Une pierre supplémentaire à l’édifice jurisprudentiel du principe du déni de justice
En présence d’un litige entre un ancien salarié exécutant son contrat de travail à l’étranger et son ancien employeur, une société de droit étranger, les juridictions françaises ne sont pas compétentes, sur le fondement du déni de justice, si le litige est déjà pendant devant des juridictions étrangères, et ce même si l’ancien employeur étranger est la filiale d’une société française.
Cass. soc., 14 sept. 2017, no 15-26737
Une jurisprudence constante admet la compétence des tribunaux français dès lors qu’un demandeur est dans l’impossibilité d’obtenir une décision de justice à l’étranger et que la saisine des tribunaux français est le seul moyen d’éviter un déni de justice1.
Le déni de justice n’ayant, en tant que chef de compétence, vocation à s’appliquer que de manière exceptionnelle2, deux critères doivent être réunis pour que le juge français, normalement incompétent, le devienne sur la base de cette création prétorienne : l’absence de tout juge étranger susceptible de connaître du litige, d’une part et l’existence d’un rattachement avec la France, d’autre part.
L’exigence de ces deux critères cumulatifs se justifie en effet dans la mesure où la présence d’un simple risque de déni de justice à l’étranger ne peut suffire, à soi seul, à rendre les juridictions françaises compétentes car « les tribunaux français n’ont pas vocation à régir les dénis de justice commis dans le monde entier »3.
Au visa du principe du déni de justice, la chambre sociale de la Cour de cassation a ainsi, dans son arrêt du 14 septembre 2017, rendu un arrêt contenant l’attendu de principe suivant :
« Attendu que, si l’impossibilité pour une partie d’accéder au juge chargé de se prononcer sur sa prétention et d’exercer un droit qui relève de l’ordre public international constitue un déni de justice fondant la compétence de la juridiction française lorsqu’il existe un rattachement avec la France, la seule détention par une société française d’une partie du capital d’une société étrangère ne constitue pas un lien de rattachement au titre du déni de justice (…) »4.
Dans cette affaire, les salariés d’une société de droit gabonais avaient été licenciés pour motif économique en 1992 à la suite de la fermeture de la ligne ferroviaire exploitée par cette société, ce qu’ils avaient contesté devant la justice congolaise. Près de 20 ans après, aucune décision au fond n’était toutefois intervenue, sans qu’il soit possible de déterminer la date à laquelle l’affaire pourrait être examinée.
Ces salariés ont alors saisi le conseil des prud’hommes de Paris à l’encontre de leur ancien employeur, société de droit congolais, et des trois filiales de cette dernière, ayant leur siège social à Paris.
La cour d’appel de Paris s’était en l’espèce déclarée compétente au motif, d’une part, que l’absence de décision par les juridictions gabonaises durant une période aussi longue était contraire au principe en vertu duquel la justice devait être rendue dans un délai raisonnable, caractérisant ainsi un déni de justice et, d’autre part, que la société de droit congolais était entre-temps devenue la filiale d’une société française.
La Cour de cassation casse et annule donc l’arrêt d’appel en considérant que le déni de justice n’était pas caractérisé dans la mesure où il ressortait des constatations de la cour d’appel que la juridiction étrangère était saisie du litige et que l’impossibilité pour les salariés concernés d’accéder à un juge chargé de se prononcer sur leur prétention n’était pas établie, tout en précisant que « (…) la seule prise de participation par une société française dans le capital de la société Comilog (de droit gabonais) n’était pas un lien de rattachement au titre du déni de justice ».
Il ressort donc de cet arrêt que la saisine d’un juge étranger suffit pour que la condition tenant à l’impossibilité pour une partie d’accéder au juge ne soit pas remplie, peu importe les difficultés rencontrées au cours de cette instance étrangère.
C’est surtout le critère du rattachement avec la France que vise l’attendu de principe de l’arrêt. Le rattachement avait déjà été retenu par la jurisprudence pour des motifs divers, comme la nationalité française du demandeur5 ou bien encore le choix par les parties d’un centre d’arbitrage situé à Paris6.
La Cour de cassation avait également admis un tel rattachement dans le cadre d’une action engagée par une salariée à l’occasion de son passage en France, qui n’était pourtant que temporaire, et alors que le lieu d’exécution habituelle du contrat de travail, la résidence des parties ainsi que tous les autres critères de localisation étaient situés au Nigeria7.
À l’inverse, la Cour de cassation avait refusé de constater l’existence d’un lien de rattachement suffisant avec la France pouvant justifier la compétence du juge français lorsque la demande, bien que portée par un demandeur français, visait l’évaluation de biens immobiliers situés à l’étranger8.
On sait dorénavant que le rattachement ne peut résulter d’un lien d’actionnariat avec une société française. Ce faisant, la Cour de cassation choisit de restreindre les cas d’ouverture au juge français en écartant un critère, le lien d’actionnariat, qui en tant que tel aurait pu paraître purement formel et contrevenir au principe d’autonomie des personnes morales au sein d’un groupe.
Par son attendu de principe et sa publication au Bulletin, la Cour de cassation a manifestement souhaité conférer une portée jurisprudentielle à cet arrêt qui renforce la sécurité juridique en définissant plus précisément la notion de déni de justice et, plus particulièrement, de rattachement avec la France. Cet arrêt est par conséquent le bienvenu, même si la notion du déni de justice reste suffisamment floue pour mériter, à l’avenir, des précisions complémentaires, y compris en ce qui concerne l’impossibilité pour une partie d’accéder au juge.
Notes de bas de pages
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1.
« Compétence des tribunaux français à l’égard des litiges internationaux », JCl. Civil Code, art. 14 et 15, fasc. 21, n° 90.
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2.
Mémento procédure civile 2018/2019, Francis Lefebvre, n° 61190.
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3.
Ponsard A., note in J. 1961, p. 426 et R. 1970, p. 309, in « Compétence des tribunaux français à l’égard des litiges internationaux », JCl. Civil Code, art. 14 et 15, fasc. 21, n° 102.
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4.
Cass. soc., 14 sept. 2017, n° 15-26737.
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5.
Cass. soc., 25 janv. 2005, n° 04-41012.
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6.
Cass. 1re civ., 1er févr. 2005, n° 01-13742.
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7.
Cass. soc., 10 mai 2006, n° 03-46593.
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8.
Cass. 1re civ., 7 janv. 1982, n° 80-11870.