Vie personnelle du salarié et pouvoir disciplinaire de l’employeur – attention, terrain glissant !

Par une décision du 22 janvier 2025, la chambre sociale de la Cour de cassation est venue rappeler qu’un fait tiré de la vie personnelle du salarié ne peut, en soi, justifier un licenciement pour faute. Consacré depuis longtemps en jurisprudence, ce principe invite l’employeur à agir de manière presque contre-intuitive et à renoncer à son premier réflexe consistant à vouloir user de son pouvoir disciplinaire pour sanctionner un comportement répréhensible à ses yeux. Il est même invité, le plus souvent, à se positionner sur un autre motif, dénué cette fois de toute coloration disciplinaire. Analyse.
Les faits de l’espèce (qui remontent à 2015) semblaient pourtant éloquents.
À l’occasion d’une croisière organisée par l’employeur afin de récompenser les salariés lauréats d’un concours interne, croisière pendant laquelle la rémunération était maintenue, une salariée a visiblement souhaité se détendre en fin de soirée en fumant le narguilé dans sa cabine en présence de sa collègue qui, pour la petite histoire, était enceinte. Elle a donc obstrué le détecteur de fumée, au mépris évidemment des consignes de sécurité à bord et a oublié de remettre ensuite les choses en place. Branle-bas de combat : l’obstruction ayant été découverte le lendemain par le personnel de nettoyage, la salariée a été débarquée sur ordre du commandant de bord, générant, par ailleurs, des frais d’hébergement et de rapatriement pour l’entreprise.
À son retour, elle fait l’objet d’une procédure disciplinaire au terme de laquelle son contrat est rompu pour faute simple.
L’employeur prend soin de motiver le licenciement disciplinaire, jugeant le comportement de la salariée parfaitement inadapté, lequel a porté atteinte au bon déroulement de la croisière et à l’image de l’entreprise. La lettre de licenciement fait état d’une atteinte à la sécurité de tous les passagers, et ce, malgré les consignes de sécurité qui avaient été rappelées par l’employeur lors de la réunion d’information qui avait eu lieu après l’embarquement.
Plus encore, et au-delà du non-respect des consignes de sécurité, l’employeur fait également valoir que son attitude montrait « un manque de respect total » envers sa collègue enceinte, à laquelle la salariée avait « non seulement imposé la fumée » de son narguilé, mais l’avait également exposée au risque lié à la sécurité en cas d’incendie.
L’employeur ajoute que cette situation a troublé le bon déroulement de ce voyage professionnel, engendrant le débarquement anticipé de la salariée et l’engagement de frais pour organiser son rapatriement.
Ces agissements ont, enfin, été considérés comme totalement contraires aux principes qui régissent le cadre professionnel, l’employeur ayant pris soin de rappeler que la définition de fonction, disponible sur l’intranet de l’entreprise, incluait un volet « Savoir-Être » et « Exemplarité ».
Bref, les faits semblaient éloquents mais le motif disciplinaire choisi par l’employeur, probablement échaudé par ces agissements mettant potentiellement en cause son obligation de sécurité, n’a pas convaincu les juges.
Pour disqualifier le licenciement, les juges se sont en effet placés sur le terrain de l’atteinte à la vie personnelle. Les faits se sont déroulés, certes pendant une croisière organisée par l’employeur, mais la salariée ne se trouvait pas sur son temps de travail lorsqu’elle a commis les agissements, pas plus qu’elle n’était soumise à un lien de subordination. Selon les juges du fond, « elle ne se trouvait même pas soumise aux règles en vigueur au sein de l’entreprise, puisque les faits ont eu lieu en dehors du lieu de travail ».
Partant, la vie personnelle de la salariée l’emporte, dans ces circonstances, sur le pouvoir disciplinaire de l’employeur, en lui faisant échec.
L’employeur pensait sans doute avoir suivi les consignes de la Cour de cassation. En 2014, la jurisprudence avait en effet validé le licenciement pour faute grave d’un salarié qui, au cours d’un voyage également organisé par l’employeur pour récompenser les lauréats d’un concours interne, avait eu un comportement agressif et violent envers ses supérieurs et ses collègues de travail1. En l’espèce, la cour d’appel avait retenu que les faits reprochés, commis en dehors du temps et du lieu de travail, relevaient de la vie privée, et ce, même si des collègues étaient présents. Mais, pour la Cour de cassation, les faits de menaces, insultes et comportements agressifs commis à l’occasion de ce séjour se rattachaient à la vie de l’entreprise et justifiaient donc un licenciement pour faute grave.
Pas simple donc de s’y retrouver pour l’employeur. Où mettre le curseur ?
Il faut dire que le droit à la vie privée (ou personnelle) a évolué en dix années et le terrain reste encore glissant.
Il faut toutefois retenir, et l’arrêt en présence le confirme, que le licenciement disciplinaire fondé sur un agissement tiré de la vie personnelle du salarié n’est possible qu’à la condition que l’agissement en cause caractérise un manquement de l’intéressé à une obligation de son contrat de travail (loyauté, exclusivité). À défaut, l’employeur doit abandonner l’usage de son pouvoir disciplinaire au profit d’un autre motif, dénué de toute coloration disciplinaire, à savoir le trouble objectif.
Le trouble objectif ou caractérisé impactant le fonctionnement de l’entreprise peut, par exception, venir au secours de l’employeur lorsque les faits de la vie personnelle ne sont pas suffisants pour caractériser une véritable faute disciplinaire2.
D’origine jurisprudentielle, cette cause réelle et sérieuse de licenciement dénuée de tout caractère disciplinaire suppose de démontrer un trouble objectif qui impacte le fonctionnement de l’entreprise. Dans les faits, l’employeur doit établir que l’agissement tiré de la vie personnelle du salarié est de nature à rendre impossible le maintien du salarié dans l’entreprise sans dommages pour cette dernière3, compte tenu de ses répercussions sur le fonctionnement de l’entreprise, son image de marque ou sa réputation commerciale et économique4.
La Cour de cassation l’a par exemple retenu s’agissant d’un salarié qui avait exercé, en dehors du lieu de travail, des violences sur sa concubine, également salariée de l’entreprise, ce comportement ayant entraîné son arrestation sur le lieu de travail5. L’employeur pouvait en effet craindre la survenance de nouveaux incidents. Le licenciement pour trouble objectif (non disciplinaire donc) était ainsi le bon choix.
Dans l’arrêt ici commenté, l’employeur avait tenté de renforcer le licenciement disciplinaire de la salariée en invoquant également un trouble objectif. À l’instar de la cour d’appel, cet argument n’a pas non plus convaincu la Cour de cassation car le trouble objectif ne permet pas de prononcer une sanction disciplinaire à l’encontre de celui par lequel il est survenu6 et, partant, ne peut fonder un licenciement de nature disciplinaire7. Dans ces conditions, la Cour de cassation en déduit que les juges de la cour d’appel n’avaient pas à procéder à la recherche de ce trouble objectif, qui ne pouvait soutenir utilement le licenciement disciplinaire perpétré.
L’employeur aurait donc probablement dû motiver le licenciement sur la base du seul trouble objectif causé par la situation, sans aucune connotation disciplinaire. Mais ici encore, le doute est permis.
En effet, dans l’arrêt de la cour d’appel, les juges du fond ont considéré que le trouble objectif n’était pas suffisamment démontré, notamment parce que le fonctionnement de l’entreprise était peu influencé par l’opinion des membres de l’équipage en cause, encore moins par les passagers présents. L’altération du fonctionnement de l’entreprise – ici la réputation de la société – suppose donc une caractérisation démontrable et matériellement vérifiable.
L’employeur doit donc faire un choix entre le motif disciplinaire et le trouble objectif et ne peut se prévaloir de ces deux motifs à l’occasion d’un licenciement fondé sur un agissement tiré de la vie personnelle du salarié.
En l’absence de cause réelle et sérieuse, la violation de la vie personnelle du salarié sur laquelle est fondé le licenciement conduit à réparer le préjudice causé au salarié par l’application du barème Macron8.
Cependant, et ce sera notre dernier point, les conséquences peuvent être différentes si les juges considèrent que le licenciement repose, plus précisément, sur « l’intimité de la vie privée » du salarié. Plus circonscrite que la notion de « vie personnelle », l’intimité de la vie privée du salarié constitue une liberté fondamentale éminemment protégée. En cas de violation par l’employeur d’une telle liberté, la rupture prononcée encourt alors la nullité et fait échec à l’application du barème Macron pour lui substituer une indemnisation bien plus généreuse9. Tel est le cas lorsque le licenciement perpétré se fonde sur des propos, certes sexistes, d’un salarié, échangés via sa messagerie professionnelle et qui n’étaient pas destinés à être rendus publics10. En l’espèce, la Cour de cassation a rappelé que le salarié a droit, même au temps et au lieu de travail, au respect de l’intimité de sa vie privée et que cela implique, en particulier, le secret des correspondances.
Vie personnelle, vie privée, intimité de la vie privée… de quoi s’y perdre. Toute la difficulté tient donc au fait de tracer une ligne entre toutes ces notions.
L’employeur doit ainsi se poser les questions suivantes :
- les faits commis relèvent-ils de la vie personnelle du salarié, voire de l’intimité de sa vie privée ?
- si les faits commis relèvent de la vie personnelle du salarié, constituent-ils un manquement à une obligation contractuelle (permettant un licenciement disciplinaire) ? À défaut, constituent-ils un trouble objectif pour l’entreprise (permettant un licenciement non disciplinaire) ?
- si les faits commis relèvent de l’intimité de la vie privée (par exemple, le secret des correspondances), il conviendra d’être excessivement prudent, jusqu’à renoncer au licenciement ?
De quoi inviter les employeurs à la réflexion avant le passage à l’action !
Notes de bas de pages
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1.
Cass. soc., 8 oct. 2014, n° 13-16.793.
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2.
S. Mayoux, « Le périlleux recours au licenciement pour trouble objectif au fonctionnement de l’entreprise », JSL, n° 567, 7 juill. 2023.
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3.
P. H. Antonmattéi, « Le licenciement pour trouble objectif », Dr. soc. 2012, p. 10.
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4.
Cass. soc., 28 avr. 2011, n° 09-67.037.
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5.
Cass. soc., 9 juill. 2002, n° 00-45.068.
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6.
Cass. ch. mixte, 18 mai 2007, n° 05-40.803.
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7.
V. tout récemment Cass. soc., 13 avr. 2023, n° 22-10.476.
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8.
C. trav., art. L. 1235-3.
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9.
C. trav., art. L. 1235-3-1.
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10.
Cass. soc., 25 sept. 2024, n° 23-11.860.
Référence : AJU017b7
