Quand la preuve déloyale est admise en droit du travail

La preuve déloyale est recevable en justice à condition d’être indispensable et que l’atteinte au respect de la vie privée qui en résulte soit proportionnée au but poursuivi.
Une preuve déloyale est une preuve obtenue par le biais d’un stratagème ou d’un piège, à l’insu de la partie adverse : capture d’écran d’une messagerie de réseau social, filature de détective, traceur GPS, mouchard informatique, enregistrement téléphonique sans consentement, extrait d’un système de vidéosurveillance illicite, etc.
Elle est en principe irrecevable en application du principe de loyauté dans l’administration de la preuve.
Depuis un arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de cassation de 2011, et jusqu’à peu, la jurisprudence écartait systématiquement des débats les éléments de preuve obtenus à l’insu des intéressés ou au moyen d’un stratagème1.
Telle n’était en revanche pas la position de la Cour européenne des droits de l’Homme, qui estime depuis de nombreuses années qu’une preuve, même illicite, est recevable dès lors qu’elle n’est pas la seule preuve versée aux débats et que d’autres éléments viennent la corroborer, ou dès lors que la procédure, dans son ensemble, conserve un caractère équitable. Elle considère ainsi que, à cet égard, les juges doivent prendre en compte toutes les circonstances de la cause et se demander en particulier si les droits de la défense ont été respectés et quelles sont la qualité et l’importance des éléments en question2.
Depuis quelques années, la Cour de cassation a amorcé un revirement en admettant que, dans un procès civil, le droit à la preuve pouvait justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits sous conditions strictes.
Ainsi, fin 2020, elle jugeait pour la première fois que l’illicéité d’un moyen de preuve n’entraîne pas nécessairement son rejet des débats, le juge devant apprécier si l’utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve, lequel peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’un salarié à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi3.
En mars 2023, dans le cadre d’un contentieux relatif à une discrimination salariale, la Cour de cassation admettait la production par une salariée de bulletins de paie d’autres salariés, la communication de ces éléments, portant atteinte à la vie privée de ces salariés, étant indispensable à l’exercice du droit à la preuve et proportionnée au but poursuivi, en l’espèce la défense de l’intérêt légitime de la salariée à l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail4.
En septembre 2023, la preuve recueillie au moyen d’un client mystère était jugée licite par la Cour dès lors que l’employeur établit avoir préalablement informé le salarié de l’existence de ce dispositif d’investigation.
Dans cette affaire, un employé de restaurant libre-service avait été licencié pour faute grave sur la base de faits prouvés par la visite d’un client mystère. Ayant saisi le conseil de prud’hommes pour faire juger son licenciement sans cause réelle et sérieuse, il soutenait que l’employeur ne pouvait avoir recours à un stratagème pour recueillir une preuve, en application du principe de loyauté dans l’administration de la preuve. Demande rejetée par la Cour, l’employeur ayant prouvé avoir préalablement informé le salarié de l’existence de ces visites mystère5.
En décembre 2023, la Cour de cassation juge que la production en justice de documents couverts par le secret médical ne peut être justifiée que lorsqu’elle est indispensable à l’exercice des droits de la défense et proportionnée au but poursuivi.
En l’espèce, la salariée, qui contestait son positionnement dans la classification conventionnelle, avait fourni des documents mentionnant le nom de patients, leur pathologie, le nom de leur médecin traitant et la date de leur intervention chirurgicale. Licenciée pour non-respect de son obligation de discrétion et de confidentialité et donc pour faute grave, elle considérait que la production de ces documents non anonymisés était la seule preuve lui permettant de démontrer la réalité de ses tâches et missions. La Cour ne la suit pas et rejette la recevabilité de la preuve, la production en justice de ces documents n’étant pas indispensable ni proportionnée au but poursuivi6.
Enfin, par un arrêt du 22 décembre 2023, l’assemblée plénière de la Cour de cassation s’aligne sur le droit européen et opère un revirement de jurisprudence, considérant désormais que, dans un litige civil, une partie peut utiliser une preuve obtenue de manière déloyale pour faire valoir ses droits.
Cette décision marque un tournant significatif en reconnaissant la recevabilité des preuves obtenues de manière déloyale, sous certaines conditions strictes.
Dans cette affaire, il s’agissait d’une preuve apportée par l’employeur dans le cadre de la contestation par un salarié de son licenciement pour faute grave. Pour prouver la faute, l’employeur avait soumis au juge l’enregistrement sonore, à l’insu du salarié, d’un entretien au cours duquel celui-ci avait tenu des propos ayant conduit à sa mise à pied.
La Cour pose le principe selon lequel le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une preuve illicite ou déloyale porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi7.
Depuis le début de l’année 2024, la Cour a eu l’occasion, à plusieurs reprises, de faire application de sa nouvelle jurisprudence.
Ainsi, dans un arrêt rendu le 17 janvier 2024, elle juge qu’un enregistrement clandestin d’un entretien avec des membres du comité hygiène sécurité et conditions de travail (CHSCT) produit par un salarié pour prouver un harcèlement moral constitue une preuve déloyale irrecevable car disproportionnée au but poursuivi dans le cadre du procès.
Cette preuve n’était en effet pas indispensable au soutien des demandes du salarié dans la mesure où d’autres autres éléments de preuve fournis par ce salarié (constat établi par le CHSCT à l’issue de son rapport d’enquête en présence de l’inspecteur du travail et du médecin du travail) laissaient déjà supposer l’existence d’un harcèlement moral8.
Le 2 mai 2024, elle réaffirme sa position. Un salarié se prétendait victime de harcèlement moral et entendait le prouver par l’enregistrement d’une conversation téléphonique avec son employeur, effectué à l’insu de celui-ci.
La cour d’appel ayant écarté la preuve litigieuse compte tenu du caractère déloyal du procédé, son arrêt est censuré par la Cour de cassation au motif qu’il appartient au juge de vérifier si la preuve litigieuse n’était pas indispensable à l’exercice du droit à la preuve du salarié et si l’atteinte au respect de la vie personnelle de l’employeur n’était pas strictement proportionnée au but poursuivi. L’affaire est donc renvoyée devant une autre cour d’appel9.
Le caractère indispensable de la preuve déloyale a été, enfin, repris, tout récemment, par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation pour admettre la recevabilité d’un enregistrement réalisé à l’insu de l’employeur dans le cadre d’une instance en reconnaissance du caractère professionnel d’un accident du travail et de la faute inexcusable de l’employeur.
Un salarié avait été victime d’une agression physique sur son lieu de travail de la part de son employeur, agression prise en charge comme accident de travail par la caisse primaire d’assurance maladie malgré les réserves émises par ce dernier sur le caractère professionnel de l’accident.
Le tribunal des affaires de sécurité sociale ayant constaté que l’accident était dû à la faute inexcusable de l’employeur, avait retenu l’opposabilité de la décision de prise en charge de l’accident à l’employeur, jugement confirmé par la cour d’appel.
Pour établir avoir été molesté par son employeur au cours d’une altercation, le salarié produisait, outre un procès-verbal de dépôt de plainte et deux certificats médicaux, un procès-verbal d’huissier de justice retranscrivant un enregistrement effectué sur son téléphone portable lors des faits et à l’insu de l’employeur.
Au moment de la dispute, trois collègues de travail de la victime ainsi qu’une personne, cliente de l’entreprise et associée avec le gérant dans une autre société, étaient présents sur les lieux, lieux par ailleurs ouverts au public. Mais au regard des liens de subordination unissant les premiers avec l’employeur et du lien économique de la seconde avec le gérant, la victime pouvait légitimement douter qu’elle pourrait se reposer sur leur témoignage.
La cour d’appel avait également relevé que le salarié s’était borné à produire un enregistrement limité à la séquence des violences qu’il indiquait avoir subi et n’avait fait procéder au constat de la teneur de cet enregistrement par un huissier de justice que pour contrecarrer la contestation de l’employeur quant à l’existence de l’altercation verbale et physique.
De ces constatations et énonciations, la Cour de cassation estime la preuve déloyale recevable, la cour d’appel ayant jugé légitimement que la production de cette preuve était indispensable à l’exercice par la victime de son droit à voir reconnaître tant le caractère professionnel de l’accident résultant de cette altercation que la faute inexcusable de son employeur à l’origine de celle-ci, et que l’atteinte portée à la vie privée du dirigeant de la société employeuse était strictement proportionnée au but poursuivi d’établir la réalité des violences subies par elle et contestées par l’employeur10.
La preuve déloyale est donc désormais licite et recevable à deux conditions cumulatives :
• s’il s’agit du seul élément apporté aux débats permettant d’établir la réalité des faits ;
• si l’atteinte que cette production porte à un droit de la partie adverse est strictement proportionnée au but poursuivi.
Notes de bas de pages
-
1.
Cass. ass. plén., 7 janv. 2011, nos 09-14667 et 09-14667.
-
2.
CEDH, 12 juill. 1988, n° 10862/84, Schenk c/ Suisse – CEDH, 17 oct. 2019, nos 1874/13 et 8567/13, Lopez Ribalda c/ Espagne.
-
3.
Cass. soc., 25 nov. 2020, n° 17-19523 – Cass. soc., 10 nov. 2021, n° 20-12263.
-
4.
Cass. soc., 8 mars 2023, n° 21-12492.
-
5.
Cass. soc., 6 sept. 2023, n° 22-13783.
-
6.
Cass. soc., 20 déc. 2023, n° 21-20904.
-
7.
Cass. ass. plén., 22 déc. 2023, n° 20-20648.
-
8.
Cass. soc., 17 janv. 2024, n° 22-17474.
-
9.
Cass. soc., 2 mai 2024, n° 22-16603.
-
10.
Cass. 2e civ., 6 juin 2024, n° 22-11736.
Référence : AJU013y3
