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Santé au travail : des sénatrices appellent à « chausser les lunettes du genre »

Publié le 22/09/2023
Santé au travail : des sénatrices appellent à « chausser les lunettes du genre »
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Le monde du travail est un monde d’hommes ! Voilà le constat qui ressort de la lecture du rapport d’information du Sénat : « Santé des femmes au travail : des maux invisibles ». Sous l’égide d’Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes, quatre sénatrices ont été à la rencontre des salariés, employeurs et institutionnels régissant le monde du travail. Leur rapport interpelle. On y apprend, par exemple, que les maladies professionnelles féminines sont peu étudiées, que les équipements professionnels sont pensés pour le corps masculin. En juin 2023, les quatre rapporteures présentaient leurs observations à la presse. Elles cherchent à rendre visible « l’invisible qui fait mal » et formulent 23 recommandations autour de trois grands axes : chausser systématiquement les lunettes du genre, développer et adapter la prévention à destination des femmes, mieux prendre en compte la santé sexuelle et reproductive au travail, en particulier les pathologies menstruelles incapacitantes et les symptômes ménopausiques.

En enquêtant sur la santé des femmes au travail, Laurence Cohen (groupe communiste, Val-de-Marne), Annick Jacquemet (Union centriste, Doubs), Marie-Pierre Richer (Les Républicains, Cher), Laurence Rossignol (groupe socialiste, Oise) disent s’être heurtées à une première difficulté : le manque de chiffres. Il existe, assurent-elles, très peu de recherches sur les risques professionnels et la santé dans les secteurs d’activité à prédominance féminine. « Les statistiques sexuées sont apparues il y a une dizaine d’années mais demeurent réduites. Et quand ces données existent elles sont insuffisamment exploitées. L’Asurance maladie dispose de statistiques par sexe sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, mais elle n’en fait aucune communication et ne montre aucun intérêt pour les analyses sexuées croisées », développe Annick Jacquemet. « Or, sans analyser ces chiffres, il est impossible de mettre en œuvre des politiques publiques de prévention de la santé des femmes. »

Les employeurs et les acteurs de la prévention s’intéressent aux employés de façon indifférenciée, « aveugle au genre ». Seulement, estiment les sénatrices, cette absence de distinction a une conséquence : comme en grammaire, le masculin l’emporte sur le féminin. « Cette supposée neutralité conduit à se focaliser sur le travailleur masculin. Les postes de travail et les équipements sont basés sur les références anthropométriques d’un homme moyen. Seulement, un homme n’est pas taillé comme une femme », décrypte en effet Annick Jacquemet. Cette neutralité affichée, en réalité défavorable aux femmes, s’exerce y compris dans des secteurs à prédominance féminine, comme celui du nettoyage. C’est ainsi, par exemple, que les soignantes ou les femmes de ménage travaillent avec des masques respiratoires trop grands, des gants qui flottent autour de leurs mains et laissent passer les produits détergents… il en va de même dans les usines, où les lignes de montage ne sont pas adaptées aux corps féminins. « Les employeurs expliquent leur réticence à adopter une approche genrée de peur de discriminer les femmes. Cela explique l’absence quasi totale de mise en œuvre de l’évaluation sexuée des risques professionnels pourtant prévue par la loi no 2014-873 du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre femmes et hommes », poursuit Annick Jacquemet.

Une pénibilité au travail à repenser au féminin

Ce constat posé, on s’étonne peu d’apprendre que les politiques publiques de prévention et de réparation sont pensées pour les risques professionnels masculins, comme le port de charges lourdes. La pénibilité du travail féminin, caractérisée surtout par les tâches répétitives qui provoquent des troubles musculosquelettiques, est considérée comme moins dangereuse. Les sénatrices évoquent à ce sujet un « invisible qui fait mal ». « Les hommes sont exposés à des dangers visibles, engageant le pronostic vital tel que les accidents mortels et le contact avec l’amiante », pose Marie-Pierre Richer. « Les femmes sont affectées à des tâches dites plus fines, qui sont également plus répétitives. Cela a un effet délétère sur la santé physique et psychique ». Le rapport des sénatrices rappelle que les troubles musculosquelettiques constituent la première maladie professionnelle depuis 20 ans et que 60 % des personnes qui en souffrent sont des femmes. En plus des troubles musculosquelettiques, celles-ci encourent, en travaillant, davantage de risques psychosociaux et des risques de violences sexistes et sexuelles. La souffrance psychique semble également concerner plus les femmes que les hommes : elles sont trois fois plus nombreuses que les hommes à signaler des souffrances psychiques au travail. Marie-Pierre Richer rappelle que 20 % d’entre elles ont déclaré avoir subi au moins un fait de violence dans l’année 2022 et que les accidents du travail pour les femmes ont augmenté de 42 % entre 2001 et 2019. Autre chiffre qui interpelle : seulement 23 % des personnes bénéficiant d’un compte professionnel de prévention sont des femmes. La sénatrice Annick Jacquemet évoque également le retour à l’emploi après un cancer : « Une question jamais prise en compte sous le prisme du genre, alors que les femmes sont atteintes par le cancer à un âge plus précoce, quand elles sont encore en activité : 50 % des cancers du sein sont diagnostiqués chez les femmes de moins de 63 ans et 20 % de moins de 50 ans ».

Les autrices du rapport s’intéressent particulièrement à quatre secteurs très féminisés : ceux du care, du nettoyage, des métiers de représentation et de la grande distribution. Les infirmières, aides-soignantes, aides à domicile qui constituent la grande majorité des professionnels du soin sont soumises à un port répétitif de charge dépassant les 25 kg autorisés et sont de ce fait particulièrement sujettes aux troubles musculosquelettiques. Elles sont également souvent soumises au travail de nuit, qui, d’après une étude de l’Inserm, augmente le risque de cancer du sein de 26 %. « En février 2023, une infirmière de Moselle ayant travaillé de nuit pendant 28 ans à l’hôpital a obtenu la reconnaissance de son cancer en maladie professionnelle. Nous espérons que ce cas fera jurisprudence », souligne Marie-Pierre Richer. En ce qui concerne le secteur du nettoyage, les sénatrices rappellent que les femmes qui y travaillent sont exposées en moyenne à sept agents cancérogènes présents dans les produits d’entretien courants. Dans les métiers de représentation, qui regroupent les hôtesses d’accueil et les mannequins, les femmes sont fréquemment exposées à des risques psychosociaux et des troubles de l’alimentation. Dernier focus du rapport, le secteur de la grande distribution, féminisé à 60 %. Là encore, les salariées souffrent de troubles musculosquelettiques, pointent les sénatrices, qui atténuent ce constat d’une note optimiste en mentionnant une étude de Santé Publique France, selon laquelle la mise en place des caisses automatiques a permis de faire baisser ces affections. « Des actions sont possibles et peuvent être suivies d’effets », en conclut Marie-Pierre Richer.

La sénatrice du Val-de-Marne, Laurence Cohen, vient ensuite présenter les préconisations du groupe de travail. Elle ne mâche pas ses mots pour pointer les conséquences du « patriarcat » dans le monde du travail. « Le patriarcat a des conséquences sur les rôles assignés aux femmes dans toutes les sphères de la société et notamment dans le travail », estime-t-elle. Elle appelle à penser « des politiques de prévention réellement basées sur le genre ». « Différencier ne veut pas dire discriminer. Il faut systématiquement chausser des lunettes de genre en matière de santé au travail si on veut faire évoluer les conditions de travail que subissent les femmes ». Depuis 2014, la loi introduit le principe d’une évaluation des risques professionnels tenant compte du genre et de l’exposition de risque en fonction du sexe. Mais elle n’est pas suffisamment appliquée : moins de la moitié des entreprises de moins de 150 salariés disposent d’un document unique d’évaluation des risques professionnels alors qu’il s’agit d’une obligation légale, rappellent les sénatrices. Et quand ce document existe, il fait rarement l’objet d’une approche différenciée. Laurence Cohen dénonce le plan de santé au travail établi par le gouvernement pour la période 2021-2025. Celui-ci propose 4 axes stratégiques et 34 actions : une seule action est spécifiquement dédiée à l’égalité des femmes et des hommes. « Nous recommandons que le plan pour 2026-2030 ait une approche genrée au travail. Cela doit être un axe stratégique majeur. Nous préconisons des mesures de prévention primaire et secondaire, notamment dans les secteurs féminisés, et l’amélioration de la prévention des maladies professionnelles et de la pénibilité du travail des femmes. » À ceux qui s’agaceraient que l’on distingue femmes et hommes, elle oppose un argument fédérateur : « améliorer les conditions de travail pour les femmes, c’est faire progresser les conditions de travail de toute l’entreprise ».

Pour une prise en compte des contraintes physiologiques

En plus du sujet des maladies professionnelles, les sénatrices invitent les employeurs à s’intéresser au corps féminin et à ses contraintes biologiques. Dans la dernière partie du rapport, les sénatrices décrivent la santé sexuelle et reproductive comme un « nouveau champ de conquêtes sociales pour les femmes ». Il revient à Laurence Rossignol, ancienne ministre en charge du Droit des femmes et aujourd’hui vice-présidente du Sénat, de développer cette thématique. « Être une femme en âge de travailler, c’est avoir des règles, une ou des grossesses, qui peuvent faire l’objet d’une assistance médicale à la procréation, une ou des fausses couches, connaître la ménopause… il faudrait que les employeurs intègrent ces données », avance-t-elle avec son franc-parler habituel. Si la grossesse est déjà prise en compte dans le droit du travail et de la sécurité sociale, les sénatrices proposent d’aller plus loin en assouplissant les régimes d’absence autorisée par la loi pour une meilleure inclusion du ou de la conjointe dans le projet de famille du couple. Par ailleurs, les sénatrices se saisissent d’autres sujets qui émergent dans le débat public, comme la prise en charge de l’endométriose, maladie chronique qui touche une femme sur dix. « C’est un angle mort de la réflexion sur l’égalité professionnelle. Il faudrait l’inscrire sur la liste des affections longue durée exonérantes », estiment les rapporteures. Autre sujet émergent : le congé menstruel, porté par des associations féministes et mis en place récemment dans la ville de Saint-Ouen, où les employées de la mairie peuvent désormais être arrêtées sans jour de carence en cas de règles douloureuses. Le sujet a été vivement débattu par les quatre sénatrices, rapporte Laurence Rossignol. Si toutes y sont dans l’absolu favorable, certaines d’entre elles sont arrêtées par la crainte que la revendication d’un tel congé puisse se retourner contre les femmes, en devenant un facteur supplémentaire de discrimination. « Pour cette raison, le rapport ne recommande pas la création d’un droit au congé menstruel. Je m’autorise pour ma part à dire que j’y suis favorable », précise Laurence Rossignol. « Les femmes ont beaucoup serré les dents depuis qu’elles sont arrivées dans le monde du travail : elles ont accouché le plus vite possible, ont pris des congés maternité les plus courts possible, n’ont pas montré la souffrance liée aux règles ou à la ménopause. Cette stratégie n’a pas totalement fait ses preuves : d’une part, les inégalités liées à la maternité sont toujours importantes, d’autre part, les femmes souffrent. Peut-être faudrait-il faire autrement. » Pour la sénatrice, le débat sur le congé menstruel est ouvert. « On en reparlera », promet-elle.

Enfin, le rapport mentionne la ménopause, le « dernier des tabous féminins ». « La ménopause concerne 100 % des femmes de plus de 55 ans. 500 000 femmes entrent en ménopause chaque année. Seulement 6 % des femmes sont traitées alors que la symptomatologie touche 25 % des femmes. Il faudrait actualiser les recommandations de la Haute autorité de santé pour changer la culture du traitement de la ménopause », précise encore Laurence Rossignol.

En définitive, les sénatrices demandent que la féminité, et tout ce qu’elle implique, soit prise en compte par le monde du travail. Un changement de culture majeur. « Les nouvelles générations ont décidé qu’elles ne cacheraient pas ce que c’est d’être une femme, d’avoir des règles », salue Laurence Rossignol. Les sénatrices semblent avoir décidé de leur emboîter le pas.

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