NDA – Les propos exprimés dans la présente interview ne reflètent que les opinions de l’auteur. Ces propos ne sauraient engager le Conseil d’État.
Actu-Juridique : Les statistiques officielles de la production normative sont tombées, quel bilan sommaire en tirez-vous ?
Christophe Éoche-Duval : Comme chaque année, le Secrétariat général du gouvernement (SGG) publie sur un onglet du site Legifrance un bilan statistique de la Norme . Celui pour 2024 vient de tomber, le 7 mai. En fait, il concerne le bilan de l’année civile N-1, plus des données volumétriques arrêtées au 25 janvier de chaque année en cours. Je les surveille comme l’hirondelle qui fera, ou non, le printemps de ce qu’il est convenu d’appeler l’inflation normative. Le bilan s’élève, pour le 25 janvier 2024, à 46 495 144 « mots Légifrance » ! Dit ainsi, même si c’est un des meilleurs indices, par rapport à ceux du nombre de textes, du nombre d’articles, de la croissance des codes papier ou de l’inflation de pages de JORF, cela ne dit rien à nos compatriotes, voire rien peut-être aux praticiens du droit. En le convertissant en nombre d’heures de lecture, c’est 2 583 heures de lecture, en 2024, qu’il faudrait consacrer pour prendre connaissance de notre droit national (étatique) consolidé ! Ainsi, vient d’être franchi le doublement, depuis 2002, avec + 104 %, de notre droit en volume. Une performance l’année des Jeux olympiques de Paris, osera-t-on dire, puisque la France est souvent montrée comme un élève mauvais ou un élève passable dans la classe de l’OCDE (baromètre Better regulation , dernier éd. 2022 ).
Je note et me félicite que désormais cet indice du volume de « mots Légifrance », que j’avais proposé en 2022 dans une étude parue à la Revue de droit public (Un « mal français » : son « é-norme » production juridique ? , RDP mars 2022, p. 421), est désormais repris au plus haut niveau, comme par le Premier ministre, Gabriel Attal dans son discours de politique générale le 30 janvier dernier .
AJ : Êtes-vous surpris de ces données ?
Christophe Éoche-Duval : Oui et non. Depuis que je surveille les agrégats du volume des normes, comme les autres indices, et que, par mes publications de doctrine, j’ai concouru à faire prendre conscience d’une réalité mesurable, assez vertigineuse, je ne m’attendais à aucune baisse prévisible. Dans un essai L’inflation normative , paru chez Plon le 11 mars dernier, donc avant cette publication par le SGG, je faisais un pronostic : celui qu’en 2024 nous franchissions le seuil de « 46 millions de mots Légifrance » et le doublement du droit depuis 2002. Je ne m’étais pas trompé, puisqu’on fait 0,5 point de plus (46,5 contre « 46 ») et 4 points de plus en croissance (104 contre « 100 » %). On aurait pu croire qu’à cause de la situation inédite depuis 2002, causée par l’absence d’une majorité législative absolue avec les élections de 2022, le pouvoir normatif aurait davantage marqué le pas, hors épisode Covid. En fait, c’est devenu très difficile, presque herculéen, pour tout pouvoir normatif. Pour donner une image navale, c’est un peu comme un grand paquebot : même moteurs coupés, les marins disent que le navire continue d’avancer sur son erre. D’autant plus, d’une part, qu’il n’y a pas encore de politique de « stop », et, d’autre part, qu’il y a encore moins d’ordre « machine arrière ». Même si des intentions, sincères, de « débureaucratiser » ont été affichées par le Premier ministre. Il en faudra beaucoup plus pour résoudre ce « mal français ».
Continue donc une double tendance lourde, observable depuis 2002, la croissance du volume (compté en « mots Légifrance », + 2,56 % sur un an), et, paradoxalement, la tendance à une légère décroissance du nombre de textes, que marque une petite réduction du nombre de page au Journal officiel (- 2,44 % sur un an). Ce qui compense l’une avec l’autre, c’est l’augmentation de la longueur de chaque texte. Voilà ce que le Conseil d’État avait, dès 1991, détecté, par sa seule intuition, en le désignant comme le syndrome du « droit bavard », source d’affaissement continue de la qualité de la norme… Petite évolution, alors qu’en indice de pages de Journal officiel, l’autre indice pertinent, la courbe, est ascendante de 1958 à 2023 (+ 115 %), les pages du Journal officiel en 2023 ont connu une chute de 2021 (31 300) à 2023 (26 048, baisse précitée). Mais l’épisode de la Covid-19 l’explique, et ce n’est que revenir à l’étiage de 2020.
Enfin, ce qui caractérise les effets d’une majorité présidentielle relative, à l’Assemblée nationale, c’est la chute du recours aux ordonnances (23 en 2023, contre 45 en 2022, avec une moyenne depuis 2002 à 48 par an, et à 63 par an pour les quinquennats Macron cumulés). On arrive tout de même à ces volumes « vertigineux », qui, en outre, ne représentent pas tout l’intégralité de notre droit positif. Comme je l’explique dans mon essai les 46,5 millions de « mots Légifrance » ne sont que la pointe, connue, de l’iceberg. Reste à sonder les grands fonds normatifs…
AJ : Que préconisez-vous ?
Christophe Éoche-Duval : Dans mon essai, je dresse les analyses de ce qu’on peut avancer parmi les causes de l’inflation nationale, singulièrement depuis 2002. Il faut les avoir en tête. Je n’y reviens pas en détail. De même que je forme, en dehors de la piste institutionnelle majeure dont je rends responsable cette boulimie, et que j’appelle le « pouvoir exécutif-législateur », plusieurs pistes qui joueraient comme « coupes pression ». Certaines sont déjà connues comme remède et n’attendent que la volonté politique : l’étude d’impact préalable doit devenir extérieure à l’auteur d’un projet de normes ; celui-ci, en fonction du résultat de non-pertinence ou de surcoûts compétitifs, doit renoncer ou revoir son avant-projet.
J’appelle aussi à créer un « Office parlementaire de la norme ». D’abord, cet organe bicaméral d’assistance aux parlementaires, aurait la responsabilité de mesurer les normes, toutes les normes, pour en faire une question de contrôle des politiques publiques ; et, ensuite, il donnerait au Parlement, comme le remplit l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), lui aussi bicaméral, de vrais outils et moyens de contre-expertise des actuelles études d’impact. Comme d’élargir l’étude d’impact préalable, aux propositions de loi.