Participation d’un élu local à une délibération relative à un organisme extérieur à une collectivité territoriale dans lequel il représente cette collectivité et prise illégale d’intérêts

Publié le 20/06/2019

Dans son rapport d’activité pour 2018, la commission d’éthique de la région Île-de-France s’est penchée sur une question récurrente qui soulève de nombreuses hésitations : celle des conséquences de la participation à une délibération relative à un organisme extérieur à la région (octroi d’une subvention par exemple) d’un élu local qui représente, dans cet organisme, la collectivité territoriale. Les difficultés occasionnées par une obligation de déport stricte, que semble impliquer une jurisprudence de 2008 de la Cour de cassation, sont réelles. Ces difficultés peuvent fausser le délicat équilibre entre une conception stricte du conflit d’intérêts et l’importance, pour la collectivité territoriale, de bénéficier du concours de ceux de ses membres qui ont la meilleure connaissance du fonctionnement de l’organisme en cause. Une proposition de modification de la législation à ce sujet figure dans la sixième partie du rapport de la commission.

La participation d’un membre de l’assemblée délibérante d’une collectivité territoriale à une délibération relative à un organisme extérieur au sein duquel il représente cette collectivité caractérise-t-elle une prise illégale d’intérêts ?

À plusieurs reprises, la commission d’éthique de la région Île-de-France s’est trouvée confrontée à cette question. Ou, plus précisément, à la question de savoir si posait un problème, au regard des notions de « conseiller intéressé » (codifiée, pour les communes, à l’article L. 2131-11 du Code général des collectivités territoriales, ci-après CGCT) et de « prise illégale d’intérêts »1, la participation de conseillers régionaux à une délibération (ou, plus généralement, à une procédure décisionnelle) ayant une incidence sur un organisme dans lequel ils exercent une activité au nom de la région.

Cette question n’a rien de théorique. Elle se pose même de façon aigüe eu égard à la jurisprudence très restrictive de la Cour de cassation, pour les délibérations (octroi de subventions par exemple) relatives à des organismes extérieurs (associations par exemple), dans les organes de direction desquels des conseillers régionaux siègent ès qualités (en vertu de la loi, du règlement ou du statut de l’organisme) en vue de représenter l’intérêt général de la collectivité.

Faut-il que ces mandataires de la collectivité, qui, sauf circonstances spéciales, n’ont aucun intérêt personnel dans l’organisme extérieur, s’abstiennent de siéger lorsqu’une question relative à ces organismes est évoquée en séance devant l’assemblée délibérante ?

Cette abstention, dont les inconvénients sautent aux yeux du point de vue de la bonne administration, et dont l’intérêt déontologique n’est pas, tant s’en faut, évident, est-elle nécessaire pour prévenir l’annulation de la délibération en application de l’article L. 2131-11 du CGCT ? Ou pour éviter que le conseiller soit passible des peines prévues par l’article 432-12 du Code pénal ?

La première de ces dispositions a heureusement fait l’objet d’une interprétation souple du juge administratif. La seconde, en revanche, dont les termes sont, il est vrai, très englobants, est interprétée extensivement par le juge judiciaire et, à sa suite, par la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).

La commission d’éthique régionale d’Île-de-France estime qu’il convient de modifier cette disposition dans un sens plus équitable, plus acceptable et plus réaliste, qui est celui de la proposition de loi « visant à clarifier le champ des poursuites de la prise illégale d’intérêt » déposée le 17 mars 2009 au Sénat par Bernard Saugey, adoptée le 24 juin 2010 en première lecture par la haute assemblée et transmise à l’Assemblée nationale le 6 juillet 2017. Cette préconisation fait également écho à la recommandation n° 4 du rapport d’information sénatorial déposé en juillet 2018 par Alain Richard et François Grosdidier (« Faciliter l’exercice des mandats locaux : la responsabilité pénale et les obligations déontologiques »).

L’article L. 2131-11 du CGCT peut, lui, être maintenu en l’état sans dommage, compte tenu de la jurisprudence du Conseil d’État. La commission n’en estime pas moins opportun d’aligner explicitement le régime applicable à la participation de conseillers aux délibérations intéressant les organismes extérieurs dans lesquels ils représentent la collectivité sur celui applicable aux mandataires des collectivités dans les sociétés d’économie mixtes locales.

I – La notion de conseiller intéressé

La notion de conseiller municipal « intéressé » à une délibération est régie par l’article L. 2131-11 du CGCT. Cet article dispose que « sont illégales les délibérations auxquelles ont pris part un ou plusieurs membres du conseil intéressés à l’affaire qui en fait l’objet, soit en leur nom personnel soit comme mandataires ».

Cette disposition est rendue applicable aux EPCI par l’article L. 5211-3 du CGCT.

Il n’existe pas de dispositions homologues pour les conseillers départementaux et régionaux, mais la notion leur semble transposable par voie jurisprudentielle.

S’applique, en tout état de cause, à tous les élus locaux la charte déontologique énoncée à l’article L. 1111-1-1 du CGCT, dont le 2 dispose que « dans l’exercice de son mandat, l’élu local poursuit le seul intérêt général, à l’exclusion de tout intérêt qui lui soit personnel, directement ou indirectement, ou de tout autre intérêt particulier ».

S’applique également à tous les élus locaux l’article 1er de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, aux termes duquel : « Les membres du gouvernement, les personnes titulaires d’un mandat électif local ainsi que celles chargées d’une mission de service public exercent leurs fonctions avec dignité, probité et intégrité et veillent à prévenir ou à faire cesser immédiatement tout conflit d’intérêts ».

L’illégalité de la participation d’un élu s’apprécie au regard de deux conditions cumulatives :

  • La première est que l’élu soit intéressé personnellement ou comme mandataire. Il s’agit non seulement d’intérêts financiers, mais encore d’intérêts patrimoniaux, d’intérêts familiaux ou même d’intérêts moraux ;

  • La seconde condition, purement jurisprudentielle, est que la participation de l’élu ait été de nature à influer effectivement sur le résultat du vote.

Le conseiller intéressé est celui dont l’intérêt ne se confond ni avec celui de la collectivité, ni avec celui de la généralité des habitants.

Lorsqu’une commune élabore un document d’urbanisme, ses travaux vont concerner un nombre important de terrains qui appartiennent à des élus municipaux. En pareil cas, le juge administratif considère que l’intérêt des élus n’est pas personnel car il ne se distingue pas de celui de la généralité des habitants2.

Inversement, un conseiller municipal dont l’épouse occupe dans la commune un emploi d’agent de service à temps partiel doit être regardé comme personnellement intéressé à la délibération par laquelle il a été décidé de transformer cet emploi à temps partiel en emploi à temps complet3.

Quant à l’influence exercée par le conseiller intéressé sur la délibération, elle est appréciée au cas par cas et de façon réaliste (un peu comme il en est en matière électorale pour déterminer si telle irrégularité a faussé les résultats du scrutin) :

  • La participation du « conseiller intéressé » aux travaux préparatoires et aux débats préalables (substantiels en matière d’urbanisme par exemple) peut vicier la délibération, même si l’élu s’est retiré avant le vote. Le rapporteur peut avoir influé sur la décision finale alors même que le vote a été acquis à l’unanimité. Si l’élu intéressé exerce un ascendant sur ses collègues, sa présence lors des débats vicie la délibération, même s’il s’est abstenu de prendre part au vote et même s’il a quitté la salle des séances lorsqu’on est passé au vote ;

  • À l’inverse, un élu intéressé à l’affaire n’a pas été en mesure d’exercer une influence décisive sur la délibération dès lors qu’il avait quitté la salle au moment du vote sur le projet de modification du plan local d’urbanisme et n’avait pris aucune part active aux réunions préparatoires4.

Notons que c’est la loi elle-même qui, dans le cas des représentants des collectivités territoriales dans les sociétés d’économie mixte locales, circonscrit la notion de conseiller intéressé dans un sens libéral. L’article L. 1524-5 (11e et 12e alinéas) du CGCT, dispose que les élus locaux qui agissent en tant que mandataires des collectivités territoriales ou de leurs groupements au sein du conseil d’administration ou de surveillance des sociétés d’économie mixte locales, en y exerçant les fonctions de membre ou de président du conseil d’administration, de PDG ou de membre ou de président du conseil de surveillance, ne sont pas intéressés à l’affaire lorsque la collectivité ou le groupement délibère sur ses relations avec la SEM. Toutefois, ils ne peuvent pas participer aux commissions d’appel d’offres ou aux commissions d’attribution de délégations de service public de la collectivité lorsque la société mixte se porte candidate à l’attribution d’un marché public ou d’une délégation de service public5.

Un autre texte spécial régit la délivrance d’un permis de construire ou le refus d’un permis de construire lorsque celui-ci a été déposé par le maire en son nom propre. En vertu de l’article L. 422-7 du Code de l’urbanisme, le conseil municipal désigne alors un autre de ses membres pour prendre la décision. En revanche, lorsque la demande de permis de construire a été déposée pour le compte de la commune, afin d’édifier un bâtiment communal, l’intérêt du maire n’est plus personnel6.

II – La notion de prise illégale d’intérêts

Aux termes de l’article 432-12 du Code pénal, « le fait par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission publique ou par une personne investie d’un mandat électif public, de prendre, recevoir, conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement, est puni de 5 ans d’emprisonnement et de 75 000 € d’amende ».

Des peines complémentaires peuvent être prononcées, notamment la privation des droits civils, civiques et de la famille, y compris l’inéligibilité, ainsi que l’interdiction d’exercer une fonction publique7.

Les condamnations prononcées annuellement sont peu nombreuses, mais leur possibilité fait peser une épée de Damoclès sur la vie des collectivités territoriales.

L’article 432-12 du Code pénal emploie la notion très large d’« intérêt quelconque ». Cet intérêt n’est pas nécessairement pécuniaire. Plus encore que pour la notion de « conseiller intéressé », il peut être moral, politique, direct ou indirect, important ou minime. Il peut se caractériser « par la satisfaction d’une vanité ou un intérêt d’affection »8.

La prise illégale d’intérêts est constituée indépendamment de la recherche d’un gain ou avantage personnel et indépendamment du point de savoir si la collectivité ou la population a été lésée. Il en est ainsi de la vente au maire d’un terrain communal inutilisé par la collectivité dans le cadre d’un aménagement, alors même que les deux intérêts, celui de la commune et celui du maire n’étaient pas en opposition9.

L’élu doit avoir au moment de l’acte (sa participation « intéressée » à une délibération) la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement d’une opération dont il a la charge.

La condition liée à l’exercice d’une surveillance crée une distorsion entre élus. Les maires, chargés de l’administration de la commune, remplissent toujours cette condition. C’est aussi le cas des adjoints, en fonction de leurs délégations ou dans le cadre de la suppléance. Il ne leur suffit pas, comme aux conseillers sans délégation, de s’abstenir de prendre part à une délibération.

Même pour les conseillers sans délégation, la jurisprudence est sévère. La Cour de cassation considère en effet que la participation, serait-elle exclusive de tout vote, à une délibération portant sur une affaire dans laquelle un conseiller, même sans délégation, a un intérêt, vaut surveillance de l’opération au sens de l’article 432-12 du Code pénal10.

Cette notion de surveillance est si large qu’elle a appelé des dérogations textuelles. Elles concernent les fonctions de maire, adjoints et conseillers municipaux délégués dans les communes de moins de 3 500 habitants. Dans ces communes, les maires adjoints ou conseillers municipaux délégués ou agissant en remplacement du maire peuvent chacun traiter avec la commune dont ils sont élus pour le transfert de biens mobiliers ou immobiliers ou la fourniture de services dans la limite d’un montant annuel fixé à 16 000 €. De même, dans les communes de moins de 3 500 habitants, les maires, adjoints ou conseillers municipaux délégués ou agissant en remplacement du maire peuvent acquérir une parcelle d’un lotissement communal pour y édifier leur habitation ou conclure des baux d’habitation avec la commune pour leur propre logement à condition d’y être autorisés par délibération motivée du conseil municipal, après estimation des biens concernés par le service des domaines.

L’examen par le juge pénal des critères matériel et moral du délit de prise illégale d’intérêts va au-delà de ceux utilisés par le juge administratif dans le cadre de l’examen de la légalité de la délibération11. Dans le second cas, un intérêt personnel, distinct de celui de la collectivité et de ceux de la généralité des habitants, est recherché par le juge administratif pour annuler une délibération. Dans le premier, un élu peut être condamné par le juge pénal alors qu’il ne tire aucun avantage personnel de la délibération. Ce paradoxe est choquant, car la sanction pénale, de droit strict, devrait trouver moins souvent à s’appliquer que la sanction administrative.

Un arrêt de 2008 de la chambre criminelle de la Cour de cassation12, auquel se réfère désormais la HATVP, illustre la sévérité de la jurisprudence.

En l’espèce, sont condamnés du chef de prise illégale d’intérêts quatre élus de la commune de Bagneux (le maire, deux adjoints au maire et un conseiller municipal) en raison de leur participation aux délibérations et aux votes attribuant des subventions à diverses associations, parmi lesquelles les associations municipales ou intercommunales qu’ils président en qualité d’élus, en vertu des statuts des associations en question. La chambre criminelle de la Cour de cassation estime l’infraction de prise illégale d’intérêts constituée à l’encontre des quatre élus, alors même qu’il n’est résulté de leur participation à la délibération litigieuse ni profit pour eux, ni préjudice pour la collectivité.

Au soutien de leur pourvoi, les élus avaient pourtant fait valoir que les associations concernées, dans lesquelles ils siégeaient en qualité d’élus, servaient des objectifs d’intérêt communal ou intercommunal. L’une d’elles, présidée par le maire, avait pour objet l’insertion des jeunes et regroupait, pour l’essentiel, les représentants des communes, du département, de la région et de l’État.

Cette extensivité de la jurisprudence peut certes s’appuyer sur les termes mêmes de l’article 432-12 du Code pénal, qui incrimine une prise d’intérêt « quelconque ». Mais en ne rendant pas conforme l’interprétation de l’article 432-12 à l’esprit de la partie du Code pénal dans lequel il s’insère, le juge pénal va au-delà de la répression voulue par le législateur. Le délit de prise illégale d’intérêts figure en effet parmi les infractions de la section intitulée : « Des manquements au devoir de probité ». Cet intitulé ne saurait renvoyer qu’à une prise d’intérêt personnelle (ou au profit d’un tiers) étrangère au mandat de l’élu.

À retenir une conception aussi large de l’intérêt pénalement répréhensible, le délégué d’une commune au sein d’un un EPCI devrait, sauf à tomber sous le coup de l’article 432-12 du Code pénal, s’abstenir de prendre part à toute délibération concernant en tout ou partie sa commune. C’est évidemment absurde.

Postérieurement à l’arrêt du 22 octobre 2008, la HATVP a émis un avis13 dans le sens suivant :

« Pourrait notamment constituer une prise illégale d’intérêts, pour un élu du conseil départemental, le fait de prendre une décision ou de participer à l’élaboration ou à l’adoption d’une délibération au bénéfice d’une association au sein de laquelle il détient un intérêt. Cet intérêt est notamment constitué dès lors que l’intéressé siège dans les instances de gouvernance de l’association au titre de son mandat départemental. Les juridictions répressives considèrent en effet que la participation aux instances dirigeantes d’une association en tant que représentant d’une collectivité territoriale ne fait pas obstacle à l’application du délit de prise illégale d’intérêts, dans l’hypothèse où l’élu se prononce sur un acte, de quelque nature que ce soit, relatif aux relations entre le département et cette association [v. Cass. crim., 22 oct. 2008, n° 08-82068].

Dans ces conditions, et afin de prévenir tout risque en matière pénale, dès lors qu’un élu est désigné en tant que représentant du département au sein d’une association, il lui appartient de s’abstenir de prendre part à toute décision du conseil départemental au bénéfice de cette association et notamment :

  • à une décision relative à des relations contractuelles entre le département et l’association en cause ;

  • à une décision d’attribution de subvention à cette association ;

  • à la délibération le désignant comme représentant du département au sein de cette association et déterminant, le cas échéant, les conditions de sa rémunération ou de son indemnisation.

Une telle abstention implique notamment que l’élu quitte la salle au moment des délibérations précédant le vote, ne prenne part à aucune réunion préparatoire portant sur ces décisions et ne soit pas désigné en tant que rapporteur de ces décisions. De même, si l’intéressé donne procuration de vote à un autre élu départemental lors d’une séance du conseil départemental, celui-ci devra s’abstenir d’utiliser cette procuration sur la décision en cause.

En outre, ces modalités de déport doivent être mises en œuvre dès lors qu’une décision ou une délibération porte sur la situation d’un autre membre du conseil d’administration de l’association ou sur la situation d’une association qui lui serait rattachée, si celle-ci est constituée en réseau.

Ces mesures doivent être mises en œuvre selon la nature des prérogatives exercées par l’élu départemental.

En premier lieu, s’il s’agit du président du conseil départemental, il conviendra qu’il prenne un arrêté de délégation de signature, au bénéfice de l’un de ses vice-présidents, pour toutes les questions relatives à la situation des associations dans les instances dirigeantes desquelles il siégerait. Dans cette hypothèse, il appartiendra au président du conseil départemental de n’adresser aucune instruction au délégataire, conformément aux dispositions de l’article 5 du décret du 31 janvier 2014 susvisé.

En second lieu, dès lors que l’un des vice-présidents du conseil départemental ou un conseiller départemental titulaire d’une délégation de signature siège dans une association, il appartiendra au délégant, en l’espèce le président du conseil départemental, de préciser dans l’acte de délégation que l’intéressé devra s’abstenir de participer ou de prendre des décisions relatives aux relations entre le département et cette association, sur le fondement de l’article 6 du décret du 31 janvier 2014 susvisé (…) ».

Dans le même avis, relevant qu’il n’existe pas de jurisprudence, sur le fondement de l’article 432-12 du Code pénal, relative à la situation d’un élu local représentant sa collectivité au sein d’un établissement public qui lui est rattaché, la HATVP estime que le risque pénal ne peut être écarté. Par conséquent elle invite les collectivités territoriales à soumettre aux mêmes restrictions que pour les associations, la participation des élus aux délibérations relatives à un établissement public.

Dans le même sens, dans une réponse à une question parlementaire, le ministre de la Justice recommandait aux élus locaux de s’abstenir « de prendre part aux votes des délibérations de l’assemblée locale appelée à se prononcer sur ses relations avec [les] établissements publics » dans lesquels ils siègent14.

On voit les difficultés que soulève le respect de ces recommandations :

  • Un protocole de délibération très lourd doit être mis en place pour garantir l’absence des délégués dans les organismes extérieurs ;

  • Le rythme des travaux d’une commission permanente comme celle de la région Île-de-France (d’autres collectivités doivent être dans le même cas) ne permet pas (sauf à ralentir considérablement le déroulement de la séance) de respecter les directives de la HATVP selon lesquelles l’élu délégué dans un organisme extérieur quitte la salle lorsque commence une délibération relative à cet organisme ;

  • Au cours de son déroulement, la délibération ne pourra pas être éclairée par ces délégués, qui sont pourtant les mieux placés pour informer l’assemblée délibérante de la situation de l’organisme extérieur ;

  • Peuvent se poser des questions de quorum et surtout d’inversion de majorité dans une collectivité qui, comme la région Île-de-France dans le domaine des transports, comprennent des organismes extérieurs importants accueillant dans leurs conseils d’administration ou de surveillance de nombreux représentants de la collectivité.

Il est urgent pour le législateur de reprendre la main sur la définition de la notion d’intérêt pénalement reprochable et d’exclure qu’un intérêt coïncidant avec l’intérêt général de la collectivité, ou concordant avec celui-ci, ou ne se distinguant pas de celui de la généralité des habitants ou usagers, puisse conduire à une condamnation pour prise illégale d’intérêts. Seules les prises d’intérêt étrangères à l’intérêt de la collectivité comme à celui de la généralité des habitants et usagers devraient faire l’objet de poursuites.

Au surplus, la décision du 22 octobre 2008 n’est pas en harmonie avec la jurisprudence administrative sur la notion de « conseiller intéressé » au sens de l’article L. 2131-11 du CGCT.

Selon cette jurisprudence, si une association, bénéficiaire d’une subvention communale, présente un intérêt communal et que ses membres ne peuvent en retirer aucun bénéfice personnel, la circonstance que le maire de la commune en soit le président et que plusieurs conseillers municipaux fassent partie de son conseil d’administration, n’est pas de nature à les faire regarder comme étant « intéressés »15.

La solution vaut a fortiori pour les organismes extérieurs de caractère public.

Ainsi, dans un arrêt du 7 juin 200516, la cour administrative d’appel de Bordeaux juge que « la seule circonstance que le maire et certains conseillers municipaux sont membres du conseil d’exploitation de la régie communale des abattoirs n’est pas de nature à les faire regarder comme personnellement intéressés à l’objet des délibérations en litige [relatives à une décision de non renouvellement du contrat confiant les prestations relatives à l’abattoir municipal à une société privée], dès lors que c’est en qualité de représentants de la commune qu’ils siègent audit conseil d’exploitation ».

De même, la cour administrative d’appel de Versailles17 juge que « si deux conseillers municipaux ayant pris part à la délibération litigieuse, dont son rapporteur, étaient l’un, président du conseil d’administration de l’OPAC Versailles Habitat, l’autre, membre de ce conseil d’administration, cette circonstance, compte tenu du caractère public de cet établissement, ne saurait les faire regarder comme intéressés (…) à l’affaire qui a fait l’objet de cette délibération ».

Dans tous ces précédents, le juge administratif a considéré qu’à défaut d’avoir retiré un bénéfice personnel (ou au profit d’un tiers) de l’opération, et dès lors qu’ils siégeaient dans ces organismes extérieurs en leur seule qualité de représentants de la collectivité territoriale, le ou les élus concernés ne sauraient être regardés comme intéressés.

Conclusion

Prolongeant la proposition de loi n° 268 (2008-2009) de M. Bernard Saugey18, reprise à son compte par le rapport d’information des sénateurs Alain Richard et François Grosdidier de juillet 201819, la commission d’éthique de la région Île-de-France s’est donc prononcée en faveur de deux modifications législatives :

  • La première, nécessaire, porte sur l’article 432-12 du Code pénal ;

  • La seconde, souhaitable, sur l’article L. 2131-11 du CGCT.

Article 432-12 du Code pénal

À s’en tenir au problème spécifique des élus siégeant ès qualités dans les organismes extérieurs pour représenter une collectivité, une disposition du type suivant pourrait être envisageable :

« L’article 432-12 du Code pénal est complété par un alinéa ainsi rédigé : “Les dispositions du premier alinéa du présent article sont inapplicables au membre d’une assemblée délibérante d’une collectivité territoriale ou d’un groupement de collectivités territoriales mandaté par cette assemblée pour représenter cette collectivité ou ce groupement au sein d’un organisme extérieur, dès lors qu’il ne poursuit, en exerçant ce mandat ou en prenant part aux délibérations de l’assemblée relatives à cet organisme, aucun intérêt distinct de celui de la collectivité ou du groupement” ».

Plus radicalement, et au-delà de la question des organismes extérieurs, il semble indispensable de modifier l’article 432-12 du Code pénal dans le sens préconisé par la proposition de loi de M. Bernard Saugey, tout en complétant celle-ci dans le cas particulier des élus locaux.

Cette rédaction complétée pourrait être la suivante :

« Le premier alinéa de l’article 432-12 du Code pénal est ainsi modifié :

1) Le mot : “quelconque” est remplacé par le mot : “particulier” ;

2) Il est complété par une phrase ainsi rédigée : “Constitue un intérêt particulier, au sens du présent alinéa, un intérêt étranger tant à l’intérêt général de la collectivité publique au sein de laquelle l’intéressé exerce ses fonctions qu’à l’intérêt de la généralité des habitants ou usagers” ».

Serait ainsi harmonisée la notion de « prise illégale d’intérêts » au sens de l’article 432-12 du Code pénal avec celle de « conseiller intéressé » à une délibération au sens de l’article L. 2131-11 du CGCT. Il n’est en effet conforme ni aux principes fondamentaux du droit pénal, ni à l’impératif de sécurité juridique, que la disposition pénale, qui est d’interprétation stricte , fasse appel à la notion d’« intérêt quelconque », beaucoup plus large – et plus largement interprétée par le juge pénal – que celle d’intérêt distinct de celui de la généralité des habitants ou de l’intérêt général de la collectivité, retenue par le juge administratif pour annuler une délibération en vertu de l’article L. 2131-11 du CGCT.

La rédaction proposée est proche de celle retenue dans la proposition de loi Saugey, qui remplaçait « intérêt quelconque » par « intérêt personnel distinct de l’intérêt général ». Mais elle exclut également de la notion de prise illégale d’intérêt un intérêt non distinct de celui de la généralité des habitants.

C’est le cas lorsque les membres d’une assemblée délibérante locale se prononcent sur des documents d’urbanisme ou sur des questions de cantines ou de transports scolaires, alors que ces décisions peuvent avoir un impact sur leur situation individuelle (selon que leurs propriétés soient ou non soumises à des règles d’urbanisme restrictives, selon qu’ils ont ou non des enfants d’âge scolaire…). Leur participation à la délibération, évidemment indispensable en pratique (qui pourrait sinon prendre part au vote ?), échapperait ainsi incontestablement à toute mise en cause au titre de l’article 432-12 du Code pénal car leur intérêt ne se distinguerait pas de celui de la généralité des habitants.

La rédaction proposée inclut en revanche dans la notion d’intérêt illégalement pris l’intérêt d’un tiers (par exemple d’un proche de l’élu), dès lors que cet intérêt est distinct de l’intérêt général et de celui de la généralité des habitants de la collectivité.

La rédaction recommandée par la commission d’éthique régionale d’Île-de-France présente, reconnaissons-le, un inconvénient dont sont exemptes la proposition de loi Saugey et la préconisation de MM Richard et Grosdidier : celui de braquer le projecteur sur les élus locaux au sein de l’article 432-12, alors que cet article a un champ plus général, englobant par exemple les hauts fonctionnaires. Certes, en raison de la différence des situations (notamment du caractère bénévole des mandats de représentation de la collectivité dans les organismes extérieurs et du manque d’expertise de leurs titulaires), il n’y aurait pas là de rupture d’égalité par rapport aux autres responsables publics. Mais un traitement spécifique aux élus pourrait susciter, comme le souligne le rapport d’information sénatorial, une controverse de nature politique.

Article L. 2131-11 du CGCT

Il n’y a pas lieu de traiter les organismes extérieurs dans lesquels les élus locaux sont mandatés pour représenter leur collectivité ou groupement de façon substantiellement différente de celle retenue par le législateur (CGCT, art. L. 1524-5) pour les sociétés d’économie mixte locales.

La rédaction pourrait être la suivante :

« L’article L. 2131-11 du Code général des collectivités territoriales est complété par un alinéa ainsi rédigé :

“Sans préjudice des dispositions de l’article L. 1524-5 relatives aux sociétés d’économie mixte locales, les élus locaux agissant en tant que mandataires des collectivités territoriales ou de leurs groupements au sein du conseil d’administration ou de surveillance d’organismes extérieurs ne sont pas considérés comme étant intéressés à l’affaire, au sens du précédent alinéa, lorsque la collectivité ou le groupement délibère sur ses relations avec l’organisme. Toutefois, ils ne peuvent participer aux commissions d’appel d’offres ou aux commissions d’attribution de délégations de service public de la collectivité territoriale ou du groupement lorsque l’organisme est candidat à l’attribution d’un marché public ou d’une délégation de service public dans les conditions prévues aux articles L. 1411-1 à L. 1411-18” ».

Notes de bas de pages

  • 1.
    C. pén., art. 432-12.
  • 2.
    CE, 20 janv. 1989, n° 75442.
  • 3.
    CE, 23 févr. 1990, n° 78130.
  • 4.
    CE, 30 déc. 2002, n° 229099.
  • 5.
    CE, 10 déc. 2012, n° 354044, Cne de Bagneux.
  • 6.
    CE, 3 juill. 2009, n° 321634.
  • 7.
    C. pén., art. 131-26 et C. pén., art. 432-17.
  • 8.
    Cass. crim., 5 nov. 1998, n° 97-80419, Czmal.
  • 9.
    Cass. crim., 19 mars 2008, n° 07-84288.
  • 10.
    Cass. crim., 9 févr. 2011, n° 10-82988.
  • 11.
    Rép. min. n° 0161 : JO Sénat, 27 déc. 2012.
  • 12.
    Cass. crim., 22 oct. 2008, n° 08-82068.
  • 13.
    HATVP, avis n° 2016-141, 14 déc. 2016.
  • 14.
    JO Sénat, 28 juill. 2011, p. 1993.
  • 15.
    CE, 9 juill. 2003, n° 248344, caisse rurale de Crédit Agricole mutuel de Champagne ; CAA Marseille, 16 sept. 2003, n° 99MA01085, Cne de Vauvert.
  • 16.
    CAA Bordeaux, 7 juin 2005, n° 02BX00324.
  • 17.
    CAA Versailles, 15 mai 2008, n° 06VE01131.
  • 18.
    Dont l’article unique remplace, au premier alinéa de l’article 432-12 du Code pénal, les mots : « un intérêt quelconque » par les mots : « un intérêt personnel distinct de l’intérêt général ».
  • 19.
    Qui recommande, aux termes de sa préconisation n° 4, « Pour mieux cibler les éléments constitutifs de la prise illégale d’intérêts, soit de relancer la procédure d’examen du dispositif adoptée par le Sénat en juin 2010, consistant à remplacer au premier alinéa de l’article 432-12 du Code pénal les mots “un intérêt quelconque” par les mots “un intérêt personnel distinct de l’intérêt général”, soit de modifier la rédaction du premier alinéa de l’article 432-12 du Code pénal afin de ne prévoir de sanction qu’en présence d’un intérêt de nature à compromettre l’impartialité, l’indépendance ou l’objectivité de la personne ».
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