« Faire reconnaître le crime d’écocide sera très difficile »

Publié le 03/06/2019

Pendant cinq ans, la journaliste Sophie Tardy-Joubert (collaboratrice régulière des Petites Affiches) a suivi l’avocat équatorien Pablo Fajardo, 45 ans, dans son combat contre les dommages écologiques et humains dramatiques causés par le départ de la compagnie pétrolière Texaco. Cette dernière a exploité les ressources amazoniennes de l’Oriente, tranche d’Amazonie qui s’étend sur 130 000 km², de 1967 à 1992. Mais quand elle quitte la forêt équatoriale, Texaco laisse derrière elle 60 millions de litres de pétrole brut et 70 millions de litres de résidus toxiques, soit l’équivalent de 3 000 fois la catastrophe de l’Erika… Avec le dessinateur Damien Roudeau, Sophie Tardy-Joubert signe une bande dessinée aux Arènes, « Texaco. Et pourtant nous vaincrons », formidable condensé de vingt-cinq ans de combats, aussi touchants que révoltants. Nous avons pu rencontrer le juriste équatorien, de passage à Paris pour la sortie de ce livre dont il est le héros.

Les Petites Affiches

Dans cette BD-enquête, véritable hymne à la nature, victime des excès du libéralisme le plus inhumain, vous dénoncez aussi le racisme sous-jacent de l’entreprise américaine, trop heureuse d’exploiter d’impressionnantes réserves de pétrole en pleine forêt amazonienne, et totalement désengagée sur le plan écologique. Comme si les Équatoriens étaient des citoyens de seconde zone…

Pablo Fajardo 

La direction de Texaco ne considérait pas tous les Équatoriens comme des citoyens de seconde zone, mais tout spécialement les peuples indigènes. Plusieurs événements attestent de ce racisme latent envers eux. Je ne l’ai pas vu directement, mais j’ai recueilli des témoignages de trois enfants siekopai (l’une des six tribus concernées par les contaminations, NDLR) entre 8 et 10 ans, qui ont été emmenés, un jour, en hélicoptère dans la jungle… Résultat : ils ont mis huit jours à rentrer chez eux ! Cela n’avait pas de sens, c’était pour se moquer d’eux. Ce genre d’exemple montre l’attitude condescendante de Texaco. Autre exemple : les employés n’hésitaient pas à se moquer de la tenue vestimentaire des peuples indigènes, qui portaient des tuniques traditionnelles. Ils leur demandaient s’ils étaient des hommes ou des femmes… Tous ces faits dénoncent clairement une attitude raciste. La forêt devait être une zone d’exploitation pétrolière, mais elle est devenue le terrain d’un racisme rampant.

LPA

Quand vous êtes arrivé dans la région pour trouver du travail, vous avez été engagé comme « homme de ménage » par Texaco, et c’est ce qui vous a permis de constater de graves exactions en matière environnementale. Puis c’est au contact des communautés touchées par la pollution (dans la région de Lago Agrio, les cancers de l’utérus et les leucémies sont dix fois plus nombreux que dans le reste du pays, selon les chiffres de l’ONG Clinica Ambiantal) que vous êtes devenu avocat. Elles ont souhaité financer vos études de droit. Ressentiez-vous une pression encore plus grande de réussir ?

P. F.

En effet, mes études pour devenir avocat ont été payées par les communautés locales mais aussi une famille installée à Pampelune (en Espagne). J’ai ressenti une obligation de résultat encore plus grande car cela représentait un engagement par rapport aux communautés indigènes que je côtoyais, victimes de la pollution. Dans les années 1990, il n’existait pas d’université dans la région, tous les lycéens devaient se rendre à Quito, la capitale, ou rester dans la forêt amazonienne mais faire le choix de ne pas poursuivre d’études supérieures. Très peu de gens accédaient aux études. Vu le milieu dont j’étais issu (Pablo est le cinquième d’une fratrie de six enfants nés dans une famille pauvre sur la côte pacifique avant de traverser le pays pour aller travailler dans l’industrie pétrolière en Amazonie, dans la province de Sucumbios), si je n’avais pas rencontré les communautés locales, je n’aurais pas eu cette opportunité non plus. J’ai ainsi pu réaliser des études par correspondance. Dans mon cas, j’ai compris que les indigènes ou les paysans ne donnent jamais ce qu’ils ont en plus, mais ce qu’ils ont tout court. En échange du temps que je leur consacrais, je recevais des poules, des bananes, du fromage, tout ce qu’ils pouvaient me donner pour me dédommager. C’était très important, je recevais toute la nourriture dont j’avais besoin ! Et si j’aidais un groupe de jeunes, alors ils collectaient le moindre sou de leurs économies pour me procurer un peu d’argent de poche.

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Comment avez-vous commencé à appréhender le droit ?

P. F.

Ma mère et ma grand-mère ont toujours dit que j’avais des affinités avec le droit et la justice. Mais avocat ? Je ne savais même pas ce que c’était ! Embrasser la profession est devenu une nécessité majeure lorsque j’ai rejoint l’action collective. Les gens demandaient de l’aide. Mais du côté de la mairie, de la police, du commissariat, la réponse était toujours la même : « Cherchez un avocat ». L’idée a fait son chemin… Avant d’entamer mes études, j’avais commencé à lire beaucoup de droit constitutionnel, à prendre des cours de droits de l’Homme, en autodidacte. Je donnais ainsi des « cours » aux gens, mais je ne pouvais pas assurer leur défense juridique à proprement parler.

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En 1993, vous décidez de saisir la justice américaine. Entre un quotidien dans la forêt amazonienne et l’immersion soudaine des activistes indigènes dans le monde moderne new-yorkais (et son système judiciaire), le fossé culturel était énorme. Comment l’ont-ils vécu ?

P. F.

Il y a eu des moments difficiles. Culturellement, nous sommes très différents des Américains. Je n’ai personnellement jamais ressenti de synergie très forte avec les avocats américains, et je dois reconnaître que si notre intérêt était commun, nos volontés étaient différentes. Mais il y a eu du bon chez eux ! Il a notamment été essentiel de donner une visibilité médiatique à notre problème, car si nous ne communiquons pas, nous n’existons pas ! Les Américains avaient cette idée bien gravée dans leur tête. Mais nous avons expérimenté des différences dans la manière de communiquer. En 1994-1995, des compagnons de lutte indigènes se rendent à New York. L’avocat Steven Donziger leur demande alors de ne pas mettre de chaussures mais de rester pieds nus et de porter leurs tuniques dans la rue pour accentuer leur côté « exotique » et attirer l’attention des médias. Nous étions alors en plein hiver, et comme la bande dessinée le raconte, ils ont cru perdre leurs doigts tellement ils ont eu froid ! C’est ce que j’appelle un manque de respect. Par ailleurs, du côté des avocats américains, il existait la certitude qu’eux seuls savaient quoi faire, et en tout cas forcément mieux que les habitants indigènes eux-mêmes. Dans la culture américaine, l’avocat est celui qui prend les décisions et l’opinion des clients ne compte pas beaucoup. Le choc culturel a donc été important, car pour nous, les décisions se prennent collectivement. Nous avons pu avoir le sentiment d’être perçus comme des objets. Mais nous avions quand même besoin d’eux, notamment les dix premières années du litige, puisque l’affaire était jugée aux États-Unis.

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Ces dernières années, on constate une véritable criminalisation des militants écologistes, de la part des États ou d’entreprises. En 2011, Chevron (qui a racheté Texaco) a d’ailleurs porté plainte contre vous pour escroquerie en bande organisée. Est-ce une stratégie pour discréditer votre combat ?

P. F.

Ces dernières années, Texaco-Chevron a fait beaucoup d’efforts pour changer le sujet de la discussion judiciaire et médiatique, afin que l’on ne parle plus de la catastrophe environnementale. Cette stratégie a été encore plus évidente lors de cet épisode, puisque le juge américain, Lewis Kaplan, a ordonné qu’on ne parle pas de contamination. Il a précisé que seule notre fraude supposée serait discutée ! Conséquence, le crime écologique a disparu des discussions…

LPA

Que pensez-vous de la notion d’écocide ?

P. F.

Je fais partie d’un collectif international de juristes qui soutiennent la reconnaissance du qualificatif du crime d’écocide comme un crime de lèse humanité, et qu’il soit reconnu comme le cinquième des crimes internationaux (en plus des crimes de guerre, génocide, crimes contre l’humanité et torture). Mais c’est très difficile car les écocides mettent en cause des multinationales, très influentes, qui s’imposent à coups d’armées de lobbyistes. Les gouvernements n’osent donc pas prendre des décisions qui vont à leur encontre. Un autre problème se pose : à un moment, il faudra reconnaître l’écocide comme un crime mais il est compliqué d’établir un outil pour juger ce genre d’affaires économiques. Il existe bien plusieurs mécanismes internationaux qui relèvent de la soft law et qui ne sont pas contraignants. On en arrive à des instruments juridiques qui deviennent parfois inutilisables. Il faut évidemment parvenir à ce que le crime d’écocide soit reconnu. Pour ce faire, pourquoi ne pas envisager la création d’une Cour indépendante internationale ?

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Devant l’impossibilité de faire appliquer la condamnation à Texaco (en 2011, l’entreprise a été condamnée à payer 9 milliards de dollars, une amende record, devenue irrévocable depuis sa validation en août 2018 par la Cour constitutionnelle équatorienne, la plus haute juridiction nationale), vous avez décidé de faire reconnaître la décision par une autre juridiction. Peut-on parler de justice mondialisée ?

P. F.

En effet, pour sortir de l’impasse, nous avons eu l’idée de faire homologuer la décision dans un autre pays. Quand nous avons gagné, la victoire a été de courte durée, car nous savions que Texaco-Chevron ne détenait pas d’argent en Équateur. En effet que fait-on avec une décision de justice en notre faveur si on est dans l’impossibilité de la faire appliquer ? Au sein de notre petite équipe, nous avons donc réfléchi et élaboré des hypothèses : dans quels pays pourrions-nous aller ? Comment le/les choisir ? Où sont les actifs de Chevron ? Chaque équipe locale a été mandatée pour réaliser des enquêtes afin de tracer l’existence des actifs, ce qui nous a permis de dresser une radiographie des lieux où était placé l’argent. Est-ce que les lois du pays permettraient de valider la condamnation de Chevron ? Est-ce que le système juridique dudit pays était fort ? Est-ce que nous aurions la possibilité de trouver des avocats qui travailleraient pro bono ? Dans ce cas, à quelle spécialité faire appel ? Des avocats du droit des affaires, des droits humains ? Après huit mois de réflexion, nous avons su où nous pouvions « atterrir » d’un point de vue judiciaire. Les cours qui se sont déclarées incompétentes l’ont fait pour plusieurs raisons : il pouvait y avoir des conflits d’intérêts entre des États et des entreprises ou un souci de préserver des intérêts économiques.

Par ailleurs, pour homologuer une décision judiciaire, il faut remplir trois principes : que la sentence dans le pays d’origine ait été rendue par un juge compétent ; que le procès se soit déroulé conformément au processus légal et que les deux parties aient pu se défendre de façon égalitaire ; que l’application de la condamnation n’affecte pas l’ordre public de ce pays. En Argentine, nous avions réussi à activer un embargo sur les biens de Chevron, qui a tenté de faire fléchir la décision en annonçant publiquement que le groupe était prêt à investir de l’argent en Argentine si le pays levait précisément l’embargo que nous avions obtenu… Malheureusement, le 4 juin 2013, la Cour suprême a en effet levé notre embargo. Le 16 juillet, Chevron signait un accord d’investissement avec l’État argentin.

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Après vingt-cinq ans de combats, la seconde génération d’activistes arrive à maturité. Comment abordent-ils le combat ? Les réseaux sociaux ont-ils changé la façon de s’engager ?

P. F.

Le combat a commencé en 1993 mais je ne suis arrivé qu’en 2004 en tant qu’avocat principal des 30 000 plaignants. Notre souhait commun à tous est de voir l’avènement d’une nouvelle génération qui comprenne les enjeux importants de la communication. L’Udapt (The Union of the people affected by Texaco) doit renforcer ses équipes au sein même des communautés. Au lieu de chercher des gens extérieurs, il faut former des gens des communautés elles-mêmes.

De façon générale, cette histoire dépasse largement nos existences personnelles et elle continuera bien au-delà de nous. Je me demande comment s’assurer que notre combat aille jusqu’au bout. L’avenir consiste à travailler avec deux groupes de personnes en particulier : les jeunes, qui doivent désormais prendre la tête du combat, et les femmes, car les femmes en Amérique du Sud, en tout cas en Équateur, sont celles qui influent le plus sur l’éducation des enfants. Si les femmes ont une conscience de lutte en vue d’une Amazonie propre, elles transmettront ces valeurs à leur progéniture. Mais ce combat qui va continuer, je suis sûr que je n’en verrai pas la fin de mon vivant. Nous sommes tous conscients que ce rêve d’une réparation intégrale ne dépend pas de nous.

LPA

Justement, dans le cas d’une telle catastrophe, quelle serait la réparation intégrale que vous appelez de vos vœux ?

P. F.

D’abord, il faudrait réussir à éliminer toutes les sources de contamination. Ensuite, s’assurer que cela ne peut pas se reproduire. Que la nature puisse se régénérer, ainsi que le tissu social qui a été impacté. Réussir à récupérer tout ce que les peuples indigènes ont perdu. Mais pour cela, encore faut-il comprendre ce qui relève du matériel et de l’immatériel, et présuppose une vraie connexion à la forêt. En ce qui concerne la santé, il ne s’agit pas de prendre seulement en charge les traitements des personnes malades mais aussi de mettre en place des campagnes de prévention. L’eau, au cœur de ces problématiques, doit être décontaminée et de l’eau propre acheminée pour les communautés indigènes.

LPA

Texaco, c’est le combat de votre vie. Quel impact cela a-t-il sur votre vie personnelle ? Car vous n’êtes pas seulement avocat, vous êtes aussi père de deux enfants…

P. F.

J’ai ressenti de gros doutes à certains moments. Ma première femme est décédée d’un cancer du poumon. À cause de mes nombreuses absences, mes enfants ont pu être pris en charge par un oncle. Ma fille aînée a pris des choses en charge que j’aurais dû faire en tant que père. Et ça, c’est le prix à payer pour continuer mon engagement…

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