Expulsion des logements étudiants du CROUS : le retour à la jurisprudence Lecoq

Publié le 23/04/2018

Le tribunal des conflits retient comme critère de répartition juridictionnelle le fonctionnement normal et la continuité du service public administratif du logement des étudiants assuré par les CROUS au profit du juge administratif, sans se référer à la notion de domaine public, unifiant ainsi le contentieux de l’expulsion des occupants sans droit ni titre des résidences universitaires.

T. confl., 12 févr. 2018, no 4112, Centre régional des œuvres universitaires et scolaires (CROUS) de Paris c/ M. A…..

La Cour des comptes a dénoncé dans son rapport public en 2015 une offre insuffisante et mal répartie des 162 547 places, dont 84 435 en cités universitaires, gérées par les centres régionaux des œuvres universitaires et scolaires (CROUS)1. Ces derniers doivent assurer la gestion de ces logements et mettre en œuvre les procédures idoines s’agissant de ceux irrégulièrement occupés. C’est ainsi que le CROUS de Paris, qui avait mis à disposition un logement meublé à un étudiant boursier ne s’étant pas acquitté du paiement de son loyer, a saisi à fin d’expulsion le juge du référé du tribunal administratif de Paris sur le fondement des dispositions de l’article L. 521-3 du Code de justice administrative. Celui-ci s’étant déclaré incompétent, le Conseil d’État, en cassation2, a renvoyé par une décision du 18 octobre 2017 l’affaire3 devant le tribunal des conflits qui a affirmé dans la décision sus-reproduite du 12 février 2018, la compétence de la juridiction administrative en se fondant, non pas sur la propriété et la domanialité de ce logement, mais sur le service public administratif assuré par le CROUS.

I – Une répartition des compétences juridictionnelles incertaine car fondée sur la propriété de la dépendance et sa domanialité

Le juge judiciaire – le tribunal d’instance4 – est compétent pour prononcer l’expulsion des personnes qui occupent sans droit ni titre une propriété privée. Lorsqu’il s’agit d’une propriété publique, la compétence juridictionnelle ne constitue pas un ensemble monolithique. La répartition est la suivante : si la dépendance relève du domaine privé, le juge judiciaire est compétent5. Il en va de même si elle relève du domaine public routier6 car une telle occupation irrégulière se rattache aux contraventions de voirie routière sanctionnées par les articles L. 116-1 et R. 116-2 du Code de la voirie routière7 et l’article L. 2331-2 du Code général de la propriété des personnes publiques. Le juge administratif est en revanche compétent dès lors que la dépendance relève du domaine public non routier8, étant rappelé qu’une autorité administrative ne peut, sauf urgence ou en application de textes législatifs particuliers l’y habilitant, agir d’office pour prendre ou reprendre possession d’une parcelle du domaine public, sans avoir, au préalable obtenu du juge compétent, une décision enjoignant à l’occupant de vider les lieux9.

S’agissant de sa saisine, « les mesures ainsi sollicitées ne doivent pas être manifestement insusceptibles de se rattacher à un litige relevant de la compétence de la juridiction administrative ». En raison de l’urgence et de la saisine en référé, il n’est pas nécessaire pour la personne publique requérante de démontrer que la dépendance relève du domaine public non routier : elle doit seulement être en mesure de justifier que les locaux dont il s’agit ne sont pas « manifestement insusceptibles » d’être qualifiés de dépendances du domaine public10.

II – Les occupations des logements étudiants gérés par les CROUS

Les occupations des universités (amphithéâtres, parcs de stationnement, campus, etc.) ont donné lieu à de nombreux contentieux11. Il en va de même de l’occupation des logements étudiants gérés par les CROUS, comme c’était le cas dans l’affaire soumise au tribunal des conflits.

S’agissant des missions de ces personnes publiques, il est nécessaire de se référer à l’article L. 822-1 du Code de l’éducation, selon lequel : « Le réseau des œuvres universitaires contribue à assurer aux étudiants une qualité d’accueil et de vie propice à la réussite de leur parcours de formation. Il assure une mission d’aide sociale et concourt à l’information et à l’éducation des étudiants en matière de santé. Il favorise leur mobilité. (…) Les décisions concernant l’attribution des logements destinés aux étudiants sont prises par les centres régionaux des œuvres universitaires et scolaires (…) ». Le Centre national des œuvres universitaires et scolaires (CNOUS) et les CROUS, qui sont des établissements publics administratifs placés sous la tutelle du ministre chargé de l’Enseignement supérieur, sont chargés d’assurer la mise en œuvre de cette mission12. À cet effet, il appartient aux CROUS d’assurer la gestion des bâtiments dont ils ont la charge de manière à procurer aux étudiants des conditions de vie et de travail adaptées aux besoins de leurs études. Il leur incombe en particulier de concilier les exigences de l’ordre et de la sécurité dans ces bâtiments avec l’exercice par les étudiants des droits et libertés qui leur sont garantis13.

Les résidences gérées par les CROUS et dans lesquelles sont logés les étudiants relèvent de leur domaine public en raison de l’affectation au service public du logement desdits étudiants14, mais à condition que l’immeuble soit la propriété du CROUS ou d’une autre personne publique15. On peut raisonnablement penser que la condition de l’aménagement spécial comme indispensable, exigée par l’article L. 2111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques, au service public du logement des étudiants est nécessairement remplie16. Dans son arrêt de renvoi du 18 octobre 2017 au tribunal des conflits, le Conseil d’État s’interrogeait : « Lorsque les résidences étudiantes sont, par exception, leur propriété ou sont la propriété d’une autre personne publique, la question se pose, en outre, de savoir si de tels logements peuvent être regardés comme comportant des aménagements spéciaux ou indispensables au service public auxquels ils sont affectés. Cependant, indépendamment de la nature publique ou privée de la personne propriétaire de la résidence étudiante et, dans le cas où celle-ci est la propriété d’une personne publique, indépendamment de son appartenance au domaine public ou au domaine privé, les demandes d’expulsion concernant ces résidences sont formées par les CROUS en vue d’assurer le fonctionnement normal et la continuité du service public administratif dont ils ont la charge ».

Mais, parfois, le CROUS n’est que gestionnaire de ces immeubles, sans être propriétaire en raison des divers montages contractuels conclus, pour leur construction par exemple. C’est ce que relève le tribunal des conflits dans sa décision présentement commentée : « Le CROUS de Paris n’est propriétaire que de cinq des quelques soixante-dix résidences étudiantes qu’il gère, les autres étant louées ou mises à sa disposition par des personnes publiques ou des personnes morales de droit privé, qui en sont propriétaires ou les ont construites en vertu de baux à construction ou emphytéotiques. Quel que soit le régime de propriété de la résidence étudiante, les CROUS sont notamment compétents pour attribuer les logements par décision unilatérale en vertu des dispositions de l’article L. 822-1 du Code de l’éducation, alors applicables et précisées ultérieurement par les articles R. 822-29 et R. 822-30 du même code issues du décret du 26 juillet 2016 ».

Lorsqu’est concerné un logement géré par un tel établissement public, mais édifié par une personne morale de droit privé dans le cadre d’un bail emphytéotique administratif consenti par une commune, la résidence étudiante ne peut être qualifiée de dépendance du domaine public puisque seules les personnes publiques peuvent avoir un domaine public, quand bien même les personnes privées concernées exerceraient une mission de service public17. Le juge judiciaire est par suite seul compétent pour connaître d’une demande d’expulsion18, puisqu’« il n’appartient qu’à la juridiction judiciaire de statuer sur une demande d’expulsion d’un occupant d’un immeuble appartenant à une personne morale de droit privé »19. C’est ce que rappelle le tribunal des conflits : « La juridiction judiciaire est, en principe, seule compétente pour connaître d’une demande d’expulsion d’un occupant sans titre d’un bien immobilier appartenant à une personne morale de droit privé, alors même que l’occupation sans titre résulterait de l’expiration d’un contrat de droit public ayant antérieurement autorisé cette occupation ». Mais ce n’est plus la qualification juridique des locaux irrégulièrement occupés dont il s’agit qui va déterminer la compétence juridictionnelle, mais le service public administratif assuré par ces établissements publics.

III – La position juridique et pragmatique retenue par le tribunal des conflits

La propriété et, partant, la domanialité des logement étudiants ne présente pas toujours un caractère certain en raison des différents éléments contractuels de nature à « polluer » l’appréciation de la compétence juridictionnelle, surtout au stade du référé et fait obstacle à un bloc de compétence unifié. Le tribunal des conflits a mis en avant un autre critère, celui tiré de la continuité du service public administratif qui évitera au juge saisi de se plonger dans les modalités de construction et de gestion des résidences étudiantes. Il ne s’agit en réalité que de la reprise du critère adopté par le Conseil d’État dans son arrêt d’assemblée du 3 mars 1978, Lecoq20, concernant une demande d’expulsion d’une maison de retraite. La haute assemblée administrative avait alors jugé que « la maison de retraite intercommunale du Chatelet-en-Brie constitue un service public administratif ; que le juge administratif était compétent pour prendre, par voie de référé, en usant du pouvoir qu’il tient de l’article R. 102, la mesure d’expulsion du sieur Lecoq, imposée par l’urgence et destinée à assurer le fonctionnement normal de ce service ». Le commissaire du gouvernement, M. Labetoulle, justifiait la compétence de la juridiction administrative au motif que la dépendance concernée relevait du domaine public et remarquait très justement : « (…) le lien entre service public et domaine public fait que dans la quasi-totalité des fonctions, c’est pour des raisons touchant au bon fonctionnement du service public que l’expulsion sera demandée (…) ». En effet, l’affectation à un service public est un deux critères alternatifs de définition de la notion de domaine public21. Aussi est-ce en application de ces principes que le tribunal des conflits retient en l’espèce que « même dans le cas où la résidence universitaire ne peut pas être regardée comme une dépendance du domaine public, toute demande d’expulsion du CROUS vise à assurer le fonctionnement normal et la continuité du service public administratif dont il a la charge ».

Quant à la mesure d’expulsion sollicitée, le fonctionnement normal du service public justifie l’urgence de la situation et l’intervention du juge administratif des référés pour que soit ordonnée l’expulsion. Tel est le cas par exemple s’agissant de l’accès égal et régulier des usagers au service public et son fonctionnement normal22, du service public assuré par un musée23, de la continuité du service public de l’entretien et de la sécurité des pistes de ski24 ou même tout simplement et largement « le fonctionnement du service public » pour un immeuble communal abritant un casino25. Il ne fait guère de doute que la situation d’urgence est avérée lorsqu’il existe une forte demande d’occupation26, à l’instar des logements pour étudiants gérés par le CROUS. Dès lors que l’occupant sera en situation sans droit ni titre, l’expulsion – utile – sera ordonnée. Tel a été le cas dans l’arrêt Naroun lu le 22 septembre 2017 dans lequel le Conseil d’État, exerçant un contrôle limité à la dénaturation des faits, a jugé que « le juge des référés n’a pas dénaturé les pièces du dossier qui lui était soumis en relevant, pour estimer que la demande d’expulsion présentait un caractère d’urgence et d’utilité, l’irrégularité du paiement des loyers, l’absence d’accord oral de la directrice du centre pour un maintien de M. Naroun dans les lieux, le défaut de justification de la part de M. Naroun de la nécessité de son maintien dans la résidence pour des raisons de santé et de scolarité ainsi que le fait que sa présence dans les lieux constituait un obstacle à l’accomplissement de la mission de service public de logement des étudiants dont est chargé le CROUS »27.

Par la décision présentement commentée, le tribunal des conflits affirme que, s’agissant des logements étudiants gérés par les CROUS, la continuité du service public administratif justifie la compétence du juge administratif comme critère exclusif de la détermination de la compétence juridictionnelle et ce, indépendamment de la propriété et de la domanialité des immeubles concernés.

Notes de bas de pages

  • 1.
    C. comptes, Le réseau des œuvres universitaires et scolaires : une modernisation indispensable, Rapport public annuel, 2015, p. 432, spéc. p. 445 et s.
  • 2.
    CJA, art. L. 523-1.
  • 3.
    CE, 18 oct. 2017, n° 408006, CROUS de Paris : Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 282, note Soler-Couteaux P.
  • 4.
    COJ, art. R. 221-5.
  • 5.
    V. par ex. T. confl., 19 mai 2014, n° 3942, Dpt du Nord.
  • 6.
    Par ex. T. confl., 17 oct. 1988, n° 02544, Cne de Sainte-Geneviève-des-Bois, p. 492.
  • 7.
    Par ex. T. confl., 8 déc. 2014, n° 3971, Cne de Falicon.
  • 8.
    V. Yolka P., « Expulsion du domaine public et juge administratif des référés. État de la question », JCP A 2004, 1043.
  • 9.
    T. confl., 24 févr. 1992, n° 02685, Couach, p. 479.
  • 10.
    Par ex. CE, 22 oct. 2010, n° 335051, Putswo : Lebon, p. 420 : AJDA 2011, p. 562, note Caille P. ; JCP A 2011, n° 491, note de Gaudemar H. – CE, 10 janv. 2011, n° 339358, Djaid ; CE, 7 mars 2012, n° 352367, Olivry, Lebon T., p. 743 – CE, 3 oct. 2012, n° 353915, Cne de Port-Vendres : Lebon T., p. 742-746 ; AJDA 2012, p. 1882, obs. de Montecler C. ; AJDA 2013, p. 471, note Fatôme E., Raunet M. et Léonetti R. ; AJCT 2013, p. 42, obs. Grimaud P. ; BJCL 2012, p. 819, obs. Martin J. ; BJCP 2013, p. 44, concl. Dacosta B. et obs. Maugüé C. ; Contrats-Marchés publ. 2013, chron.  6, obs. Llorens F. et Soler-Couteaux P ; JCP A 2013, n° 2125, n° 10, chron. Chamard-Heim C. ; RLCT 2012, n° 84, obs. Glaser E.
  • 11.
    V. Dufour A.-C., « L’occupation des universités et la protection d’urgence du domaine public », Dr. adm. 2007, étude 16.
  • 12.
    C. éduc., art. L. 822-2 et C. éduc., art. L. 822-3.
  • 13.
    CE, ord., 6 mai 2008, n° 315631, Bounemcha.
  • 14.
    V. par ex. CE, 11 oct. 2012, n° 351440, Sté Orange France : Lebon T., p. 745, s’agissant de l’implantation de relais de téléphonie mobile sur le toit d’une résidence universitaire.
  • 15.
    Sur le principe, v. CE, 19 déc. 2007, n° 288017, Cne de Mercy-Le-Bas : Lebon, p. 841 ; BJCL 2008, p. 120, concl. Aguila Y. ; Dr. adm. 2008, comm. 37, note Foulquier N.
  • 16.
    Ce qui avait été le cas dans l’arrêt fondateur CE, sect., 19 oct. 1956, Sté Le Béton : Lebon, p. 375, dans lequel le Conseil d’État, qui n’emploie d’ailleurs pas le critère de l’« aménagement spécial », juge qu’« il est dans leur nature même de ne concourir que sous cette forme au fonctionnement de l’ensemble du port et qu’il résulte, d’autre part, de l’instruction que lesdits terrains ont fait l’objet d’installations destinées à les rendre propres à cet usage par leur raccordement aux voies fluviales ferrées ou routières dont l’aménagement et la liaison constituent le port ».
  • 17.
    CE, avis, 10 juin 2004, n° 370252, AFP : EDCE 2005, p. 184.
  • 18.
    CE, 18 oct. 2017, n° 408006, CROUS de Paris.
  • 19.
    CE, 11 mai 2015, n° 384957, Nrecaj.
  • 20.
    CE, 3 mars 1978, n° 6079 : Lebon, p. 116 : AJDA 1958, p. 581, concl. Labetoulle D.
  • 21.
    V. CGPPP, art. L. 2111-1.
  • 22.
    S’agissant d’un port de plaisance, v. CE, 3 févr. 2010, n° 330184, Cne de Cannes : Lebon T., p. 905 ; BJCP 2010, n° 70, p. 213, concl. Boulouis N. ; AJDA 2010, p. 1591, note Caille P.
  • 23.
    CE, 23 juin 1986, n° 68261, Muséum d’histoire naturelle : Lebon, p. 174.
  • 24.
    CE, 9 déc. 1988, n° 92211, Sté « Les téléphériques du massif du Mont-Blanc » : Lebon, p. 438.
  • 25.
    CE, 19 févr. 1982, n° 22888, SA Trouville balnéaire : Lebon T., p. 713.
  • 26.
    V. CE, 3 févr. 2010, n° 330184.
  • 27.
    CE, 22 sept. 2017, n° 407031, Naroun : Lebon T. ; JCP A 2017, n° 2281, concl. Victor R. Le Conseil d’État a jugé également, ce qui justifie la mention de cette décision au recueil, que les dispositions de l’article L. 412-6 du Code des procédures civiles d’exécution, qui prévoient un sursis aux mesures d’expulsion non exécutées à la date du 1er novembre de chaque année, si le relogement de l’intéressé n’est pas assuré, ne s’opposent pas au prononcé par le juge, même pendant la période dite de « trêve hivernale » mentionnée à cet article, d’une décision d’expulsion.
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