Rotonde de la Villette : enquête sur les zones d’ombre de son exploitation

Publié le 28/02/2023

L’état de la rotonde de la Villette, située dans le XIXe arrondissement de la capitale et classée monument historique, inquiète les amoureux du patrimoine. Ce chef-d’œuvre architectural du XVIIIe siècle construit par Claude-Nicolas Ledoux est exploité par une entreprise privée, accusée de ne pas respecter le site. Au point que, selon des professionnels, la mairie aurait dû dénoncer le contrat. Explications.

Rotonde de la Villette : enquête sur les zones d'ombre de son exploitation
La Rotonde de la Villette, cernée par les aménagements contestés (Photo : ©I. Horlans)

L’enquête menée sur la légalité des installations de bric et de broc, érigées autour de la rotonde de la Villette, située place de la Bataille-de-Stalingrad à Paris, s’apparente quelque peu aux démêlés de Joseph Rouletabille dans Le Mystère de la chambre jaune, de Gaston Leroux. Point de château au départ de l’énigme mais un bâtiment construit de 1784 à 1788 sur plans de l’urbaniste néoclassique Claude-Nicolas Ledoux, qui doit se retourner dans sa tombe. Chargé de l’édification des barrières d’octroi du mur des Fermiers généraux, abritant les receveurs de l’impôt sur les marchandises arrivant en ville, l’architecte visait la magnificence, bien que ses Propylées, comme il les désigna, fissent ensuite l’objet de critiques. Ils furent du reste détruits, excepté quatre barrières, toutes classées monuments historiques en 1907 : les guérites à colonnes du Trône place de la Nation, les rotondes de la Villette et de Chartres au parc Monceau, les pavillons place Denfert-Rochereau. Il fallut attendre 1925 pour que l’ouvrage d’architecture du visionnaire Ledoux soit réévalué.

« Un bidonville » autour d’un « extraordinaire monument parisien »

 Ce bref aperçu du contexte historique est indissociable de l’angle abordé : pourquoi l’environnement d’un tel site a-t-il été abandonné par la Ville de Paris à la société par actions simplifiée (SAS) « La Belle Rotonde », en échange d’une redevance annuelle d’un montant dérisoire au regard de l’emprise de 1 820 m2 accordée, permettant de réaliser une partie des 160 à 190 couverts par jour, selon le chef cuisinier ? L’intérieur du bâtiment a quant à lui été restauré par la Foncière de Paris à partir de 2007 moyennant un coût de sept millions d’euros. En 2013, elle a cédé son exploitation à La Belle Rotonde, fondée par Renaud Barillet et Fabrice Martinez, gérants de nombreux espaces pittoresques via l’entreprise Cultplace. En 2015, ils ont hérité d’une magnifique extension (voir le contrat accessible en bas de l’article). Le montant de la redevance demandée pour occuper la terrasse, soumis aux élus de Paris, avait suscité un tollé chez les écologistes. Rejoints par les communistes, ils avaient voté contre – en vain, les socialistes étant majoritaires.

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Pourquoi le « contrat d’occupation du domaine public par une emprise à usage de terrasse » a-t-il été caché, imposant de multiplier les recherches pour en retrouver trace sur Internet ? De quels accords les associés de Cultplace se prévalent-ils pour dire qu’ont été approuvés, par un architecte des Bâtiments de France (ABF), les « stands » extérieurs à la rotonde, des baraquements à planches taguées, flanqués de trous à rats ?

Rotonde de la Villette : enquête sur les zones d'ombre de son exploitation
État des lieux le 6 février 2023. Depuis, les baraques ont été repeintes du vert bouteille prisé sous le Premier Empire (Photo : ©I. Horlans)

Ces questions ont été posées pour la première fois le 14 mars 2021 par un habitant du quartier de la Goutte-d’Or (XVIIIe arrondissement) sur le réseau social Twitter. À l’époque, le mouvement citoyen #SaccageParis né « d’une colère de voir la capitale se dégrader » n’avait pas encore été créé par @PanamePropre. Jacques, qui “tweete” sous le pseudonyme @JCQDSE, s’indignait déjà de la présence d’un « bidonville » autour de la Rotonde Ledoux, « extraordinaire monument parisien ».

Dix mois plus tard, soit le 24 janvier 2022, @Baptiste75004, grand amateur d’art, postait un fil à dérouler : 23 tweets sur « l’état lamentable des abords de la rotonde de la Villette », accompagnés de photos consternantes et de reproductions du travail de l’architecte, auquel le département du Doubs doit notamment la Saline royale d’Arc-et-Senans, inscrite sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco.

Cette « affaire parisienne » aurait été promptement close si la mairie avait enjoint Cultplace et les « concepteurs-éditeurs » de La Belle Rotonde (ils dirigent onze autres établissements et ont neuf projets en cours), d’assainir « la zone ». L’indulgence dont ils ont bénéficié a fini par intriguer. Autant que l’opacité qui entoure la concession.

« Deux ans de concertation » et « une validation des ABF »

 Au début de cette enquête, on se tourne en priorité vers Virginie Stelmach, architecte des ABF dans le XIXe arrondissement. Sa collaboratrice promet une réponse rapide si on envoie « des ondes positives » (sic). Chose faite par e-mail. En retour, Mme Stelmach « invite à prendre attache avec la direction pour obtenir l’information dans les meilleurs délais ». Sont communiqués deux noms : Olivier Tur, directeur de cabinet à la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) d’Île-de-France, et Victoire Bernet-Forbin, chef de la circonscription nord au service de l’urbanisme, du paysage de la rue (sic) et du permis de construire. Aucun ne donnera suite à nos courriels.

La principale question est pourtant simple : qui a validé le déploiement de baraquements et la privatisation de 1 820 mètres carrés du domaine public dont une aire de 1 335 m2 attenant à la rotonde et deux servitudes latérales de 244 et 241 m2 ? Auxquelles, soit dit en passant, on ne peut accéder sans risquer l’intervention de vigiles.

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 Renaud Barillet, l’un des dirigeants de Cultplace qui, à la Rotonde Ledoux, veille sur un bar, un restaurant, une galerie d’art, un mini-club dédié à la scène et « la plus grande terrasse de Paris », dénommée « jardin urbain », y répond : « Cela a fait l’objet de deux ans de concertation et d’un second permis ainsi bien sûr qu’une validation des ABF. » Il désigne un architecte, toutefois retraité le 29 avril 2015, date de concession de la terrasse à la SAS La Belle Rotonde. Lequel, retrouvé après maintes recherches, entre dans une colère noire.

 « Un bricolage abominable, non conforme à ce qui a été présenté »

Serge Colas, architecte réputé, a en effet travaillé aux Bâtiments de France jusqu’en 2014. Il menace de procès quiconque le désignera responsable de l’extérieur du site, qu’il qualifie de « fête foraine ». L’ABF honoraire s’est rendu sur place « bien avant 2014 » pour vérifier que les exploitants « n’allaient pas trop loin » dans l’aménagement intérieur. Il se souvient de ses réserves à propos du club « susceptible de nuire au bâtiment et à sa visite » : « On se sert d’une autorisation antérieure à 2014. C’est insupportable. » Découvrant des photos du 6 février dernier, il parle de « bricolage abominable, non conforme à ce qui a été demandé. Tout cela ne fait pas partie du permis ». L’un de ses collègues est également heurté par l’aspect extérieur, évoquant « un bazar pas possible où on fait n’importe quoi ».

Rotonde de la Villette : enquête sur les zones d'ombre de son exploitation
Aménagement de la terrasse (Photo : ©I. Horlans)

« Il y a beaucoup de “verrues” en infraction, conclut un architecte. Le maître d’ouvrage doit demander le certificat de conformité à la Direction de l’urbanisme. Il convient de procéder à un ménage des extensions près du bâtiment protégé, sous le regard de l’ABF du XIXe, en vertu de la loi du 31 décembre 1913. »

Son article 1 mentionne le « périmètre des 500 mètres » dans le champ de visibilité des monuments classés. Ce rayon des 500 m vise « à instaurer un écrin », précise la DRAC, « permettant la mise en valeur, en portant une attention et un soin particuliers à l’environnement proche, urbain et paysager ». Renaud Barillet soutient que, « à [sa] connaissance, il [Ndlr : le périmètre] n’est pas de 500 mètres en zone urbaine parisienne ». La loi s’applique aux quelque 46 000 monuments historiques de France.

La Ville de Paris curieusement aux abonnés absents

La protection de leurs « abords » a même été renforcée en 1946. Chaque modification est censée en préserver le caractère et contribuer à améliorer sa qualité. Celle-ci, après accord de la commune, doit être validée par les Bâtiments de France. La loi du 7 juillet 2016 (titre II Art. 112 et suivants), promulguée sous le gouvernement Valls, énonce que tout projet modifiant l’aspect extérieur en « co-visibilité » avec le site classé est soumis aux ABF dont les avis sont obligatoirement suivis par l’autorité compétente. Ici, la mairie de Paris.

L’avis peut être assorti de prescriptions si les travaux portent atteinte à la conservation ou la mise en valeur du monument. Par conséquent, une source aux ABF et un professeur de droit public, qui ont requis l’anonymat, estiment que la collectivité parisienne, « qui a avalisé l’exploitation du monument et de ses abords » est seule responsable des dégradations. « Les impératifs du contrat n’ayant pas été respectés, la mairie aurait logiquement dû le dénoncer, et ce depuis des années ». Les articles 5 et 7 du contrat entre la mairie et la SAS La Belle Rotonde prévoient en effet que l’occupant tiendra à ses frais en parfait état de conservation, sécurité, entretien, propreté, salubrité, sous peine de retrait de l’autorisation dans les huit jours suivant mise en demeure.

Rotonde de la Villette : enquête sur les zones d'ombre de son exploitation
Conteneurs, jardinières et barrières en bois clôturent la rotonde de la Villette (Photo : ©I. Horlans)

L’enquête se corse car personne, au sein des multiples directions à la Ville, n’entend s’exprimer. Étrange silence si tout est légal. On se souvient d’une réflexion de Martine Aubry piquant le candidat à la présidentielle en 2011, François Hollande : « Quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup. »

Première élue contactée, Karen Taïeb, adjointe chargée du patrimoine par l’édile Anne Hidalgo. Un courriel lui est adressé le 3 février 2023. Le 9 février, l’accueil presse informe qu’on aurait dû passer impérativement par son attachée de presse. Deuxième courriel dans les formes requises le jour même. Les multiples relances téléphoniques demeureront vaines. Karen Taïeb, qui promet moult évolutions sur Twitter, comme le 19 mai 2022, apparaît gênée par ce dossier géré à l’Hôtel de ville. « Les choses avancent », assurait-elle il y a neuf mois.

Dernières nouvelles le 8 février dernier.

 Le maire du XIXe veut « rétablir l’intégrité du site »

En revanche, François Dagnaud, maire (PS) du XIXe arrondissement, ne se dérobe pas. Il a tenu plusieurs réunions place de la Bataille-de-Stalingrad, en février et mai 2022, puis le 8 février 2023, en compagnie d’un aréopage de personnalités, dont Karen Taïeb. Il admet « qu’il faut rétablir l’intégrité du site, même si la mairie d’arrondissement n’a pas le pouvoir d’envoyer des bulldozers ». S’il avoue « que la qualité esthétique de la terrasse n’est pas compatible avec le monument historique », il invoque « le temps long de l’action publique. Nos demandes de réparation, nettoyage n’ont pas été prises en compte ». Ayant longtemps souhaité « privilégier la concertation à la saisine de la justice », M. Dagnaud constate que « le dialogue exigeant n’a pas abouti, que les délais d’exécution sont dépassés ». Ce 8 février, il a de nouveau constaté l’état déplorable des abords de la rotonde. Une mise en demeure a été envoyée aux exploitants, Fabrice Martinez et Renaud Barillet. Injonction qu’a confirmée sur Twitter son prédécesseur, l’ancien sénateur Roger Madec, conseiller de Paris : « Le gestionnaire est sommé de démonter dans un délai d’un mois les baraquements sous peine de non-renouvellement d’autorisation de la terrasse. »

François Dagnaud nous confirme aussi le possible « retrait de concession qui arrive à terme le 29 avril 2023 ». 2023 ? La curiosité saute aux yeux : le contrat a été signé le 29 avril 2015 pour une durée de sept ans… Se peut-il qu’elle ait été déjà renouvelée dans la discrétion ? « Il n’y a pas de secret. Aucun ami n’est intervenu en faveur de Renaud Barillet », jure-t-il quand on l’interroge sur les privilèges de ce dernier. Il exploite, entre autres, La Bellevilloise dans le XXe arrondissement, coopérative ouvrière fondée en 1877 où Jean Jaurès tint des meetings, où des Juifs furent « parqués » en 1942 et 1943, que le Parti communiste dirigea, où le Parti socialiste a table ouverte.

« Une mise en demeure de pure forme »

 La Bellevilloise, « arrachée aux mains de promoteurs immobiliers » par le « trio d’agitateurs » Renaud Barillet, Fabrice Martinez et Philippe Jupin – ainsi se définissent-ils – a rouvert en 2006. Sur 2 000 m2, « l’espace festif et événementiel » accueille, comme La Rotonde, restaurant, café, concerts et expositions. François Dagnaud insiste sur ce que représentent « ces lieux de vie », a fortiori quand « il a fallu affronter les trafics de drogue place de Stalingrad », un temps surnommé « Stalincrack ». « Ils ont tenu l’endroit, ils ont fait beaucoup pour le quartier. »

Renaud Barillet s’étonne que l’on ait oublié « la lutte de plusieurs années. Il est admirable que certaines personnes aient accepté de faire vivre ce que vous nommez des “baraquements” par une offre de type Street Food, qui derrière le caractère assez spartiate, ont tenu bon durant le Covid, jours et soirées, été comme hiver. Je salue le travail, la pugnacité et le courage de ces personnes », s’autofélicite-t-il.

Rotonde de la Villette : enquête sur les zones d'ombre de son exploitation
Le container rouge qui fait partie des aménagements critiqués (Photo : ©I. Horlans)

Prié le 8 février de démonter les stands en bois, d’éloigner la dizaine de poubelles qui attirent les rats près des tables à manger (le monte-charge en panne a enfin été réparé), de ranger les fûts et dégager le conteneur qui, bien que peint en rouge, enlaidit le monument classé, il bénéficie encore de quelques jours : « La mise en demeure est de pure forme », relève-t-il. Autrement dit, sans réelle valeur juridique. « Elle correspond à un point sur lequel nous étions d’accord, ayant toujours indiqué qu’il ne semblait pas opportun sur ce site d’avoir des éléments provisoires qui durent trop. On ne peut donc qu’être d’accord sur leur dépose et/ou leur substitution. » Substitution, le mot est lâché. La mise en demeure pourrait ainsi être contournée. D’où les coups de peinture verte sur la baraque à “Street Food” jalonnée de terriers à rats. On comprend des déclarations de Karen Taïeb qu’ils seront bouchés quand la pelouse sera replantée.

À L’Auvergnat de Paris, le 2 décembre 2021, Renaud Barillet, fait chevalier de l’Ordre national du mérite en mai 2019 sur le quota du Premier ministre Edouard Philippe, expliquait se sentir « comme un vilain petit canard » au sein du monde de la restauration, ne venant pas « de cet univers-là ». Dans l’interview, il déplorait que « certains acteurs culturels nous trouvent trop marchands. Nous sommes sur un fil dans une zone d’équilibre ». En l’état, la Ville de Paris lui assure la stabilité.

Contrat d'occupation des abords de la Rotonde

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