Le droit européen des passagers aériens : une discipline juridique prétorienne fondée sur un texte court

Publié le 14/04/2025
Le droit européen des passagers aériens : une discipline juridique prétorienne fondée sur un texte court
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Les disciplines du droit ne cessent de s’élargir et certaines nouvelles d’entre elles demeurent assez méconnues du grand public. Un des meilleurs exemples concerne le droit des passagers aériens, que certaines compagnies aériennes cherchent naturellement à masquer dans leurs rapports avec leurs clients. Cette discipline, si elle paraît simple de prime abord, nécessite, en réalité, une étude approfondie, les quelques paragraphes ci-dessous (consacrés au règlement n° 261/2004) ayant pour objectif de permettre aux lecteurs d’y voir un peu plus clair.

Le 11 février 2004, les institutions de l’Union européenne adoptaient un règlement, passé alors inaperçu : le règlement (CE) n° 261/20041 du Parlement européen et du Conseil du 11 février 2004 établissant des règles communes en matière d’indemnisation et d’assistance des passagers en cas de refus d’embarquement et d’annulation ou de retard important d’un vol, et abrogeant le règlement (CEE) n° 295/91 qui allait entrer en vigueur à compter du 17 février 2005.

Il était difficile d’imaginer que ce texte allait engorger de très nombreuses juridictions françaises au point de créer des audiences uniques qui allaient être dévolues à ce contentieux, très spécifique et méconnu, du droit des passagers aériens.

Le champ du règlement n° 261/2004

L’article 3, § 1, a), du règlement n° 261/2004 prévoit l’application du règlement « aux passagers au départ d’un aéroport situé sur le territoire d’un État membre soumis aux dispositions du traité »2.

L’article 3, § 1, b), ne rend applicable ce même règlement « qu’aux passagers au départ d’un aéroport situé dans un pays tiers et à destination d’un aéroport situé sur le territoire d’un État membre soumis aux dispositions du traité (…), si le transporteur aérien effectif qui réalise ce vol est un transporteur communautaire ».

Ainsi, si le règlement a vocation à s’appliquer à tout transporteur aérien effectuant un vol au départ d’un État membre de l’Union européenne, ce texte a un champ plus réduit lorsque le vol est effectué au départ d’un pays tiers et à destination d’un État membre, seuls les transporteurs communautaires étant concernés.

Néanmoins, le 7 avril 2022, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a eu à juger un cas assez spécifique qui méritait effectivement un cadre juridique clair.

Des passagers avaient réservé un vol Bruxelles/San José avec escale à Newark (New Jersey, États-Unis). Le transporteur aérien effectif fut, pour l’intégralité du trajet, la société United Airlines Inc. Le premier segment Bruxelles/Newark se déroula correctement, ce qui ne fut pas le cas du second (entre Newark et San José), lequel fut affecté d’un important retard à l’arrivée (près de quatre heures)3.

Pourtant, alors que le sinistre se déroula exclusivement au sein du territoire des États-Unis (le responsable étant également une compagnie états-unienne), la CJUE consacra le droit à indemnisation des passagers.

Si la doctrine (à commencer par Jeremy Heymann) approuve cette jurisprudence, il est difficile de ne pas y voir une portée extraterritoriale du règlement n° 261/2004 qui, en ces temps de relations diplomatiques tendues entre l’Union européenne et les États-Unis, pourrait tendre à les obscurcir encore plus.

Les droits fondamentaux des passagers aériens

Plus précisément, les institutions de l’Union européenne établissaient un règlement qui allait considérablement renforcer les droits des passagers, victimes d’une annulation de vol, d’un refus d’embarquement ou d’un retard significatif.

Ainsi, concernant les passagers se trouvant dans les deux premières situations (annulation de vol et refus d’embarquement), ces derniers pouvaient non seulement exiger le remboursement du trajet aller-retour (ou un éventuel réacheminement vers leur destination finale) mais, de surcroît, obtenir une indemnisation dont le montant allait varier notamment en fonction de la distance orthodromique (c’est-à-dire à vol d’oiseau) parcourue, soit, en général entre 250 et 600 €4. Il convient également de ne pas omettre le droit des passagers à une prise en charge (prévu par l’article 9 du règlement), lequel consiste à offrir gratuitement au passager des rafraîchissements, des repas en suffisance (compte tenu du délai d’attente), un hébergement si le délai d’attente se prolonge nuitamment, accompagné du transport aéroport/hôtel (lequel peut être, dans certaines situations, assez onéreux) et deux appels, fax ou e-mails.

Concernant l’indemnisation, un tel montant peut même être surpassé si les passagers, conformément aux dispositions de l’article 12 du règlement, parviennent à démontrer la nécessité d’une indemnisation complémentaire (l’exemple le mieux illustré étant celui de la perte de salaire du fait d’un retour tardif).

Le contentieux des passagers aériens est donc extrêmement favorable, surtout si on le compare à celui des passagers ferroviaires et maritimes, lesquels ne peuvent généralement obtenir qu’un remboursement partiel en cas de mauvaise exécution du contrat de transport.

Mais, si le règlement n° 261/2004 a eu pour effet de d’améliorer le sort des passagers aériens, la Cour de justice des Communautés européennes (devenue ensuite la Cour de justice de l’Union européenne) a dépassé l’analyse textuelle stricte et adopté une démarche téléologique en faveur desdits consommateurs, colmatant les brèches de ce texte beaucoup trop court et ayant mal anticipé les différents cas de figure susceptibles d’être posés.

Ainsi, aux termes d’un arrêt, jugé fondateur, du 19 novembre 2009, la haute juridiction européenne a inauguré une jurisprudence devenue quasiment légendaire en la matière : la jurisprudence Sturgeon. En effet, il pouvait paraître assez incohérent que les passagers victimes d’un retard substantiel ne bénéficient pas, aux termes du règlement n° 261/2004, des mêmes droits que ceux ayant subi une annulation de vol ou un retard, pour ce qui concerne le droit à indemnisation.

La CJUE a alors jugé qu’un passager, contraint à un retard minimal de trois heures à l’arrivée (mais pas nécessairement au départ), pouvait obtenir la même indemnisation que celui subissant une annulation de vol, ce qui élargissait considérablement le nombre de consommateurs éligibles à une indemnisation. Ainsi, si le vol d’un passager était censé arriver à sa destination finale à 19 heures 30, il fallait qu’il atterrisse à 22 heures 30 minimum pour pouvoir prétendre à cette compensation. La CJUE a tout de même quelque peu réduit les droits des passagers dont le retard était inférieur à quatre heures en jugeant : « Il s’ensuit que le montant de l’indemnisation due au passager d’un vol retardé, qui atteint sa destination finale trois heures ou plus après l’heure d’arrivée initialement prévue, peut être réduit de 50 %, conformément à l’article 7, paragraphe 2, c), du règlement n° 261/2004, lorsque le retard reste, pour un vol ne relevant pas de l’article 7, paragraphe 2, a) et b), inférieur à quatre heures ».

L’épineuse question des circonstances extraordinaires

Il existe une exception générale à l’allocation d’une indemnisation : les circonstances extraordinaires. Si une compagnie aérienne parvient à les démontrer et à avertir ses passagers dans un délai raisonnable, alors elle pourra être exonérée du paiement de ladite compensation. C’est d’ailleurs autour de cette question que le contentieux est le plus fourni aujourd’hui. Chaque tribunal national (voire chaque juge) en a une appréciation qui lui est propre. Notons tout de même que la CJUE a eu à juger quelques cas, non exhaustivement décrits ci-dessous :

  • ainsi, le comportement agressif d’un passager peut constituer une circonstance extraordinaire (CJUE, 11 juin 2020, n° C-74/19, LE c/ Transportes Aéreos Portugueses SA)5 ;
  • la fermeture d’une partie de l’espace aérien européen à la suite de l’éruption d’un volcan constitue, également et évidemment, un cas de circonstance extraordinaire (CJUE, 31 janv. 2013, n° C-12/11, McDonagh c/ Ryanair Ltd) ;
  • de même, une collision entre un aéronef et un volatile est susceptible d’être un cas exonérant la compagnie aérienne de toute indemnisation au profit de ses passagers (CJUE, 4 mai 2017, n° C-315/15, Pesková et Peska)6 ;
  • la morsure d’un passager par un autre provoquant un changement de plan de vol est considérée comme une circonstance extraordinaire (CJUE, 11 juin 2020, n° C-74/19) ;
  • le dommage causé à un pneumatique par une vis se trouvant sur la piste de l’aéroport peut être exonératoire (CJUE, 4 avr. 2019, n° C-501/17) ;
  • une collision avec un véhicule de catering peut également être exonératoire (CJUE, ord., 30 mars 2022, n° C-659/21) ;
  • plus récemment, le manque de personnel pour embarquer les bagages dans un avion est susceptible de constituer une circonstance extraordinaire exonératoire (CJUE, 16 mai 2024, n° C-405/23)7 ;
  • tel n’est, en revanche, pas le cas des événements intrinsèquement liés au système de fonctionnement de l’appareil (CJUE, 17 sept. 2015, n° C-257/14, Van der Lans,)8 ;
  • il en va de même pour le choc d’un escalier mobile d’embarquement d’un aéroport contre un avion (CJUE, 14 nov. 2014, n° C-394/14, Siewert c/ Condor Flugdienst GmbH) ;
  • le refus de l’existence de circonstances extraordinaires a également pu être jugé pour une « grève sauvage » (CJUE, 3e ch., 17 avr. 2018, nos C-195/17, C-197/17 à C-203/17, C-226/17, C-228/17, C-254/17, C-274/17, C-275/17, C-278/17 à C-286/17 et C-290/17 à C-292/17, Krüseman et a.).

Néanmoins et surtout en matière de circonstances extraordinaires, le juge européen laisse une certaine marge de manœuvre au juge national. Ainsi, concernant l’arrêt précité du 16 mai 2024 sur l’insuffisance de bagagistes, la CJUE concède que, si le manque de personnel « est susceptible » de constituer une circonstance extraordinaire, elle n’en est pas nécessairement une. Ainsi, la réponse de la CJUE à une question préjudicielle ne tranche pas entièrement le litige mais se contente d’apporter un éclairage requis par le juge national.

Qui plus est, il convient de ne surtout pas oublier qu’une fois les circonstances extraordinaires établies (ce qui n’est pas chose aisée, d’autant que la douloureuse preuve incombe au transporteur aérien) ladite compagnie aérienne devra également démontrer que ces circonstances ne pouvaient pas être évitées, même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises, et, d’autre part, que, confronté à ces circonstances, le transporteur a adopté toutes les mesures adaptées à la situation à même d’obvier aux conséquences de celle-ci.

Une série de conditions rendant évidemment la charge de la compagnie aérienne extrêmement laborieuse.

De plus, le transporteur aérien n’est pas délié de toute obligation, même en présence de circonstances extraordinaires.

Ainsi, à la suite de l’éruption du volcan Eyjafjallajökull, la CJUE est venue rappeler à la société Ryanair Designated Activity Company qu’en dépit de cet événement iconoclaste, ce transporteur devait tout de même prendre en charge ses passagers, ce qui comprenait leurs repas, leurs logements et, accessoirement, leurs communications9. La seule limitation possible résiderait dans le montant nécessaire et raisonnable des frais engagés : ainsi, les passagers doivent évidemment, autant que faire se peut, éviter les dépenses somptuaires.

Conclusion

Le règlement n° 261/2004, très court quantitativement, a nécessairement débouché sur de nombreux arrêts de la CJUE et des juridictions nationales qui sont donc les principales instigatrices du droit des passagers aériens, allant parfois au-delà de l’esprit des textes, dans l’intérêt de ce type de passagers, bien plus favorisés que ceux empruntant les voies maritimes, ferroviaires et terrestres.

Il est fort à parier que la construction de cette discipline juridique n’est pas achevée, la prochaine grande étape étant probablement la révision du règlement n° 261/2004 dont il est évidemment constaté qu’il est peu équilibré, préjudiciant lourdement aux intérêts des compagnies aériennes, déjà fortement obérés par la récente pandémie de Covid-19.

Notes de bas de pages

  • 1.
    PE et Cons. UE, règl. n° 261/2004, 11 févr.2004, https://lext.so/DXzvZd.
  • 2.
    J. Heymann, « La protection des passagers aériens encore renforcée par l’application extraterritoriale du droit de l’Union », JCP G, act. 791, 27 juin 2022.
  • 3.
    Nous observerons ultérieurement que, depuis 2009, les retards substantiels peuvent déboucher sur une indemnisation des passagers.
  • 4.
    V. Michel, « Droit des passagers du transport aérien », Europe 2013, prat. 1.
  • 5.
    R. Ktorza, « La détérioration brutale de l’état de santé d’une passagère enceinte ne justifie pas automatiquement l’exonération du paiement de l’indemnisation forfaitaire », Énergie - Env. - Infrastr. 2021, comm. 50.
  • 6.
    R. Ktorza, « Oui, le heurt avec un oiseau constitue une circonstance extraordinaire. Retour sur une évolution jurisprudentielle inattendue », Énergie - Env. - Infrastr. 2017, comm. 49.
  • 7.
    L. Bloch, « Retour sur la notion de “circonstances extraordinaires” exonératoires », Resp. civ. et assur. 2024, comm. 164.
  • 8.
    L. Siguoirt, « L’exonération du transporteur aérien en cas d’annulation justifiée par des circonstances extraordinaires », JCP E 20218, 1580.
  • 9.
    S. Moracchini-Zeidenberg, « Obligations du transporteur aérien même en cas de circonstances extraordinaires », Resp. civ. et assur. 2013, alerte 10.
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