Quand les juges reconnaissent le caractère professionnel d’accidents pour le moins surprenants…
Le contentieux des accidents de travail est largement alimenté par des litiges relatifs à la reconnaissance du caractère professionnel de l’accident. Et certains sont pour le moins surprenants !
Aux termes de l’article L. 411-1 du Code de la sécurité sociale, est considéré comme accident du travail, quelle qu’en soit la cause, l’accident survenu par le fait ou à l’occasion du travail.
L’article L. 411-2 du Code de la sécurité sociale ajoute qu’est également un accident du travail l’accident survenu pendant le trajet d’aller et de retour, entre la résidence principale, une résidence secondaire présentant un caractère de stabilité ou tout autre lieu où le salarié se rend de façon habituelle pour des motifs d’ordre familial, et le lieu du travail. Ce trajet peut ne pas être le plus direct lorsque le détour effectué est rendu nécessaire dans le cadre d’un covoiturage régulier. Il en est de même de l’accident survenu, pendant le trajet d’aller et de retour entre le lieu du travail et le restaurant, la cantine ou, d’une manière plus générale, le lieu où le salarié prend habituellement ses repas et dans la mesure où le parcours n’a pas été interrompu ou détourné pour un motif dicté par l’intérêt personnel et étranger aux nécessités essentielles de la vie courante ou indépendant de l’emploi.
I – Le caractère professionnel de l’accident
Partant de ces définitions légales, et face à des accidents dont les circonstances apparaissent parfois farfelues ou sans rapport direct avec le travail du salarié victime, il est fréquent que l’employeur conteste le caractère professionnel de l’accident en estimant que celui-ci a une cause étrangère au travail ou que la caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) refuse la prise en charge de l’accident au titre de la législation professionnelle.
Pour reconnaître ou non le caractère professionnel de l’accident, la CPAM prend en compte la soudaineté de l’accident survenu à une date certaine, l’existence d’une lésion corporelle ou d’affections psychiques, et l’imputabilité de l’accident qui doit se produire sur le lieu de travail et durant le temps de travail.
Cette exigence du caractère soudain de l’accident survenu à une date certaine a été posée par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 18 octobre 2005. Dans cette affaire, les juges avaient rejeté le caractère professionnel d’un spasme vasculaire réfractaire diagnostiqué à la main d’une salariée qui travaillait dans un atelier réfrigéré, au motif que les affirmations de la victime selon lesquelles les faits se seraient produits brutalement n’étaient corroborées par aucun témoignage, qu’elle n’avait pas avisé immédiatement son employeur de l’accident et que les certificats médicaux faisaient état d’une apparition progressive de la lésion. La date de survenance de la lésion étant dès lors incertaine, l’affection ne constituait pas un accident du travail1.
Depuis très longtemps, la jurisprudence a reconnu une présomption d’imputabilité au travail des lésions apparues à la suite d’un accident du travail au profit de la victime ou de ses ayants droit2 : « Toute lésion qui se produit dans un accident survenu par le fait ou à l’occasion d’un travail doit être considérée, sauf preuve contraire, comme résultant d’un accident du travail ». Il appartient ainsi à l’employeur qui entend la renverser de rapporter la preuve contraire en démontrant que les lésions, soins et arrêts de travail litigieux ont, en totalité ou pour partie, une cause totalement étrangère au travail.
En parallèle, l’article L. 411-1 du Code de la sécurité sociale instaure, de fait, une présomption d’imputabilité de l’accident survenu sur le lieu et pendant le temps de travail. Il en découle que, dès lors que l’accident survient hors lieu et temps de travail, cette présomption d’imputabilité est renversée, à charge pour le salarié de démontrer que son travail est à l’origine de l’accident. Et c’est bien cette présomption d’imputabilité qui est majoritairement à la source de nombre de contentieux !
II – Des accidents hors temps et lieu de travail reconnus comme accidents du travail
Malheureusement, les tentatives de suicide et décès par suicide sont fréquents dans les litiges relatifs à la qualification d’accident du travail…
Ainsi, par exemple, a été reconnue comme accident du travail la tentative de suicide d’un salarié à son domicile alors qu’il était en arrêt maladie, les juges ayant retenu que l’équilibre psychologique du salarié avait été gravement compromis à la suite de la dégradation continue des relations de travail et du comportement de l’employeur3. Ou encore le suicide d’un salarié à son domicile le lendemain de l’annonce de la fermeture définitive du site sur lequel il travaillait, les juges ayant relevé que l’élément déclencheur du passage à l’acte était professionnel (réunion de la veille au cours de laquelle le salarié s’était vu confirmer la fermeture du site) et qu’aucun élément ne permettait de relier le passage à l’acte à l’environnement personnel4.
De même la tentative de suicide d’un salarié – victime de harcèlement en raison de son mandat de représentant du personnel – sur son lieu de travail mais en dehors de ses horaires de travail revêt un caractère professionnel, les juges ayant constaté qu’elle avait été causée par l’imminence de son licenciement pour faute grave5.
Dans une affaire récente, la cour d’appel d’Amiens s’est prononcée sur le caractère professionnel d’un accident survenu à une salariée en télétravail pendant sa pause déjeuner. Si le lieu de travail ne posait pas de souci particulier puisque l’accident survenu sur le lieu où est exercé le télétravail pendant l’exercice de l’activité professionnelle du télétravailleur est présumé être un accident du travail, il en était autrement du moment où avait eu lieu l’accident. La CPAM avait en effet refusé de prendre en charge l’accident au titre de la législation sur les risques professionnels, en considérant que la salariée avait chuté après avoir effectué son pointage lors de sa pause méridienne en descendant les escaliers pour se rendre dans sa cuisine au rez-de-chaussée. Elle estimait que la salariée ne se trouvait pas dans les plages horaires du télétravail et n’était donc plus sous la subordination de son employeur. Mais la cour d’appel n’a pas analysé les circonstances de la même manière et a reconnu l’accident comme accident du travail : la pause déjeuner étant prévue par l’employeur comme une plage horaire variable assimilable au temps de travail, la salariée n’avait pas interrompu son travail pour un motif personnel, de sorte qu’elle bénéficiait bien de la présomption d’imputabilité6.
La même cour d’appel avait eu à juger, quelques mois plus tôt, de la fracture de la main d’une salariée à la suite d’une chute en patins à glace à 18h30, alors qu’elle participait à une formation du CSE (comité social et économique) qui s’était achevée à 17h00 dans une ville différente de son lieu de domicile. L’employeur estimait que l’accident s’était produit à un moment où la salariée n’était plus sous son autorité, qu’il était survenu hors du temps et du lieu de travail, et qu’il ne pouvait par conséquent être pris en charge au titre de la législation professionnelle. Mais les juges, relevant que l’accident était survenu pendant le temps de la mission accomplie par la salariée pour le compte de son employeur, ne l’ont pas entendu de la même manière et ont retenu la présomption d’imputabilité, charge à l’employeur de démontrer que la salariée avait interrompu sa mission pour un motif personnel. Or tel n’était pas le cas puisque celle-ci se trouvait dans la ville où se déroulait sa mission, et qu’elle était partie se distraire avec ses collègues en fin de journée, la formation reprenant le lendemain matin. Elle restait dès lors placée sous l’autorité et le contrôle de son employeur7.
En cas d’accident survenu au cours d’une mission professionnelle, la jurisprudence est en effet constante sur le fait que le salarié doit bénéficier de la protection sociale relative aux accidents du travail, et ce peu important que l’accident survienne à l’occasion d’un acte professionnel ou d’un acte de la vie courante, sauf si l’employeur qui conteste le caractère professionnel de l’accident ou la CPAM qui refuse de le prendre au charge au titre de la législation professionnelle renverse la présomption d’imputabilité en prouvant que le salarié victime a interrompu sa mission pour un motif personnel. Et la preuve de l’interruption de la mission est généralement difficile à apporter…
Dans le même esprit, comment qualifier la chute en skateboard d’une salariée, hôtesse de l’air, en allant déjeuner dans un restaurant lors d’une escale d’un vol long-courrier ? Là encore, l’employeur considérait qu’il n’existait pas de preuve que l’accident se soit produit par le fait ou à l’occasion du travail, le lien de subordination n’étant pas établi alors que l’accident était survenu au cours d’une activité personnelle n’ayant pas de relation avec le travail. Mais, comme dans le cas précédemment évoqué, la cour d’appel de Paris retient le caractère professionnel de l’accident : le vol de retour n’ayant pas encore eu lieu, la salariée était bien en mission lors de la survenance de l’accident ; le fait que la salariée ait choisi d’aller déjeuner lors d’une journée de repos rémunérée par l’employeur au cours d’une mission dans un restaurant à l’extérieur de l’hôtel ne constituait pas une volonté manifeste de se soustraire à l’autorité de l’employeur mais un acte de la vie courante sans caractère exceptionnel ; la salariée était donc bien sous la subordination de son employeur lors de l’accident8.
Et que penser de l’accident de ski dont a été victime une salariée qui participait à un séminaire organisé par son employeur dans une station alpine ? Pour refuser la prise en charge de l’accident au titre de la législation professionnelle, la CPAM faisait valoir qu’il était survenu au cours d’une journée libre au terme du séminaire, que l’activité sportive n’était pas encadrée ni même prise en charge par l’employeur, et que les salariés devaient payer eux-mêmes les forfaits. Elle en concluait que la victime n’était plus dans une relation de subordination vis-à-vis de son employeur. Mais ni les juges du fond ni la Cour de cassation n’envisagent l’affaire de la même manière. Il ressortait en effet des débats que durant cette journée de détente prévue en fin de séminaire où les participants étaient libres de se livrer aux activités sportives qu’ils souhaitaient, journée rémunérée comme du temps de travail, les salariés restaient soumis à l’autorité de la société organisatrice du séminaire même si l’activité sportive n’était pas encadrée et qu’ils devaient payer eux-mêmes les forfaits. La CPAM ne rapportait dès lors pas la preuve que la salariée avait interrompu sa participation au séminaire organisé par l’employeur et l’accident devait bien être considéré comme un accident du travail9.
La même solution a été retenue pour un accident plus grave ayant entraîné le décès du salarié qui participait à une séance de pilotage de karting dans le cadre d’un séminaire commercial organisé par son employeur, malgré le fait qu’au moment de son malaise cardiaque le salarié se trouvait au repos et regardait ses collègues évoluer sur la piste, et même en l’absence d’autopsie, celle-ci n’étant pas à elle seule de nature à faire obstacle à l’application de la présomption d’imputabilité de l’accident10.
Plus surprenant, le décès d’un technicien de sécurité victime d’un malaise cardiaque survenu lors d’un déplacement professionnel après un rapport sexuel avec une femme qu’il avait rencontrée. L’employeur contestait le caractère professionnel de l’accident en faisant valoir que le salarié avait sciemment interrompu sa mission pour un motif uniquement dicté par son intérêt personnel, indépendant de son emploi, et qu’il n’était plus en mission pour le compte de son employeur au moment où il avait été victime du malaise cardiaque. Son décès n’était donc pas imputable à son travail mais bien à l’acte sexuel qu’il avait eu avec une parfaite inconnue… Mais la cour d’appel de Paris ne suit pas les arguments de l’employeur, celui-ci ne justifiant pas d’un emploi du temps auquel aurait été tenu son salarié, ni qu’au moment où le malaise est survenu le salarié était soumis à des obligations professionnelles précises. Le salarié n’avait donc pas interrompu sa mission pour accomplir un acte totalement étranger à celle-ci et le fait que l’accident soit survenu à l’issue d’un rapport sexuel consommé dans un lieu autre que la chambre d’hôtel que la société lui avait réservée ne permettait pas à lui seul de considérer que le salarié s’était placé hors de la sphère de l’autorité de l’employeur11.
Moins tragique enfin, la chute d’un salarié en mission en Chine à 3h00 du matin alors qu’il dansait en discothèque. Le salarié avait glissé et s’était blessé à la main. La CPAM avait pris en charge l’accident au titre de la législation professionnelle, malgré les réserves émises par l’employeur qui considérait que les circonstances de temps et de lieu caractérisaient l’interruption de sa mission pour un motif personnel. Mais les juges du fond avaient relevé que la seule présence du salarié dans une discothèque ne suffisait pas à démontrer qu’il n’existait aucun lien entre celle-ci et l’activité professionnelle du salarié, qu’aucun des éléments versés aux débats ne permettait d’exclure qu’il se serait rendu en discothèque pour les besoins de sa mission en Chine, que sa présence en ce lieu pouvait avoir pour but, par exemple, d’accompagner des clients ou collaborateurs ou de répondre à une invitation dans le cadre de sa mission et que l’indication dans le courrier de réserves qu’il se serait rendu en discothèque « de sa propre initiative » ne résultait que d’une simple affirmation de l’employeur. L’employeur ne rapportait donc pas la preuve que le salarié avait interrompu sa mission pour un motif personnel lors de la survenance de l’accident litigieux, ce dont il résultait que celui-ci bénéficiait de la présomption d’imputabilité au travail12.
On l’aura donc compris, l’accident survenu en mission est présumé être un accident du travail et la preuve de l’interruption de la mission pour un motif personnel semble bien difficile à rapporter !
Notes de bas de pages
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1.
Cass. 2e civ., 18 oct. 2005, n° 04-30352.
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2.
Cass. ch. réunies, 7 avr. 1921.
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3.
Cass. 2e civ., 22 févr. 2007, n° 05-13771.
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4.
Cass. 2e civ., 7 avr. 2022, n° 20-22657.
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5.
Cass. 2e civ., 1er juin 2023, n° 21-17804.
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6.
CA Amiens, 2 sept. 2024, n° 23/00964.
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7.
CA Amiens, 21 mai 2024, n° 22/02047.
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8.
CA Paris, 26 avr. 2024, n° 21/02321.
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9.
Cass. 2e civ., 21 juin 2018, n° 17-15984.
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10.
Cass. 2e civ., 8 janv. 2099, n° 07-20911.
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11.
CA Paris, 17 mai 2019, n° 16/08787.
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12.
Cass. 2e civ., 12 oct. 2017, n° 16-22481.
Référence : AJU015w6