une réalité de tous les jours, pas une actualité que l’on couvre une fois par an quand des chiffres sortent…

AJ : Vous voulez sortir les morts au travail de la rubrique « faits divers ». Y a-t-il un profil type ?

Matthieu Lépine : Certaines professions sont surreprésentées. Par exemple, les marins pêcheurs qui meurent 27 fois plus au travail que le reste de la population. Sont également surreprésentés les ouvriers du BTP, les travailleurs agricoles, les bûcherons, les saisonniers, les routiers. Il est intéressant également de s’intéresser à l’âge de ces travailleurs morts sur leur lieu de travail. On voit qu’il y a beaucoup de jeunes et beaucoup de personnes de plus de 50 ans. Dans les données de la CNAM, plus de la moitié des morts au travail ont ainsi plus de 50 ans. Les jeunes sont des profils à risque : ils sont souvent peu expérimentés et pas très bien formés. Ils ont aussi davantage de contrats précaires, travaillent comme intérimaires. Enfin, il est intéressant de noter que l’externalisation de la main-d’œuvre est liée aux accidents du travail, que ce soit par la sous-traitance, l’intérim ou les travailleurs détachés.

AJ : Qu’en est-il des auto-entrepreneurs ?

Matthieu Lépine : Les auto-entrepeneurs sont de plus en plus nombreux, et donc on en retrouve de plus en plus parmi les morts au travail. En janvier 2019, les deux accidents qui m’ont fait me lancer à bras-le-corps dans ce sujet concernaient des auto-entrepreneurs : Franck Pages, un jeune livreur Uber Eats, et Michel Brahim, un ouvrier de 68 ans. Depuis, j’ai rencontré beaucoup d’inspecteurs du travail qui me disent que quand ils arrivent sur un chantier, ils voient trois types sur un chantier, sans chef. Les trois sont auto-entrepreneurs. Quand un auto-entrepreneur a un accident, ça ne rentre pas dans la définition française d’un accident du travail, puisqu’il doit y avoir un lien de subordination entre la victime et son employeur. Là, c’est un lien de client à entrepreneur.

AJ : La France est-elle vraiment le pays européen où on meurt le plus au travail, comme vous l’écrivez ?

Matthieu Lépine : En 2019, la France était en effet le pays d’Europe où le nombre de morts au travail était le plus élevé. C’est fou, on n’en a quasiment pas parlé. Nous sommes désormais un peu moins mal classés : les derniers chiffres, en 2022, nous placent en quatrième position. Cela reste hallucinant. Nous avons un Code du travail, dont un quart des articles concernent la sécurité et la santé, et des inspecteurs du travail, qui bien que de moins en moins nombreux, font le travail. Nous sommes censés être protégés par la loi, mais celle-ci n’est manifestement pas suffisamment appliquée dans les entreprises, sur les chantiers, dans les usines… Certains nous diront que d’un pays à l’autre, on ne calcule pas pareil. Peut-être, mais les données sur lesquelles je m’appuie sont celles de la Commission européenne qui sont généralement prises très au sérieux.

AJ : Comment expliquez-vous un tel nombre de morts au travail en France ?

Matthieu Lépine : Le surmenage, toutes les défaillances, le fait de faire travailler trop peu de personnes, le manque de formation… Dans nombre d’accidents, on se rend compte que la personne n’était pas formée pour le poste qu’elle occupait ou l’utilisation des machines. Cela arrive très souvent. C’est censé être le rôle de l’employeur et de l’inspection du travail de voir si c’est fait. L’inspecteur du travail vient rééquilibrer la balance mais il y a de moins en moins d’inspecteurs, et ils ne sont pas toujours suivis par la justice. Des procès-verbaux sont dressés qui ne débouchent sur aucune condamnation.

AJ : Quelles sont les suites judiciaires de ces accidents mortels ?

Matthieu Lépine : Pour les familles endeuillées, c’est un parcours du combattant. Elles doivent batailler longtemps et sur plusieurs fronts car il y a une double procédure, au pénal et au civil. Dans beaucoup de cas, les entreprises cherchent à faire durer la procédure, arrivent la veille du dossier avec de nouvelles pièces, entraînant logiquement des demandes de report de la part des parties civiles. Il y a aussi une inégalité dans la recherche d’un avocat. Les grands groupes ont des avocats spécialisés, les familles modestes ont des avocats qui souvent ne sont pas spécialistes, même s’ils tentent de faire correctement leur travail. Et cela a un coût : l’aide juridictionnelle concerne uniquement les familles ayant de très faibles revenus, et dès lors qu’elles ont un emploi, beaucoup de familles modestes en sont privées et doivent payer elles-mêmes des honoraires qui s’élèvent à plusieurs dizaines de milliers d’euros, car les procédures durent souvent une dizaine d’années. Ces personnes ne comprennent ni le jargon judiciaire, ni la lenteur de la justice. Certaines demandent un accompagnement psychologique et juridique pour ne pas être démunies. Elles commencent à se constituer en association et peuvent échanger.

AJ : Vous avez assisté à plusieurs procès. Qu’avez-vous observé ?

Matthieu Lépine : Le procès est difficile : la plupart du temps, les entreprises cherchent à remettre la faute sur la victime. Elles pointent l’erreur humaine. Il y a effectivement souvent une erreur humaine dans les accidents, mais celles-ci sont les conséquences d’une organisation du travail défaillante. Ces procédures longues et douloureuses aboutissent souvent à des condamnations même si celles-ci sont souvent décevantes pour les familles. Aujourd’hui, les familles de victimes demandent qu’il y ait une liste noire des entreprises condamnées pour accident du travail comme il en existe pour les entreprises condamnées pour travail illégal. Il leur semble que les afficher est la seule manière de changer la donne, car financièrement, même des condamnations à 300 000 euros ne pèsent pas grand-chose pour de grands groupes.

AJ : Avez-vous eu des retours après la publication de votre livre ?

Matthieu Lépine : Très souvent, des journalistes m’appellent pour parler des accidents sur les chantiers du Grand Paris. Il semble que de nombreux sans papiers y travaillent, qui ne seront pas déclarés s’ils ont un accident au travail. En dehors de ce chantier et de celui des Jeux olympiques, on ne parle jamais des morts au travail qui ont lieu tous les jours partout en France. Il faut imaginer tout ce qu’on ne voit pas sur ces chantiers et sur tous les autres dont on ne parle pas…

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