L’invalide abolition napoléonienne de la traite négrière
Les dates anniversaires ne manquent pas pour célébrer l’empereur ou pour rappeler qu’il a rétabli progressivement l’esclavage en 1802. Ce reproche a tendance à balayer toutes les victoires impériales. Comment l’ogre corse peut-il prétendre sauvegarder les acquis de la Révolution tout en balayant la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen et l’abolition de l’esclavage du 4 février 1794 ? La boussole morale des législateurs est sacrifiée sur l’autel de la préservation de l’économie grâce au lobbying efficace des colons, mais c’est aussi une nécessité politique. La paix d’Amiens du 25 mars 1802 permet d’espérer le retour de saines relations diplomatiques avec l’Angleterre, et la France ne peut pas se permettre de demeurer l’unique nation abolitionniste. Aucune justification n’est suffisante ; pourtant un paradoxe demeure. Napoléon serait-il réellement favorable à l’esclavage, alors qu’il a lui-même aboli la traite ?
Napoléon demande dans son testament que ses cendres reposent sur les bords de la Seine, au milieu du peuple français. Louis-Philippe exhausse sa volonté en choisissant l’église Saint-Louis des Invalides, dernière demeure de l’Empereur depuis le 15 décembre 1840. Le cercueil est disposé dans la chapelle Saint-Jérôme le temps du choix du projet puis de la réalisation du tombeau impérial définitif par les architectes Louis-Tullius Visconti, Jules-Frédéric Bouchet et Alphonse-Nicolas Crépinet. La cérémonie de transfert du corps est présidée par Napoléon III, le 2 avril 1861. La crypte rappelle les hauts faits de Napoléon. Le cercle de marbre et les 12 statues monumentales entourant le sarcophage rappellent ses victoires militaires. Ses victoires civiles sont glorifiées par les bas-reliefs de la galerie circulaire : la Légion d’honneur, les grands travaux publics, l’administration, la pacification des troubles, la protection de l’industrie et du commerce, le Concordat, le Conseil d’État, la Cour des comptes, le Code civil et l’Université impériale. A priori le décret d’abolition de la traite des noirs devrait trôner parmi les plus grandes victoires de l’empereur, pourtant aucun bas-relief n’y fait allusion.
La traite n’a pas été abolie par le décret de 1794 mais l’interdiction de l’esclavage implique nécessairement la disparition de la traite. En réalité, aucune de ces deux abolitions n’est suivie d’effets significatifs. La traite perdure sans difficulté et la plupart des colonies n’en profitent pas. Les esclaves de Saint-Domingue ont proclamé leur liberté le 29 août 1793 et c’est sur proposition de leur propre délégation que la Convention reconnaît et étend l’abolition à toutes les colonies. La Martinique, Sainte-Lucie et Tobago sont prises par les Anglais mais le décret de 1794 redonne un nouveau souffle à la libération de la Guadeloupe ; passée à nouveau sous occupation française, les droits des anciens esclaves sont fortement limités et le travail strictement encadré. Les colons de l’archipel des Mascareignes ont tout simplement renvoyé les représentants de la Convention. En pratique, l’abolition de l’esclavage n’a été réellement effective qu’en Guyane. Mécaniquement, la confirmation de l’esclavage dans les colonies récupérées par le Traité d’Amiens, puis son rétablissement au cas par cas dans les colonies demeurées françaises ont des effets aussi modestes que l’abolition. Seuls les exploités de Guyane et de Guadeloupe perdent leur liberté, d’ailleurs déjà limitée en Guadeloupe. Le peuple noir de Saint-Domingue parvient à vaincre les troupes françaises et proclame l’indépendance d’Haïti le 1er janvier 1804.
Le rétablissement de la traite est explicitement prévu par l’article 3 du décret de mars 1802, bien qu’elle n’ait jamais cessée. En réalité ce n’est qu’une mesure temporaire, l’Empereur souhaitant supprimer la traite par le moyen d’un traité international. L’entente avec l’Angleterre est alors trop fragile pour mener un tel projet et la reprise des hostilités en mai 1803 l’enterre profondément. Ainsi, lorsqu’en mars 1807, l’empire britannique abolit la traite, il devient de facto le champion de l’abolition, érigeant l’interdiction internationale de la traite en arme politique. Les alliés des Britanniques sont sommés de suivre le même chemin, le Portugal graduellement à partir de 1810, la Suède en 1813, les Pays-Bas en 1814. L’abdication de Napoléon le 6 avril 1814 permet d’espérer l’abolition française. La première restauration de Louis XVIII est l’occasion idéale, d’où l’insertion par la Grande-Bretagne d’un article additionnel au Traité de Paris du 30 mai 1814 : « S. M. Très-Chrétienne, partageant sans réserve tous les sentiments de S. M. Britannique relativement à un genre de commerce que repoussent et les principes de la justice naturelle et les lumières des temps où nous vivons, s’engage à unir, au futur congrès, tous ses efforts à ceux de S. M. Britannique, pour faire prononcer par toutes les puissances de la chrétienté l’abolition de la traite des noirs, de telle sorte que ladite traite cesse universellement, comme elle cessera définitivement et dans tous les cas, de la part de la France, dans un délai de cinq années, et qu’en outre, pendant la durée de ce délai, aucun trafiquant d’esclaves n’en puisse importer, ni vendre ailleurs que dans les colonies de l’État dont il est sujet ».
Le premier objectif de cet article est d’assurer le soutien de la France au futur Congrès de Vienne de 1815 afin de convaincre l’Espagne et contraindre un Portugal encore réticent. Le second est l’abolition catégorique de la traite française dans les cinq ans. Talleyrand signe le traité en tant que plénipotentiaire de Louis XVIII, lequel confirme personnellement son accord le 15 juin. Le lobbying des colons et des armateurs n’a pourtant pas disparu et le maintien de la traite a tôt fait d’être transformé en un impératif patriotique. L’article additionnel du Traité de Paris est lâchement interprété, la certitude de l’abolition s’érodant au profit du délai qu’il conviendrait de repousser aux calendes grecques. Le ministre de la Marine, Antoine-François-Claude Ferrand, soutient ouvertement le maintien de la traite au nom de la prospérité intérieure, contre un Talleyrand étonnamment soucieux de respecter ses engagements. Sous la pression de ce dernier, Ferrand élabore un projet d’abolition réaliste le 5 novembre 1814 ; exactement ce qu’attend le diable boiteux pour négocier. Talleyrand envoie le même jour une lettre au ministre des Affaires étrangères britanniques, où il conditionne l’abolition de la traite à la restitution des colonies demeurées sous domination anglaise. Le chantage de Talleyrand suspend ainsi un projet d’abolition pourtant applicable dès l’automne 1814. Sur son initiative, les 8 principales puissances européennes ouvrent une conférence le 20 janvier 1815 pour délibérer sur l’abolition. Les diplomates signent le 8 février 1815 une déclaration d’abolition universelle de la traite. Le commerce des négres étant contraire aux principes d’humanité et de morale universelle, l’abolition universelle de la traite est présentée par les plénipotentiaires comme « une mesure particulièrement digne de leur attention, conforme à l’esprit du siècle et aux principes généreux de leurs augustes souverains, ils sont animés du désir sincère de concourir à l’exécution la plus prompte et la plus efficace de cette mesure par tous les moyens à leur disposition et d’agir, dans l’emploi de ces moyens, avec tout le zèle et toute la persévérance qu’ils doivent à une aussi grande et belle cause ». Une somptueuse profession de foi certes, mais non contraignante !
Pendant ce temps, Napoléon fomente son évasion de l’île d’Elbe. L’Aigle prend son envol et recouvre son nid le 20 mars, au loin les ennemis s’apprêtent déjà à l’en déloger. La victoire militaire est possible quoique incertaine, aussi l’Empereur cultive son affabilité diplomatique. Tout en aiguisant ses armes, il tente de se distinguer de Louis XVIII auprès des Britanniques, de revendiquer sa supériorité morale et son strict respect des engagements internationaux. Quel meilleur gage peut-il offrir que l’abolition effective de la traite ? C’est chose faite par le décret du 29 mars 1815 : le commerce des noirs est aboli immédiatement et toute introduction ou vente d’un esclave provenant de la traite française ou étrangère est interdite, sous peine de confiscation du bâtiment et de sa cargaison.
La plupart des colonies françaises sont alors occupées par les Anglais. L’abolition de la traite ne coûte rien à Napoléon pas plus qu’elle ne coûte à la France, puisque tous ses actes sont déclarés nuls lors de la seconde restauration de Louis XVIII le 8 juillet. Les Britanniques ne l’entendent évidemment pas ainsi et obtiennent une promesse d’abolition immédiate dès le 30 juillet. Les lois de confiscation des navires négriers et de condamnation générale de la traite se succèdent en 1817, 1818, 1827, 1831 et 1848, signe que le sombre commerce persiste clandestinement. Comment pourrait-il en être autrement tant que l’esclavage perdure ? L’abolition Napoléonienne ne peut même pas être présentée comme l’impulsion d’une politique favorable aux esclaves, au contraire. La traite devenue clandestine, les conditions de vie des esclaves se dégradent fortement. La baisse du nombre d’esclaves conduit à une intensification du travail, une hausse de la mortalité et un net recul de l’affranchissement. Ainsi si cette victoire n’est pas taillée dans le marbre des Invalides, c’est qu’elle n’en mérite pas le nom.
Traite des nêgres, dessin de George Morland, gravure de Mademoiselle Rollet, 1794.